AFFECTATION AFGHANISTAN : LE VILLAGE DE LA MISE À MORT SALAVAT

Juste après l’aube, la compagnie Oscar met le cap au sud à travers champs et entre dans Salavat. [PHOTO : ADAM DAY]

Juste après l’aube, la compagnie Oscar met le cap au sud à travers champs et entre dans Salavat.
PHOTO : ADAM DAY

Il a eu un bel été. Il est fort, un bon combattant.

Il pourrait s’appeler Mirwais, ou Muhammad, ou peut-être même Zalmai. Il n’est pas originaire de Salavat, petite agglomération du centre du Panjwaii, mais il est Afghan et il est venu ici se battre contre les étrangers : nous.

Tôt le matin du 14 aout 2010, il court de par le dédale des allées de Salavat, s’apprêtant à prendre position pour tendre une embuscade. Il se penche en se déplaçant, de peur que sa tête ne dépasse les murs de terre battue. Il porte un shalwar kameez, le pyjama brun poussiéreux, dans lequel il a passé la nuit dans un champ avoisinant.

Les villageois le regardent traverser le village avec son équipe. Ils contemplent passivement le groupe ou se retirent dans leur maison de terre battue. Ils tiennent à rester à l’écart.

L’insurgé court vers le nord, peut-être un peu imprudemment, mais il est en colère et veut se venger : un de ses camarades vient d’être atteint d’une balle et il doit maintenant aller à son emplacement de tir. C’est un combattant important. Il porte une monstrueuse mitrailleuse Pulemyot Kalashnikova — la redoutable PKM russe — arme lourde à bande-chargeur capable de tirer des balles de gros calibre si vite que la précision n’a guère d’importance.

Il arrive. Il percute le petit mur en bordure de l’agglomération. Il sait que les étrangers se trouvent quelque part de l’autre côté. Il lance un appel avec sa radio de poche : « Je suis prêt. »

Il jette un coup d’œil furtif au-dessus du mur. À quelques centaines de mètres au nord, l’ennemi traverse un champ, à découvert, en direction de sa base. Il s’agit là de son chemin habituel.

Il lève son arme. Tout va comme prévu.

Ce qu’il ne sait pas, c’est qu’il est imbriqué dans le plan de quelqu’un d’autre.

Et ce plan, c’est de le tuer. Les balles sont déjà en chemin.

À Salavat, l’ennemi est aperçu NON loin en avant. [PHOTO : ADAM DAY]

À Salavat, l’ennemi est aperçu NON loin en avant.
PHOTO : ADAM DAY

UN COUP DE GÉNIE

Après la guerre du Vietnam, il y aurait eu un cocktail au cours duquel un général américain et un général français se seraient entretenus sur les nombreuses difficultés de la guerre terrestre en Asie du Sud-Est, des difficultés que le Français comprenait sans aucun doute car la France avait perdu une guerre au Vietnam peu de temps avant le début de la guerre américaine. L’Américain aurait raconté une longue histoire sur une initiative contrinsurrectionnelle qui donnait de bons résultats sur le terrain. Le général français aurait hoché la tête en signe d’approbation et dit : « Oui, ça marche peut-être en pratique, mais est-ce que ça marche en théorie? »

Cet été, la guerre en Afghanistan est un peu comme cela : à l’envers, sens dessus dessous, un tohu-bohu d’idées contradictoires sur la manière de procéder, mais aucune vraie façon de quantifier ce qui donne de bons résultats sur le terrain. Il faut dire qu’actuellement les théories ne manquent pas en Afghanistan. Toutefois, personne ne sait si elles fonctionnent. Il se peut qu’il y ait trop de théories, qu’elles soient erronées, que la capacité de les mettre en pratique fasse défaut, qu’elles fonctionnent bien mais très lentement, ou que l’Afghanistan résiste tout simplement à toute influence étrangère, quelles qu’en soient la force ou la finesse.

Ce n’est pas exactement de la confusion, mais il y a des incertitudes.

