Une histoire de souvenir

Entre 300 et 400 personnes ont assisté à la cérémonie du 11 novembre à Nanton, en Alberta.
STEPHEN J. THORNE/LM

Un vent fort s’est vite levé sur la prairie albertaine dès la fin de la cérémonie du jour du Souvenir à Nanton. Plus de 10 673 aviateurs de bombardiers morts lors de la Seconde Guerre mondiale, aux noms gravés sur un mémorial en granit noir, ont pu reposer en paix : on ne décollerait pas ce jour-là.

De gros nuages noirs stagnaient au-dessus des pics enneigés des Rocheuses à quelques dizaines de kilomètres à l’ouest, tandis qu’un véritable enfer se déchainait à Nanton.

Les drapeaux d’apparat claquaient au garde-à-vous avant de s’incliner et de basculer, les couronnes virevoltaient sur la pelouse devant le cénotaphe de la ville comme des boules d’herbes mortes et, le long de l’autoroute 2 qui mène à Calgary 92 kilomètres plus au nord, des voitures déviaient sur le bas-côté tandis que des panneaux de signa-lisation se cassaient en deux.

Tout ce grabuge ne semblait pas troubler les 300 à 400 personnes pressées autour du ssoldat en marbre blanc érigé sur une base en granit grise, tel un ange gardien.Sur ce monument sont inscrits les noms de 25 hommes de la région qui ont péri lors de la Première Guerre mondiale, dont sept qui ont combattu sur la crête de Vimy, et ceux de 24 autres qui ont perdu la vie lors de la Seconde Guerre mondiale.

Après la cérémonie commémorative, beaucoup de gens ont marché jusqu’au mémorial du Bomber Command, longeant son mur et passant les noms en revue. Certains se sont aventurés dans le Musée du Bomber Command du Canada. Malgré le vent, d’autres se sont attardés au monument et sur les noms.

Parmi eux se trouvait David (dont le nom de famille ne sera pas mentionné) qui a montré le nom de Harry Llewellyn Davis à sa tante, Colleen Oshanek.

Andrew Mynarski, récipiendaire de la Croix de Victoria, fait partie des quelque 10 700 noms inscrits sur le monument commémoratif du Bomber Command du Canada.
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David montre le nom de Harry Davis à Colleen Oshanek (en bas à gauche). Les Calgariens Sam et Alexandra Dodd (en bas à droite) assistent à l’événement chaque année ; son grand-père, le lieutenant d’aviation Donald Sanders de Salter, en Saskatchewan, a piloté des bombardiers Halifax, Wellington et Lancaster.
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Le sous-officier breveté de 2e classe Davis, mitrailleur de queue d’un bombardier bimoteur Wellington HE 568 de la 420e Escadrille de l’ARC, était l’oncle de Mme Oshanek. Ce jeune agriculteur d’Acme, Alb., au nord-est de Calgary, a été porté disparu le jour de la naissance de celle-ci, le 1er juin 1943. Il avait 24 ans.

« Je ne l’ai jamais connu », confie Mme Oshanek, qui a entendu parler de son oncle Harry pendant toute son enfance en ignorant presque tout de son histoire.

Son avion était l’un des 20 Wellington qui avaient quitté la Royal Air Force Portreath de Cornwall, en Angleterre, pour gagner la nouvelle base de Ras El Maa, au Maroc. Ils devaient joindre la campagne de bombardement précédant l’invasion de la Sicile, de l’Italie continentale et d’iles aux mains de l’Axe.

L’Afrika Korps, ainsi que les forces de Panzer commandées par le Renard du désert, le Generalfeldmarshchall Erwin Rommel, venaient de s’incliner devant la 8e Armée du lieutenant-général Bernard Montgomery en Afrique du Nord. La campagne d’Europe allait commencer.

Deux des Wellington ne sont jamais arrivés, interceptés au-dessus du golfe de Gascogne par cinq appareils de combat lourds Ju 88 basés à Lorient, en France. L’avion de Davis fut abattu par l’oberleutnant Hermann Horstmann, chef de l’escadrille 13/KG 40 de la Luftwaffe. Il était 8 h 05.

