« C’est là que le sang coule le long de la lame, dit le vieux soldat en montrant une longue rainure dans son épée rouillée. Quand on va-t-en guerre, on nous dit toujours qu’il faut aller à l’assaut… il faut aller les tuer. Aaaaaarrrhhh! En’ouai! »
Après cette courte explication, le vétéran de la Seconde Guerre mondiale Leon Watts pare et se fend; il danse sur son plancher de contreplaqué comme un vieux mousquetaire.
Watts est un des nombreux vétérans antillais des South Caribbean Forces qui ont répondu à l’appel lorsque la Grande-Bretagne a eu besoin d’eux aux deux guerres mondiales. Après l’indépendance de leurs pays, beaucoup de ces anciens combattants n’ont guère reçu d’aide de leur gouvernement, et certains pas du tout, et comme ils ne sont plus citoyens britanniques, ils doivent se débrouiller tout seuls. Le but de la Ligue royale des anciens combattants du Commonwealth (LRACC), créée en 1921, est clair : fournir un repas par jour à chaque ancien combattant dans le besoin, et aller les voir aussi souvent que possible.
Le Canada est membre fondateur de la LRACC, les autres étant la Grande-Bretagne, l’Australie, la Nouvelle-Zélande et l’Afrique du Sud. En 1966, la Légion royale canadienne (LRC) a assumé la responsabilité des soins aux anciens combattants antillais et à leurs veuves. Et les légionnaires de tous les coins du pays contribuent généreusement et loyalement. Au cours des cinq dernières années, les légionnaires ont donné 1 276 283 $ et ils ont donné 315 856 $ rien qu’en 2012.
La Barbade, ile la plus orientale des Antilles, a une surface de 430 kilomètres carrés et une côte de 97 kilomètres. Elle a la forme de l’Afrique à l’envers, ce même continent d’où sont venus la plupart des ancêtres des habitants actuels. La population de cette belle ile s’élève à presque 290 000 personnes, soit moins que le nombre de membres qu’a la LRC.
Un matin ensoleillé, celui du 17 janvier 2014, le président de la Direction nationale, Gordon Moore, a accompagné les délégués de sept des 15 pays antillais et les représentants de l’Angleterre à la Main Guard, à Bridgetown (Barbade), garnison de la colonie britannique en briques rouges bâtie en 1789. Les délégués, reposés de la séance d’accueil de la veille au soir, se sont mis au travail. C’est la toute première réunion régionale, et la LRC est venue discuter de la manière de procéder avant de faire son rapport aux légionnaires sur la distribution et l’utilisation des fonds.
Moore souhaite la bienvenue au groupe et parle des objectifs de cette réunion et de l’avenir de la LRACC. « La distribution du soutien de la LRACC sera réduite car le nombre d’anciens militaires d’avant l’indépendance, hommes et femmes, ainsi que des veuves, diminue à cause de leur trépas. » Mais le réseau que la LRACC a mis sur pied il y a plus de 90 ans est encore inestimable pour la distribution des fonds aux gens qui en ont besoin. Les organisations de service, dont beaucoup sont militaires, qui désirent faire un don aux anciens combattants qui se trouvent dans des endroits difficiles d’accès peuvent tirer parti de ces intermédiaires. On s’attend à ce que ce soit là la plus grande partie du travail de la Ligue au cours des cinq prochaines années. La LRC sert aussi d’organisme central de coordination aux Antilles.
Le matin du dimanche 19 janvier, les délégués assistent à une cérémonie du souvenir au Barbados Military Cemetery. Assis sous d’anciens arbres noueux et tortueux, parmi les pierres tombales à couleur d’ossements, ils baissent la tête et se souviennent de ceux qui sont morts, et de la raison pour laquelle la LRACC a été créée. La LRC dépose la première couronne; elle est ensuite imitée par des personnes de tous les pays représentés, ainsi que par le capitaine Lance Gill, vérificateur du bienêtre à la LRACC et par Brian Watkins, président du Comité directeur de la LRACC.