Pendant le stade le plus récent de la guerre — le stade de Barack Obama, pourrait-on dire — il y eut une impulsion venant du haut pour que tous les pays de l’OTAN qui combattent en Afghanistan exécutent un plan contrinsurrectionnel plutôt orthodoxe. Essentiellement, il fallait que l’infanterie s’introduise dans les villages pour protéger la population, d’où elle pourrait assurer la reconstruction. Pendant ce temps, les forces d’opérations spéciales s’activèrent intensément, menant des raids ingénieux et des opérations de suppression dans le but d’éliminer le cœur de l’insurrection. On insistait beaucoup qu’il ne fallait pas tuer d’Afghans innocents : moins de bombes, moins d’artillerie et bien moins de facilité à en arriver au point où les soldats de la coalition pouvaient ouvrir le feu.

C’était bien en théorie. Et cela avait déjà fonctionné, autrefois et ailleurs. Mais l’Afghanistan n’est pas comme les autres, pour ne pas dire plus difficile. Les choses ne s’y passent donc pas si bien.

Dans le stade d’après-Obama, la guerre de l’infanterie canadienne semble comprendre une chose en particulier : dans le district de Panjwaii, on traine en attendant que l’ennemi se montre, qu’il fasse quelque chose de mauvais (EEI, coups de feu au jugé, embuscades meurtrières). Ce n’est que si l’ennemi engage le combat que les Canadiens peuvent agir.

Ce n’est pas facile de tuer un insurgé, ni concrètement, ni licitement. C’est la menace qui plane réellement pendant la dernière partie de la guerre.

Non seulement les insurgés sont-ils difficiles à repérer, mais il faut que le danger auquel fait face un soldat canadien soit extrême avant qu’il ait le droit de faire feu. La question est délicate et il est interdit de discuter des règles d’engagement officielles, mais on peut dire sans craindre de se tromper que les soldats en ressentent fortement les contraintes. L’ennemi s’adapte rapidement et profite des règles. Dans bien des cas, les règles ont donné lieu à des absurdités qui feraient rougir un général français : des insurgés qui quittent l’endroit d’une embuscade en marchant à découvert, qui plantent des EEI impunément et qui exercent de la pression sur les civils ouvertement. Il s’agit de difficultés bizarres qui n’auraient rien de nouveau dans une bureaucratie, où la direction des activités est très éloignée du travail lui-même.

La plupart des gars qui trainent autour de Salavat vers la fin de l’été 2010 appartiennent au 8e Peloton de la compagnie Oscar du 3e Bataillon du Royal Canadian Regiment rattaché au 1er groupement tactique du RCR.

Le major Steve Brown, commandant de la compagnie, en a assez de trainer, d’attendre et du manque d’initiative. Il sait qu’il y a des insurgés à Salavat parce qu’ils éliminent peu à peu ses soldats et harcèlent les gens de la place, et il en a assez.

Brown n’est certainement pas un rebelle, mais il en a assez de la théorie : il a bien vu qu’elle ne fonctionne pas très bien. « On peut parler de “protéger les gens” tant qu’on veut, mais est-ce qu’on le fait vraiment? demande-t-il. À moins de placer un soldat armé à chaque coin de rue, je ne vois pas comment cette protection pourra se faire. »

Le problème, dit Brown, c’est que les villageois refusent d’aider les Canadiens à trouver l’ennemi, ou ne le peuvent pas. Et qu’en est-il des forces d’opérations spéciales? Elles sont occupées.

Brown allait devoir s’en occuper lui-même. C’est donc ce qu’il fait : il échafaude un plan ingénieux pour duper les insurgés. Et les tuer.

Il va transformer la ville de Salavat en un stand de tir de longue portée.