Les sept personnes à bord du Wellington furent tuées, y compris deux membres d’équipe au sol qui profitaient du vol pour gagner la nouvelle base. En plus de Davis, il s’agissait du sergent de section Alexander Theodore Sodero, pilote âgé de 21 ans de Sydney, N.-É.; du lieutenant d’aviation George Henry Hubbell, navigateur de 32 ans d’Arnprior, Ont.; du lieutenant d’aviation William Robert King, viseur de lance-bombes de 22 ans de Kingston, Ont.; du lieutenant d’aviation Robert Spencer Hollowell, radiotélégraphiste et mitrailleur de bord de 24 ans de Wolseley, Sask.; et des deux membres d’équipe au sol, l’aviateur-chef Thomas Robert Brookes de 23 ans de Montréal et le caporal James Foster MacKenzie de 34 ans, de Red Deer, Alb.

J’ai vu l’artilleur arrière sauter, mais son parachute brulait aussi. Nous n’avons vu aucun survivant; seulement des débris.

Quelques minutes après, les Allemands attaquèrent un autre avion, le Wellington HE 961 piloté par Gordon Saunders McCulloch, lieutenant d’aviation de 29 ans qui venait d’Hamilton. Il y avait aussi à bord les quatre membres de son personnel navigant et deux membres d’équipe au sol.

Les couronnes ne manquaient pas pour la cérémonie de Nanton.
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Les membres de la section canadienne du Nam Knights Motorcycle Club ont déposé une couronne au nom des Canadiens qui ont servi dans les forces américaines au Vietnam.
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« J’ai dû cesser ma première attaque parce que l’avion ennemi faisait des manœuvres d’évitement et que je me suis retrouvé dans le champ de tir de la mitrailleuse de sa tourelle arrière », a rapporté l’unteroffizier Heinz Hommel, rottenlieger (ailier) de Horstmann.

« Une balle a atteint l’aile gauche de mon avion pendant le premier combat. Peu après, j’ai réussi à me placer en bonne position et j’ai attaqué droit devant d’en haut, et j’ai vu les coups de canon et de mitrailleuse toucher l’aile droite de l’avion ennemi, a déclaré Hommel. À 100 mètres de distance, j’ai vu de grandes flammes sortir de l’aile droite et prendre de l’ampleur.

Peu après, toute l’aile était en feu, puis elle s’est sectionnée. L’avion est tombé en vrille et a explosé en touchant l’eau. J’ai vu l’artilleur arrière sauter, mais son parachute brulait aussi. Nous n’avons vu aucun survivant; seulement des débris. »

En effet, les dépouilles des deux aviateurs et de leurs passagers n’ont jamais été retrouvées. Leurs noms sont inscrits sur le monument devant le musée de Nanton.

Ils sont aussi sur la liste du mémorial Runnymede, à l’ouest de Londres. On y trouve les noms de 20 450 aviateurs du Commonwealth, dont 3 050 Canadiens, dont la tombe est inconnue. Horstmann fut tué au combat au mois de décembre suivant; Hommel fut blessé quelques semaines avant la fin de la guerre.

Nanton se trouve au cœur de la région du Programme d’entrainement aérien du Commonwealth britannique, dont ont profité 131 500 aviateurs dans 107 écoles et 184 unités de soutien aux quatre coins du Canada.

L’École élémentaire de pilotage no 5 était à 28 kilomètres au nord de Nanton, à High River. À Vulcan, à 40 kilomètres à l’est, se trouvait l’école de pilotage militaire no 19, et au début, la Flying Instructor School no 2. L’École de pilotage militaire no 15 était située à Claresholm, à 40 kilomètres au sud. Elles faisaient partie d’une bonne douzaine des lieux d’instruction du programme qu’il y avait rien qu’en Alberta.

Pendant les années de guerre, de nombreux avions-écoles de couleur « jaune PEACB », pilotés par des recrues du Canada, de Grande-Bretagne, d’Australie et de Nouvelle-Zélande, passaient au-dessus des Prairies, et notamment de Nanton.

Dans son livre A Thousand Shall Fall (Mille tomberont, NDT), Murray Peden explique qu’il réservait des séances en solo en même temps que son ami Francis Plate, et qu’ils s’organisaient pour se rencontrer « au-dessus d’une ville dans le coin où on faisait de la voltige, souvent Nanton » et que « chacun s’efforçait de surpasser la performance de l’autre ».