Les délégués retournent aux séances de travail en après-midi. La plupart des pays répondent de façon générale aux attentes relatives à leurs responsabilités, mais c’est à la Direction nationale de la LRC que revient le soin d’assurer un suivi serré. Si les demandes n’étaient pas renouvelées chaque année, on n’enverrait pas de fonds. Mais les iles n’ont pas toutes besoin de subventions de bienêtre pour leurs anciens combattants ou n’en acceptent pas; la Barbade en est un exemple, comme la Jamaïque, les iles Caïman et les Turks et Caicos. À la place, la LRC fournit des fournitures du coquelicot gratuitement à ces pays pour les aider lors de leur collecte de fonds et de la sensibilisation pendant la période du souvenir.
La logistique concernant le transport et l’entreposage de ces fournitures est au centre de débats animés. La Barbade et la Jamaïque se proposent comme entrepôt des coquelicots prévus pour les autres iles, grâce à quoi la LRC économiserait le cout du transport annuel. La Barbade offre aussi d’aborder la garde côtière pour voir s’il est possible de faire livrer les fournitures aux autres gratuitement.
Les délégués se disent inquiets de la diminution du nombre d’adhérents, de ce que cela coute pour prendre soin de leurs anciens combattants et du manque d’aide et d’engagement de la part de certains de leurs gouvernements. Ils posent des questions précises à la LRC en ce qui concerne qui a le droit d’être membre de la Légion au Canada et qui a le droit d’utiliser les fonds du coquelicot. Moore offre de leur envoyer des renseignements sur les politiques et les lignes directrices de la LRC.
Gill donne des nouvelles d’Angleterre. L’année a été occupée à la LRACC, nombre de défis ayant été relevés rien qu’en remplissant le mandat fondamental qui est de fournir un repas par jour aux milliers d’anciens combattants aux quatre coins du monde et à leurs veuves. « Un repas par jour en Inde coute 120 £ par année (219 $ CAN), en Gambie, 80 £ (146 $ CAN) et en Somaliland, 100 £ (146 $ CAN) […] et les couts de la vie qui augmentent sans cesse affectent tous les pays que nous appuyons […]. »
Pour situer cela dans son contexte, les subventions en Inde se sont élevées à plus d’un million de dollars, alors qu’aux Antilles, la LRC appuie 119 anciens combattants qui reçoivent une subvention de 1 080 $ par année et 119 veuves qui reçoivent 540 $ par année. La LRC s’attend à dépenser 242 870 $ en subventions individuelles, médicales et administratives en 2014, et elle appuiera le foyer Curphey en Jamaïque et donnera des articles liés au coquelicot.
On s’est entendu à l’unanimité sur une nouvelle réunion en 2018, entre le congrès de 2016, prévu en Malaisie, et le congrès où l’on doit célébrer le 100e anniversaire de la LRACC, prévu à Cape Town, en Afrique du Sud, en 2020. Le seul point d’achoppement concernait l’endroit des Antilles où cette réunion aurait lieu. Bien que la Barbade acceptait de s’en faire l’hôtesse de nouveau, ses délégués semblaient enthousiastes de profiter de l’hospitalité d’un autre pays. Le délégué antiguais, Thomas Bell, surnommé Beresford, a accepté de se pencher sur la période de 2018.
Pour finir, les délégués se sont joints à Moore pour remercier la Barbade de sa gracieuse hospitalité. Ce dernier a insisté sur l’importance de la communication. « Nous pouvons transmettre ces renseignements aux adhérents de la Légion royale canadienne au Canada, car ils se préoccupent vraiment de vous tous, de vos anciens combattants et de vos veuves […] la Légion est une famille. Que Dieu vous garde tous. »
Après les séances de travail, quand les délégués étaient repartis, Lawrence Forde, surnommé Carl, président du Comité de bienfaisance de la Légion de la Barbade, a offert de prendre la route pour aller visiter deux vétérans de la Seconde Guerre mondiale. Dans bien des endroits, les routes étroites ont été creusées dans un corail gris poreux qui s’élevait à presque deux mètres de cha-que côté et surmontait les champs de canne à sucre qui servent à retenir les quelques centimètres de sol et à combattre l’érosion dans cette petite ile.