Son plan comporte bien des parties altérables. Et en plus d’être compliqué, il est dangereux : les Canadiens vont prendre des risques par exprès, servir d’appât. Mais c’est cela ou rien.Il ne suffit pas à Brown de se promener bruyamment en foulant les bombes ni d’attendre que l’ennemi agisse. « La leçon importante pour nous, et c’est toujours les déboires à ce propos, dit Brown, on s’attaque toujours aux armes, mais ce n’est pas nécessaire, on n’a pas besoin de les éliminer. Il faut tuer les insurgés. On veut que ces sacr–ents soient pétrifiés et terrifiés chaque fois qu’ils posent un EEI. »

Le 13 aout en fin d’après-midi, Brown rassemble les commandants de sa compagnie dans la roulote du quartier général pour leur faire part de son plan : ce soir, trois tireurs d’élite graviront Salavat Ghar — la montagne qui surplombe Salavat — puis, avant l’aube, Brown prendra la tête d’une patrouille qui tombera dans une embuscade de l’ennemi et, au moment même où un insurgé pointera une arme sur un Canadien, les tireurs d’élite lui mettront une balle dans la tête, d’une distance de 1 200 mètres.

« Demain, notre patrouille ne sera pas de tout repos, dit Brown à ses hommes. Nous voulons les détruire; nous voulons manœuvrer pour qu’ils se mettent où Six-Six-Alpha (les tireurs d’élite) pourront placer deux balles en plein centre. »

Culotté tout autant que rusé, il s’agit d’un plan comme je n’en ai jamais vu lors de mes cinq voyages en Afghanistan. C’est une opération spéciale, une exécution, une mission de mise à mort.

Brown regarde les soldats dans la salle. Ils semblent alertes, excités, peut-être un peu graves. Brown respire à fond. « Serrez-vous bien la veste », dit-il, puis il se tourne sur sa chaise vers son ordinateur.

La patrouille arrive à Karakolay. La montagne en arrière-plan est Salavat Ghar. Une équipe de tireurs d’élite canadiens s’est cachée dans les rochers quelque part là-haut. Quelques instants avant la prise de cette photo, elle a tiré SON premier coup de feu de la journée, qui a sifflé au-dessus des têtes de la patrouille et tué un insurgé dissimulé à quelques centaines de mètres devant nous. [PHOTO : ADAM DAY]

La patrouille arrive à Karakolay. La montagne en arrière-plan est Salavat Ghar. Une équipe de tireurs d’élite canadiens s’est cachée dans les rochers quelque part là-haut. Quelques instants avant la prise de cette photo, elle a tiré SON premier coup de feu de la journée, qui a sifflé au-dessus des têtes de la patrouille et tué un insurgé dissimulé à quelques centaines de mètres devant nous.
PHOTO : ADAM DAY

DANS L’OBSCURITÉ

Il fait encore noir à 4 h. Des dizaines de soldats canadiens se tiennent tranquillement devant les tentes, se préparant au combat. Ils boivent du café ou des boissons protéinées et vérifient leur équipement.

De l’autre côté du terrain de gravier, au-delà des barrières remplies de terre et des barbelés à lames, les gens de Salavat commencent à se lever. La lune brille. Dans le village, l’appel de l’imam à la prière du matin s’ébauche dans un haut-parleur crépitant. Sa voix se mêle aux sons des Canadiens : sangles velcro, moteurs au ralenti et, malgré le sérieux de ce qu’il va se passer, les plaisanteries et les taquineries incessantes des soldats entre eux.

Ces derniers sont venus de tous les coins de l’immense base — il s’agit de la base de patrouille Folad — et se sont mis en ligne devant le bunker du poste de commandement où l’adjudant Allen Veldman s’efforce de mettre de l’ordre pour pouvoir prendre le départ.

Il est actuellement responsable du peloton parce que le commandant régulier est en congé. Il doit s’assurer que tout se déroule tel que prévu.

