Lorsque Carol Kozinski s’est présentée au bureau de recrutement des Forces armées canadiennes en 1981, on lui a demandé quel métier l’intéressait.
Elle avait alors 20 ans et avait travaillé sur des plates-formes pétrolières en mer, et elle répondit qu’elle voulait être mécanicienne.
« Vous êtes trop jolie, lui dit-on, pour être mécanicienne. »
Kozinski, qui a 55 ans aujourd’hui et qui n’est plus militaire, nous a demandé de ne pas mentionner son vrai nom pour le présent article afin de protéger son travail sous contrat. Elle a été technicienne en entretien et en réparation dans les FAC pendant 35 ans et a travaillé sur pratiquement tout ce qui vole, du Sea King au CF-18 Hornet.
Elle a vu bien des changements depuis les jours où les affiches de Playboy ornaient toutes les armoires à outils, mais elle ne croit pas qu’il y en ait eu suffisamment pour modifier sensiblement la composition de ce qui est encore aujourd’hui un domaine fortement dominé par les hommes.
Le général Jonathan Vance, chef d’état-major de la défense, a promis d’augmenter la proportion de femmes dans le militaire, qui est actuellement de 14 %, d’un pour cent par année jusqu’à ce qu’elle atteigne 25 %. Cependant, lorsqu’on lui demande ce qu’elle en pense, Kozinski répond tout de go que ce but n’est pas réaliste.
« Si l’on vise 25 % de femmes dans l’armée, dit-elle, ma question, c’est de quels métiers s’agit-il? Et comment va-t-on attirer la nouvelle génération avec de vieux équipements? Et quelles missions y aura-t-il? Parce qu’il faut leur offrir quelque chose à viser. Comment va-t-on en avoir 25 % sans rien leur offrir comme carotte? »
Le vérificateur général, Michael Ferguson, a rapporté en novembre qu’atteindre l’objectif visé nécessitait d’accroître fortement le recrutement de femmes, mais note que les FAC n’ont mis en place aucune mesure spéciale d’équité en matière d’emploi.
À peu près la moitié des militaires canadiennes appartiennent à six professions, celles des commis de soutien à la gestion des ressources, des techniciens en approvisionnement, des officiers de la logistique, des techniciens médicaux, des infirmiers et des cuisiniers.
« Il est difficile d’attirer, de sélectionner, de former et de garder davantage de femmes dans les Forces armées canadiennes sans mettre en place des mesures d’équité d’emploi spéciales », a déclaré M. Ferguson.
Sans oublier non plus la manière dont sont traitées les femmes dans les forces canadiennes. L’inconduite sexuelle notamment, a été mise en relief dans de nombreux rapports.
Le plus récent, celui que Statistique Canada a publié à l’automne, dit que les mauvais comportements sexuels sont encore relativement répandus parmi les soldats, les marins et le personnel de l’aviation du pays malgré les efforts déployés pour les éradiquer.
Statistique Canada a constaté lors d’un sondage de 43 000 militaires que 960 d’entre eux, c’est-à-dire 1,7 %, avaient rapporté avoir été victime d’agression sexuelle pendant les 12 mois précédents, soit au travail, soit commise par des militaires, des employés ou des entrepreneurs de la Défense.
C’est presque le double du pourcentage parmi les travailleurs dans la population générale (0,9 %) au cours de la même période, et le sondage général n’était pas restreint aux agressions sexuelles au travail ou par des collègues. Celui des Forces ne comprenait pas le personnel civil ni les réservistes.
Les résultats, bien qu’ils ne fussent pas surprenants, ont mis Vance en colère, et il s’est engagé à faire de la lutte contre l’inconduite sexuelle une des priorités de son mandat. « J’ai signifié à tous les membres des Forces armées canadiennes
que ce comportement devait cesser, dit Vance. Mes ordres étaient clairs. Mes attentes étaient claires. Et ceux qui choisissent ou qui ont choisi de ne pas obtempérer en subiront les conséquences. »
Les chiffres publiés suivaient de près l’important rapport de l’ancienne juge de la Cour suprême Marie Deschamps, qui a dit en 2015 qu’il existait une culture sexualisée sous-jacente dans les FAC qui, si l’on ne s’en occupait pas, pourrait mener à d’autres cas graves de harcèlement sexuel ou d’agression sexuelle.
