Terre-Neuve a-t-elle bien fait de se joindre à la confédération?

Les Terre-Neuviens qui ont voté pour la confédération lors des référendums de 1948 l’ont fait pour des raisons pragmatiques. Le pays, surtout la partie au-delà de la péninsule d’Avalon, était indigent, isolé, livré aux caprices de l’industrie de la pêche. La plupart de ses habitants n’avaient jamais mis les pieds au Canada ni rencontré quelqu’un qui y était allé. Ils ne pouvaient pas ressentir de patriotisme pour un pays qu’ils ne connaissaient pas. Toujours est-il qu’ils votèrent pour le Canada, parce qu’ainsi, comme le leur expliquait Joey Smallwood, ils pourraient avoir un peu plus d’argent grâce aux programmes d’aide sociale du Canada, dont l’allocation familiale qui était versée pour chaque enfant. La plupart de ceux qui, à ces mêmes référendums, votaient pour un retour à l’indépendance le faisaient pour des raisons patriotiques. On peut se sentir patriote d’un pays où on a vécu toute sa vie. On peut aimer un tel pays tout en ayant conscience de ses limitations géographiques. On peut légitimement s’y sentir chez soi. Si vous habitiez à l’époque dans la partie la plus prospère de Terre-Neuve, le sacrifice potentiel était bien moindre que celui de vos compatriotes isolés. Il était donc normal pour la grande majorité des gens de St. John’s de voter pour un retour à l’indépendance.

Bien d’autres facteurs entraient en jeu dans les référendums, mais je dirais qu’il s’agissait d’un choix entre le patriotisme et le pragmatisme, et le pragmatisme l’emporta, de peu.

Cependant, on ne peut que répondre par l’affirmative à la question « Terre-Neuve se porterait-elle mieux si elle ne s’était pas jointe au Canada? ».

Depuis qu’elle s’est jointe au Canada, Terre-Neuve est deve-nue la province la plus pauvre de la fédération, et l’a toujours été, excepté durant une petite vague de prospérité où le pétrole se vendait à plus de 100 $ le baril. Si l’on totalise le nombre de chômeurs, les gens qui ne cherchent plus d’emploi et les personnes qui vivent de l’aide sociale, le vrai taux de chômage de Terre-Neuve atteint presque celui des pays du tiers monde. Son hydroélectricité, provenant surtout du Labrador, enrichit le Québec et remplit les coffres du gouvernement fédéral, mais ne rapporte presque rien à Terre-Neuve, dans le cas des projets hydroélectriques de Churchill Falls et de Muskrat Falls. Même en ce qui concerne le pétrole, Terre-Neuve a dû négocier pieds et poings liés parce qu’elle fait partie du Canada. Dans un endroit aussi pauvre que Terre-Neuve l’a habituellement été, il n’y a qu’un seul moyen, semble-t-il, de réaliser un mégaprojet : donner la ressource naturelle (hydro, pétrole) à quelque pays ou entreprise étrangère capable de l’exploiter en échange d’emplois de courte durée pour la construction de l’infrastructure.

Comment Terre-Neuve s’en est-elle tirée? La province a une dette de plus de 12 milliards de dollars, un déficit annuel de presque 2 milliards de dollars et un versement annuel d’intérêts qui gonflera la dette à plus de 20 milliards de dollars d’ici cinq ans : un montant intenable. Sans une nouvelle hausse du prix du pétrole, une faillite de plus est pratiquement certaine.

Si Terre-Neuve était indépendante, l’industrie morutière, ressource durable non polluante, aurait été gérée par les Terre-Neuviens, pas par les politiciens, scientifiques et fonctionnaires fédéraux qui ont permis aux chalutiers congélateurs étrangers de détruire les stocks de morue du Nord.

Une Terre-Neuve indépendante aurait une pêche viable. Elle ne serait pas riche, peut-être pas aussi aisée que le sont les provinces intérieures, mais c’est bien pire dans la province confédérée d’aujourd’hui. Une Terre-Neuve indépendante ne serait pas obligée de mendier sa pitance aux fédéraux et aux entreprises étrangères. Une Terre-Neuve indépendante ne serait pas obligée de supporter la raillerie, le mépris, la condescendance et l’intolérance du terme « Newfie ».