Comme il me l’explique, la patrouille va suivre un chemin qu’elle a déjà suivi, à peu près, plusieurs fois. Elle va traverser la plaine à l’est, tourner au sud pour passer par Salavat, puis reprendre vers l’est jusqu’au village avoisinant de Karakolay; ensuite, elle se dirigera vers le nord et traversera de nouveau la plaine où l’embuscade devrait se produire. « L’ennemi prend des habitudes comme tout le monde, dit Veldman; c’est là qu’on est toujours pris pour cible, au retour. »

Le plan repose sur la nature prévisible des gestes de l’ennemi. Si ce dernier s’avérait imprévisible et décidait d’attaquer la patrouille avec des EEI, par exemple, plutôt qu’avec des fusils, tout tomberait à l’eau. Et s’il est imprévisible, les probabilités qu’il y ait du grabuge sont bien plus élevées que ce qu’on veut bien envisager si tôt le matin.

Quand Veldman est satisfait de la manière dont s’annoncent les choses et que tout le monde sait ce qu’il doit faire, Brown prend place à l’avant et la patrouille s’enfonce dans l’obscurité.

Juste après le premier homicide des tireurs d’élite, la patrouille entre dans Karakolay en s’attendant à de la résistance, mais c’est un groupe de gamins amicaux qui viennent à sa rencontre. [PHOTO : ADAM DAY]

Juste après le premier homicide des tireurs d’élite, la patrouille entre dans Karakolay en s’attendant à de la résistance, mais c’est un groupe de gamins amicaux qui viennent à sa rencontre.
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UNE MISE À MORT  RÉUSSIE

Le premier coup de feu du tireur d’élite effraie tout le monde et les soldats s’éparpillent parmi les herbes. C’était le son, surprenant, d’un fusil de très gros calibre qui tire si près que ça ébranle. Et c’est certainement l’homme qui a reçu la balle dans la poitrine qui est le plus surpris.

Karakolay a longtemps été source de problèmes pour la compagnie Oscar. Hameau à l’est de Salavat, il était pratiquement devenu zone interdite au début de l’été. Nakhonay, ancien bastion des insurgés, est situé tout juste au sud et on aurait dit que, depuis l’arrivée des Canadiens en force, quelques mois auparavant, tous les méchants se sont donné rendez-vous à Karakolay.

Au début, personne ne sait qui a tiré, ce qu’il se passe. Puis un soldat se tourne vers moi et dit : « c’était nous; on en a eu un ».

Les tireurs d’élite de Six-Six-Alpha avaient repéré un homme à quelques centaines de mètres devant la patrouille. Et ils lui ont tiré une balle dans la poitrine.

Des cris et un bavardage aigu nous parviennent après le coup de feu, on dirait presque qu’une épreuve sportive a lieu au village. Les ennemis font ce qu’ils peuvent pour emmener celui des leurs qui a été atteint.

La situation est étrange. On ne sait ce qu’il se passer. On croirait que l’ennemi commencerait à tirer; c’est ce à quoi s’attendent tout au moins la plupart des soldats.

Mais il ne le fait pas. À la place, Brown fait signe à la patrouille d’avancer. Nous faisons alors tous l’expérience du sentiment troublant d’arriver à un endroit où l’on vient de tirer sur quelqu’un.

En fin de compte, les villageois ne semblent pas s’en sou­cier. Les gamins saluent les soldats comme d’habitude et les hommes dévisagent ces derniers comme d’habitude : tout le monde agit comme si de rien n’était. « C’était très étrange, dira Brown par la suite. Mais quand on a engagé la conversation avec les gens, la réponse a été positive; les gamins étaient à l’extérieur et les fermiers aussi. Tous les gens de la place semblaient dire : “Ça, c’est entre eux (les insurgés) et vous, et je continue mon train-train quotidien.” »

C’était, dira Brown par la suite, une bonne mise à mort.