Leon Fitz Stanley Watts, ancien combattant maigre et nerveux de 91 ans, m’a reçue à sa barrière grillagée puis m’a guidée à travers les débris et les cages de chiens, de lapins et d’oiseaux jusqu’à sa petite maison dans la paroisse de St. Michael. « J’ai tout construit […]. Je cuisine ici; ça me rend heureux. Je mange de tout. C’est pour ça que j’ai vécu si longtemps », nous explique Watts en se glissant un crayon de menuiserie derrière l’oreille et indiquant d’un geste l’espace ouvert qu’il est en train de rénover.
« Je me suis engagé à 17 ans […] on s’occupait des camions […]. On avait des mitraillettes, on avait des canons. On devait passer à travers le gaz avant de partir ici […] un gars avait un masque à gaz et c’était vraiment terrible […] ce qu’on expire, on l’aspire […]. »
Bien qu’on l’ait fait monter à bord d’un navire en partance pour la guerre en 1943, ce dernier a dû faire demi-tour avant l’arrivée. Il regrette encore de n’être pas allé au combat. « Ça a été trop long, ça a été trop long; Hitler, on voulait le faire virer de bord […].
Je vais avoir 92 ans bientôt, mais c’est juste un chiffre. N’écoutez pas les gens qui disent qu’on devrait mourir à 92 ans, ou à 100. »
Watts déboutonne sa chemise de coton, en met les pans derrière lui dans sa culotte noire et gonfle la poitrine. Au milieu des jappements et des chants d’oiseaux, il lève les bras lentement et prend une pose de culturiste. Son conseil : tout est dans la façon de vivre. « Il vaut mieux donner que demander. » Il demande très peu et mène une vie indépendante. « Que j’aie tort ou raison, j’ai pas d’amis. Les seuls amis que j’ai, c’est les chiens et les oiseaux et les plantes. » Nous lui serrons la main peu après et disons au revoir à ce vieil ancien combattant qui retourne à sa menuiserie.
Nous reprenons ensuite la route pour nous rendre chez Joseph Nathaniel Bellamy dans la paroisse de St. George. Lui aussi est petit et maigre, et il est habillé proprement d’un polo blanc, une culotte à motif et une calotte noire translucide.
La cour à côté de sa maison est ombragée par un carambolier dont les fruits murs brillent au soleil d’après-midi comme des lanternes chinoises. Forde en cueille une dizaine avant que nous n’entrions chez lui. Le vieil ancien combattant s’assied à côté de moi sur son lit simple. « Il y a cinq ans que j’ai commencé à perdre la vue, commence-t-il par dire. J’ai un glaucome; j’ai essayé de le faire opérer, mais tout ce que le docteur m’a dit, c’est : “Je peux pas opérer tes yeux”. » Si je pouvais, j’aurais payé pour qu’on l’opère », c’est doublement tragique, car dans la majorité des cas de glaucome, la perte de la vue peut être jugulée s’il est soigné. « Il faut attendre que quelqu’un vienne vous amener ci et là, qu’il s’occupe de vous […]. Hier, j’ai prié […]. J’aimerais voir à nouveau, mon Père, promets-moi ça Seigneur […] que je verrai encore, que je verrai la face des gens. »
Les mains du vieil homme palpitent pendant qu’il parle, sur mes doigts, sur mes mains, mes poignets, mes genoux; comme des ailes de papillon qui battent contre ma peau; même le long de mon stylo et sur mon bloc-notes. Il me dit qu’il sait exactement combien pèse une femme rien qu’en palpant ses poignets et ses mains. « Vous pesez 130 livres », dit-il d’un ton triomphant, et tout à fait erronément.