Par conséquent, l’un des premiers actes de Vance en tant que CEMD a été de lancer l’opération Honneur, une stratégie exhaustive visant l’élimination du problème. Elle a recueilli le « soutien sans équivoque » de sa direction.
« Toute forme de comportement sexuel abusif et inapproprié constitue une menace pour le moral et la disponibilité opérationnelle des FAC, érode le bon ordre et la discipline, va à l’encontre des valeurs rattachées au métier des armes et aux principes d’éthique du ministère de la Défense nationale (MDN) et des FAC, et constitue une transgression, disait-il alors. Je ne permettrai pas les comportements sexuels abusifs et inappropriés au sein de notre organisation, et j’entends tenir tous les dirigeants des FAC responsables des manquements qui permettent que de telles situations se reproduisent. »
Toutefois, Kozinski dit que, vu le roulement de personnel aux échelons supérieurs des FAC, il est difficile de faire quoi que ce soit de constructif pour résoudre un problème si grave qu’il ne nécessite rien de moins qu’un changement de culture.
« Les officiers ne restent à leur poste que pendant trois ans, dit-elle. Comment peut-on accomplir quoi que ce soit? C’est juste assez de temps pour accomplir une seule chose. Le facteur principal, peu importe comment on voit les choses, c’est qu’ils ne sont là que pendant trois ans. »
« Il faut un soutien; il faut l’appui du gouvernement. Au bout de trois ans, on est remplacé. »
Les chiffres suggèrent que l’opération Honneur a inspiré une confiance plutôt mitigée chez les militaires. Bien que 98 % des militaires réguliers aient dit à Statistique Canada qu’ils étaient au courant de la consigne, un tiers d’entre eux seulement ont dit croire qu’elle serait très ou extrêmement efficace, 37 % jugeaient qu’elle serait modérément efficace et 30 % pensaient qu’elle ne serait que peu ou pas du tout efficace.
L’ombudsman militaire, Gary Walbourne, a déclaré que les résultats du rapport sont « extrêmement troublants » et qu’ils « reflètent les plaintes reçues par son bureau au cours des 18 derniers mois. »
« Bien que je sois toujours optimiste quant à la démarche adoptée […] je crois qu’il faut faire mieux : le succès de l’opération Honneur en dépend », dit Walbourne.
En effet, le sondage de Statistique Canada suggère que bon nombre de militaires semblent toujours ignorer le problème de la violence sexuelle, définie par l’agence comme étant des attouchements sexuels non désirés, agressions sexuelles avec violence, ou activités sexuelles auxquelles la victime ne peut consentir.
Parmi les personnes interrogées 36 % seulement des hommes et la moitié des femmes ont dit qu’ils trouvaient que le comportement sexuel déplacé était un problème dans le militaire, malgré l’insistance de Vance en août 2015.
Kozinski dit qu’elle a été victime de comportements sexuels indésirables à plusieurs reprises au cours de sa carrière de 35 ans, dont un pilote qui l’a embrassée de force (« Je lui ai communiqué très clairement que je n’étais pas du tout d’accord et je suis sortie de l’avion »), mais tout de même, elle pense que le problème est exagéré.
Elle dit connaitre personnel-lement une femme qui a subi une agression sexuelle pendant qu’elle était dans les FAC. Le militaire, dit-elle, est « une proie facile » dont les failles attirent une attention disproportionnée.
La contre-amirale Jennifer Bennett qui dirige l’équipe d’intervention en cas d’inconduite sexuelle dit que la cour martiale a été saisie de cinq cas d’agression sexuelle entre janvier et novembre 2016, aboutissant à quatre déclarations de culpabilité et à deux emprisonnements.
Trente autres militaires ont été déchus de leur commandement ou destitués de leur poste de surveillant pour cause de comportement inapproprié, et neuf autres ont été blâmés, ont reçu une amende ou ont été punis après procès sommaire. Un a été renvoyé du militaire.
Dix-huit mois après les constatations de Deschamps, un rapport d’étape militaire disait que deux des 10 recommandations de la juge retraitée avaient été mises en œuvre.
Les autres étaient encore à l’étude.
« L’attention accordée à l’opération Honneur est pratiquement inégalée dans l’histoire moderne des Forces armées canadiennes », lit-on dans le rapport publié en septembre. « Il y a encore beaucoup de travail à faire au cours des années à venir. »
« Changer une culture, cela n’arrive pas du jour au lendemain. »
Comments are closed.