Tout avait convergé vers cela. Les Canadiens  savaient que l’ennemi avait pris position pour une embuscade NON loin devant eux. Ils allaient marcher à découvert pour POSER un piège aux insurgés. Ils devaient d’abord se préparer. Le détachement d’armes s’avance et prépare les armes lourdes. Deux hommes ont été envoyés courir jusqu’à une position avancée (bien qu’un seul soit visible sur la photo). [PHOTO : ADAM DAY]

Tout avait convergé vers cela. Les Canadiens savaient que l’ennemi avait pris position pour une embuscade NON loin devant eux. Ils allaient marcher à découvert pour POSER un piège aux insurgés. Ils devaient d’abord se préparer. Le détachement d’armes s’avance et prépare les armes lourdes. Deux hommes ont été envoyés courir jusqu’à une position avancée (bien qu’un seul soit visible sur la photo).
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ENCORE  UNE MISE À MORT

Après la première mise à mort, le rythme s’accélère. Il y a trop d’activités. Les Afghans montent sur les toits, on bavarde beaucoup à la radio et les tireurs d’élite voient que des gens se déplacent à couvert, mais ils ne sont sûrs de rien.

Les tireurs ne pourront avoir de vue surplombante tant que la patrouille ne sera pas retournée au nord, à l’endroit prévu pour l’embuscade. On se précipite donc pour s’y rendre.

Pendant presque une heure, les Canadiens sur le qui-vive courent dans tous les sens à travers les champs de vignes, sautent les murs de terre battue, se ruent le long des bermes d’irrigation et des allées étroites. L’ennemi est dans les environs et ils sont fous de rage.

La patrouille finit par se rassembler à découvert. Les tireurs d’élite ont transmis des renseignements certains. Des hommes armés se dirigent vers le nord.

La patrouille au complet s’est accroupie derrière un mur, les yeux sont fixés sur le champ devant elle. Les soldats savent que l’ennemi ne se trouve qu’à quelques centaines de mètres de là, prêt à tirer. Mais les tireurs d’élite ne peuvent pas faire feu tant qu’il n’y a pas de Canadien en danger. Ainsi, sur un geste de Brown, Veldman se lève et se dirige vers le champ, suivi par les éléments principaux de la patrouille.

Tout est calme.

À découvert, sachant qu’on est pris en cible, quand le tireur d’élite finit par tirer, on a l’impression qu’une éternité a passé. Deux coups de feu rapides et, avant même qu’on se soit jeté au sol, une autre mise à mort est annoncée à la radio. Le bon combattant portant un shalwar kameez brun est mort.

Les tireurs ont choisi l’insurgé qui avait la plus grosse arme, le PKM, et aussitôt qu’ils ont supprimé le mitrailleur, les autres méchants se rendent compte qu’il y a des tireurs d’élite derrière eux, en haut de Salavat Ghar, et ils se mettent mieux à l’abri. « Une bonne chasse; une vraie bonne chasse », dit Brown à Veldman de l’autre côté du champ.

« Je me suis senti un peu comme un lapin sur une piste de course de lévriers », répond Veldman.

« Je n’ai jamais aimé les combats équitables », dit Brown, et il réfléchit un instant. « Enfin, peut-être un peu plus équitable qu’avec les talibans. Mais si ces sacr–ents veulent se battre ouvertement, tant mieux. »

Brown questionne un des tireurs d’élite par la suite, à propos des tirs, pour savoir si l’on peut confirmer qu’il y a eu mort d’homme.

Tout ce que le tireur veut bien dire, en présence des médias, c’est que « le sacr–ent est mort, mon major ».

La patrouille avance dans le champ à découvert. Cette photo a été prise quelques instants avant la deuxième mise à mort du tireur d’élite. [PHOTO : ADAM DAY]

La patrouille avance dans le champ à découvert. Cette photo a été prise quelques instants avant la deuxième mise à mort du tireur d’élite.
PHOTO : ADAM DAY

POSTFACE :  CHAMP DE BATAILLE SALAVAT

À mon arrivée à la base de patrouille Folad, je ne savais pas vraiment où je m’étais rendu. On m’avait dit que c’était une nouvelle base de patrouille au milieu du district de Panjwaii.