La ville d’environ 2 200 habitants est nichée au milieu d’exploitations agricoles et de terres d’élevage vallonnées. La petite filiale de la Légion royale canadienne n’y compte que 39 membres, dont quelques vétérans du maintien de la paix du temps de la guerre froide. Ils ont 70 ans en moyenne et ont enterré leur dernier vétéran de la Seconde Guerre mondiale, un marin, il y a quelques années.

Bruce Beswick a piloté des Buffalo, des F-5 et des CF-18 au cours de sa carrière de 25 ans dans l’Aviation royale canadienne.
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La filiale de la Légion de Nanton, établie en 1919 lorsque l’organisation s’appelait Great War Veterans Association, n’a jamais eu son propre édifice. Actuellement, elle n’a pas de lieu à elle. Les réunions ont toutefois lieu une fois par mois au Town & Country Kozy Korner, le centre pour ainés qui jouxte le musée.

« Le jour du Souvenir a fait notre réputation », souligne Marylou Slumskie, secrétaire-trésorière de la filiale, fille d’un vétéran de la Seconde Guerre mondiale et nièce d’un autre, qui est lui-même trésorier du Kozy Korner. « La ville compte sur nous pour sa planification, son organisation et son déroulement.

Le Musée du Bomber Command nous a généreusement permis de former les rangs ici, de nous rassembler et de nous préparer avant d’aller au cénotaphe. »

A mom and her children huddle against the prairie wind.
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En fait, les membres de la Légion sont très bien intégrés au musée et à ses activités. Ainsi, ils tiennent un stand aux évènements habituels où ils exposent l’un des 17 derniers bombardiers Avro Lancaster au monde : deux peuvent encore voler, mais pas celui-là. Toutefois, ses quatre moteurs Rolls-Royce Merlin qui fonctionnent encore sont d’une extrême rareté.

« Le jour du Souvenir a fait notre réputation », souligne Marylou Slumskie, secrétaire-trésorière de la filiale, fille d’un vétéran de la Seconde Guerre mondiale et nièce d’un autre.

Au contraire des Lancaster qui volent encore, celui de Nanton a gardé sa configuration intérieure du temps de guerre, avec un poste de radio-télégraphie, un habitacle à un seul siège et d’autres détails.

L’avion porte les marques FM 159 (F2-T) du commandant d’aviation Ian Bazalgette, Calgarien à qui fut décernée la Croix de Victoria de façon posthume. Il est décédé le 4 aout 1944 en faisant atterrir son avion endommagé, mais il a sauvé deux des membres de son équipage blessés.

Karl Kjarsgaard, époux de Mme Slumskie et conservateur du musée, dit de la filiale de la Légion que c’est « le bras droit » du musée.

Brian Stapley, président de la filiale, mais aussi plombier, monteur d’installations au gaz et monteur de conduites de vapeur à la retraite, et ancien président du Kozy Korner, habite à Nanton depuis toujours. Et il en allait de même pour son père, Lawrence, sapeur de combat pendant la Seconde Guerre mondiale. Sa mère était une épouse de guerre. Les deux étaient membres de la Légion.

Comment réussissaient-ils à garder la filiale ouverte? « Avec beaucoup de peine », avoue M. Stapley.

Dans le cimetière local gisent 215 anciens combattants. Chaque année, les élèves de 9e année de la localité aident les légionnaires à mettre une croix blanche et un coquelicot à côté de chacune des pierres tombales. Le plus vieux des caveaux est le lieu de repos de Hans Henry Anderson, vétéran de la guerre hispano-américaine de 1898. Ni les Américains ni le fonds Last Post ne lui ont procuré de stèle, alors la Légion lui en a acheté une en utilisant des fonds de son casino.

La Légion a ajouté des plaques de GRC, de maintien de la paix et d’Afghanistan à celles des guerres mondiales et de la guerre de Corée qui s’y trouvaient déjà. En 2017, lors du 100e anniversaire de la plus fameuse des batailles du Canada, les légionnaires de Nanton ont dévoilé un banc commémoratif de Vimy près du cénotaphe. Et il y a neuf ans, ils ont acquis un jeune arbre descendant d’un des célèbres chênes de Vimy et l’ont planté près du monument.

« Il peine dans le climat albertain, mais il s’accroche, » a souligné Mme Slumskie.

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