Nous ne sommes plus très nombreux, savez-vous, poursuit-il. Je suis né le 1er jour du mois d’aout 1923 […]. J’ai commencé à travailler dans la plantation à 13 ans […]. J’étais très adroit […] j’ai eu un boulot à 12 sous par jour […]. »
Il n’y avait pas la radio à la plantation, alors tous les soirs 12 gars sortaient écouter les nouvelles et, en 1943, ils ne pouvaient plus attendre. « On a entendu dire qu’on se battait avec les Allemands et que les Anglais avaient une chance […] on a décidé qu’on irait s’engager dans l’armée et qu’on allait se battre pour notre roi et notre pays […]. Je suis le numéro six qu’on a sélectionné […]. »
On leur dit un vendredi qu’ils quitteraient la Barbade le lundi, le jour de son 20e anniversaire, et on leur conseilla aussi de se marier. « Si vous étiez marié, on vous donnait 21 shillings par semaine et on donnait 21 shillings par semaine à votre femme. Mais on ne donnait pas votre argent à votre mère, ni à votre père, ni à votre frère; ça vous appartenait […]. Alors vous deviez vous marier pour que le gouvernement s’occupe de votre famille […]. »
« J’aimais bien une fille, alors […]. J’ai donné quelques-uns de mes amis, et il y en a qui m’ont donné et tout ça; j’ai signé pour eux tous et ils ont signé tout pour moi. Personne n’a dormi avec sa femme cette nuit-là. On devait aller rejoindre notre unité. Le bateau devait venir pendant la nuit pour nous emmener à Trinité […]. »
« Mon numéro [matricule] était le JN3865, 1st Heavy Anti-Aircraft Troop (1re troupe de défense contre avions lourde, NDT), Pointe-à-Pierre, Trinité. Il fallait qu’on serve les DCA pendant la nuit […] un avion qui s’en venait à neuf milles, on avait un projecteur dessus et boum! Le projecteur était braqué et frappait l’avion à neuf milles de là, et il fallait que le pilote arrête. Le pilote devait abandonner. Le projecteur était si fort que, quand il atteignait l’avion, on pouvait pas voir où on allait […]. »
Bellamy n’est pas allé outre-mer. « Après trois ans, les soldats britanniques et alliés avaient tout sous contrôle et nos gars sont allés en Égypte pour prendre les choses en main. J’étais prêt à partir avec le groupe d’après, mais avant qu’on s’en aille, ça a été annulé. Ils avaient la guerre sous contrôle et les Allemands s’étaient rendus. »
L’occasion d’immigrer a été donnée aux hommes des services d’abord, et Bellamy avait besoin de travail. « Je suis allé en Floride […] le soleil était tellement chaud en Floride, oh là là, je pouvais pas rester sous le soleil de Floride où il faisait si chaud […] alors j’ai essayé de me faire transférer et je suis allé en Pennsylvanie […] ramasser des pommes et des pêches et gagner un peu d’argent là-bas. »
Les anciens combattants comme Watts et Bellamy sont la raison d’être de la LRACC, ce pour quoi la LRC soutient ces iles. Cette occasion d’aller voir les vieux soldats et d’entendre leurs histoires, cela revient à capter un passé en voie de disparition. « J’ai 91 ans maintenant, et je peux encore faire beaucoup de choses, là. Je suis encore en forme, physiquement, dit Bellamy. Le Canada est un endroit où je ne suis jamais allé. Je préfèrerais qu’il y ait de la neige plutôt que trop de soleil […]. Des fois, quand il fait trop chaud, oh là là, on peut plus respirer. Je me dis souvent : s’il y avait de la neige. »
Au moment de repartir, Bellamy me dit que, la veille, il avait prié pour recevoir une visite. « Ma prière a été exaucée », dit-il en souriant de plaisir.
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