Toutefois, j’ai reconnu l’endroit à l’atterrissage. Salavat : la petite agglomération où j’ai passé trois semaines en octobre 2009.

La base n’était alors qu’une petite fraction de ce qu’elle est maintenant. L’ancienne école, qui représentais auparavant la totalité de la position, n’est plus qu’une petite caserne de l’armée afghane dans un coin.

La base de patrouille Folad croît rapidement de tous côtés. Les gars disent pour plaisanter qu’ils vont étendre Folad jusqu’à la base d’opérations avancée Masum Ghar et faire de cette partie du Panjwaii une base canadienne géante. L’idée est cocasse, mais elle a peut-être du bon.

En 2009, Salavat était essentiellement paisible. Ce n’est plus le cas. Le premier jour que je passe à Folad, un EEI explose sur la route qui mène à la base, près du marché où les soldats canadiens achetaient des œufs l’an dernier.

Le marché est fermé.

Je dis à l’un des officiers qu’en octobre dernier, les gars de la dernière rotation faisaient leurs emplettes à Salavat et qu’ils ne portaient pas leur casque quand ils plaisantaient avec les gens de la place.

« Essayez de faire ça maintenant », dit-il en grognant.

Pour les Afghans de Salavat, l’état actuel de la sécurité serait plutôt la réalisation de leur pire cauchemar. En 2009, ils avaient toujours peur que la présence de la coalition dans leur bourg n’attire l’ennemi et ne transforme l’endroit en un champ de bataille.

Ce fut le cas.

Lors de mon dernier jour à Folad, les soldats de l’armée nationale afghane, en haut du poste d’observation russe avoisi­nant, passent 15 minutes à tirer sans cesse avec une mitrailleuse à bande sur Salavat et ils finissent par y lancer une grenade propulsée par fusée : quelqu’un aurait tiré quelques balles dans leur direction. Un des Canadiens qui montent donner un coup de main après la fusillade demande à un groupe de soldats afghans d’où venaient les coups de feu. Chacun montre une direction différente.

Vers la fin du mois d’aout, une énorme tempête de sable en provenance du désert du Régistan qui se trouve à quelques kilomètres au sud a soufflé sur Salavat pendant presque une semaine; en conséquence, tous les moyens de transport canadiens étaient arrêtés et, le plus grave, les vols de surveillance et les missions des drones aussi. C’était pour l’ennemi une excellente occasion d’aller planter des bombes.

En fin de compte, un seul convoi terrestre est organisé pour se rendre à Masum Ghar. Les Canadiens doivent toujours res­pecter la consigne de ne pas bouger, mais puisque les soldats afghans s’en vont, Brown croit qu’il vaut mieux les accompa­gner tout de suite pour ne pas être obligés de courir les chercher après qu’ils auront explosé.

En ce qui concerne les véhicules d’assaut légers (VAL), quand vous avez vu les vidéos au ralenti d’explosions qu’on montre, à l’arrivée, au terrain d’aviation de Kandahar, vous ne pouvez qu’être conscient que la manière dont vous vous placez déterminera la nature de vos difformités à venir. Si je mets les pieds à tel endroit, je risque de me donner un coup de pied dans les gencives en allant pulvériser mes jambes contre le toit blindé; comment je place les bras, comment je me sangle dans le harnais : tout peut avoir des conséquences effarantes. Pendant le cahotage à travers le Panjwaii, je n’arrête pas de réfléchir, à un niveau amateur avancé, à la dynamique des explosions; il y a tant de variables à analyser que je me sens soulagé quand on tombe finalement sur une bombe.

L’ennemi n’avait pas raté l’occasion. À portée de vue de la tour de garde de Folad, moins d’un kilomètre des barbelés de la base, le camion de l’armée afghane roule sur une bombe et explose devant notre VAL, résultant en un grand nombre de blessés. Qu’y a-t-il à rajouter? Brown et ses hommes réparent les dégâts et poursuivent leur chemin.

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