 

La Confédération. Moi non plus je ne l’aime pas. Mais elle a quand même des avantages.

J’habite à Toronto maintenant, mais j’ai grandi à Terre-Neuve. Quand j’étais petit, mes voisins étaient un vieux couple du nom de Shears. M. Shears, né en 1909, travaillait à l’usine de papier. Il avait choisi la vie d’un employé ayant droit à une pension plutôt que la périlleuse vie de pêcheur. Il était terre-neuvien quand il est entré à l’usine, canadien quand il en est ressorti. Et à un mur du sous-sol, il avait accroché un drapeau canadien et un Union Jack l’un à côté de l’autre.

Ici, à Toronto, il y a une maison devant laquelle je passe en prome-nant mon chien. Dans la véranda est affiché un drapeau rose, blanc et vert de Terre-Neuve. Le drapeau officiel de la province comporte une flèche jaune qui représente assez bien sa situation modeste. Mais ce tricolore officieux, lui, possède toute la confiance d’une nation.

Je ne dirai rien sur l’assurance sociale, les pensions, les perspectives professionnelles, l’éducation, ni sur les paiements de transfert, les boissons gazeuses ou les incidences de la religion. Oublions à quel point nous nous insurgeons contre la situation de nos Béothuks et sommes frustrés du malheur des Innus du Labrador. Ne nous penchons pas sur les pouvoirs et les obligations inscrits dans les conditions de l’union que Ches Crosbie refusa de signer ni sur les effets de la pêche à la morue que son fils John a fermée. Je suis en faveur de la confédération parce que bâtir un pays, c’est une notion que l’on met trop souvent en exergue. La seule raison d’être du Canada, le pays le moins nationaliste du monde, c’est de partager les risques d’une économie capitaliste au bord d’un continent. Si nous étions indépendants, nos politiciens auraient vendu le Labrador au plus offrant, c’est sûr.

Je suis régionaliste. Je crois qu’on peut aimer une montagne, un lac ou une rivière. Une île : oui, on l’aime. Mais un continent ne sera jamais aimé de la manière dont on aime une colline. La confédération ne dilue pas l’amour que l’on ressent pour une vallée. Elle empêche le retour à une culture à valeurs fixes. Ou au moins, elle le devrait.

Je suis pour l’idylle, et le territoire ne change pas, pas plus que ne changent les gens à cause d’un contrat. La confédération n’a pas écrasé ce qui fait des Terre-Neuviens des gens pleins de vie. Le roman de Percy James House of Hate commence ainsi « La haine est fille de la peur, et Saul Stone avait eu peur d’une chose ou d’une autre toutesa vie » (traduction). Les pressions de la faim, du désespoir et de la religion : voilà ce qu’a atténué la confédération.

J’accepterai, comme l’a accepté mon voisin M. Shears, le filet de sécurité que le Canada a bâti et la protection que le gouvernement fédéral confère contre les classes mercantiles, politiques ou religieuses qui mettent les gens dans des situations fâcheuses comme celle de Saul Stone.

Il y a un arpent de terre dans l’esprit de chaque Terre-Neuvien. Cet arpent imaginaire, c’est Terre-Neuve. Et je prends fait et cause pour la nation indépendante de l’esprit : une fantaisie bucolique ne manque pas obligatoirement de vrai. Cultivons nos jardins imaginaires, faisons des reproches aux penseurs politiques qui confondent rêve et réalité, profitons de la chance d’avoir des frontières tout en étant assez généreux pour offrir au Canada et au monde l’excédent que nous générons en gagnant notre vie.

Cajolons nos âmes grâce à la joie de vivre spirituelle concrétisée dans un espace physique, célébrons nos liens, que ce soit ceux de la langue, de l’amour ou du temps passé sur la côte est de cette terre glacée et balayée par les vents qui nous sourit.


Wayne Johnston est né et a grandi à Goulds, T.-N.-L. Il est l’auteur de plusieurs romans, dont The Divine Ryans, Baltimore’s Mansion, The Colony of Unrequited Dreams et The Navigator of New York.

Michael Winter a quitté l’Angleterre pour Terre-Neuve avec sa famille quand il avait trois ans, puis il s’est installé à Corner Brook. Ses romans comprennent This All Happened, The Big Why, The Death of Donna Whalen et Minister Without Portfolio.

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