Juste à côté de la cour, dans la tanière de l’édifice de l’Est de la Colline parlementaire, se trouve le bureau à plafond élevé du brigadier-général à la retraite Gordon O’Connor qui est ministre de la Défense nationale du Canada.
M. O’Connor n’a pourtant pas l’occasion d’y passer beaucoup de temps. Cet homme de 67 ans, voyez-vous, est le premier ministre de la Défense nationale à superviser un conflit armé soutenu depuis la guerre de Corée. Il est aussi en train de dépenser plus de 17 milliards de dollars en achetant de nouveaux bateaux, aéronefs et camions, alors rien de surprenant qu’il se présente en retard à l’interview qu’il nous a accordée et qu’il soit obligé de partir en avance.
Pendant l’interview, O’Connor est aimable et d’un sourire facile, mais il n’est pas imperturbable. Il parle avec la cadence saccadée commune aux officiers des Forces canadiennes et, pendant qu’il répond aux questions, il jette fréquemment des coups d’oeil à un aide qui tourne près de lui. Il semble être sous pression.
Bien sûr, en tant qu’ancien officier de blindés qui a fait baisser les yeux aux soviétiques en Europe centrale, il a un peu l’habitude de la pression. C’est en Allemagne de l’Ouest, après tout, qu’il a été commandant des Royal Canadian Dragoons de 1978 à 1980, en plein milieu de la guerre froide. Il y a un officier subalterne du nom de Rick Hillier qui travaillait alors pour lui, et qui est maintenant chef d’état-major de la défense.
D’Allemagne, O’Connor est passé au quartier général de la Défense nationale à Ottawa où il a eu divers rôles à l’état-major. Ayant pris sa retraite en 1994, il a travaillé aux relations publiques pour Hill & Knowlton Canada et a été lobbyiste pour plusieurs sociétés de l’industrie de la défense, y compris General Dynamics et Airbus Military. Il a continué son travail de lobbyiste jusqu’en 2004, quand il a décidé de changer de carrière à nouveau. “J’ai décidé de devenir politicien à cause de l’état où se trouvait le militaire. Je n’étais pas du tout sérieusement intéressé à me lancer en politique jusqu’à il y a environ quatre ans. Mais j’avais vu l’aviation, l’armée et la marine décliner, alors j’ai décidé de réagir. J’ai adhéré à un parti politique.
“On m’a encouragé à poser ma candidature et j’ai été élu en 2004, et puis à nouveau en 2006. En 2004, j’étais critique officiel de l’Opposition en ce qui concerne la défense et en 2006 je suis ministre de la défense : on ne peut pas aller plus vite que ça.”
Depuis qu’il a été nommé au poste ministériel, en début 2006, O’Connor ne perd pas de temps à tenir sa promesse de reconstruire les forces. Lors d’une série de déclarations qui a fait le bonheur des militaires partout, O’Connor a révélé que le gouvernement a l’intention de dépenser 17,1 milliards de dollars pour de nouveaux équipement et services, y compris de nouveaux aéronefs de transport lourd de longue portée, de nouveaux navires de soutien, de nouveaux hélicoptères et de nouveaux camions. En plus, O’Connor a l’intention d’augmenter le nombre de soldats réguliers d’environ 13 000 et celui des réservistes d’au moins 10 000.
O’Connor apporte une nouvelle politique et un nouvel ensemble de priorités. La nouvelle politique, surnommée Le Canada d’abord, est basée principalement sur le maintien de la souveraineté du Canada et sert à renforcer la défense et la surveillance de l’Arctique, tout en coopérant considérablement avec les États-Unis à la défense continentale.
Les éléments principaux de ce plan ont été annoncés durant la campagne électorale. Ils comprennent : trois nouveaux brise-glaces avec environ 500 membres d’équipage qui doivent être basés à une nouvelle installation de radoubage en eau profonde, militaire et civile, près d’Iqaluit (Nunavut); un régiment aéroporté reconstitué qui doit être basé à la BFC Trenton et qui doit servir de force d’intervention d’urgence à travers l’Arctique; un centre hivernal de formation militaire dans le passage du Nord-Ouest ou près de là; et de nouveaux aéronefs de recherche et sauvetage à voilure fixe pour le 440e Escadron à Yellowknife. “Notre souveraineté est un des objectifs dont je désire m’occuper. Pour moi, c’est assez important et c’est pourquoi notre politique insiste beaucoup sur notre souveraineté dans le Nord. La glace fond dans le Nord et le passage du Nord-Ouest devient de plus en plus libre de glace chaque année, et bientôt il va y avoir des différends justiciables car les navires vont pouvoir emprunter le passage du Nord-Ouest pour aller d’Asie en Europe ou en Amérique du Nord”, dit O’Connor.
Le point central de la question dans le Nord ne concerne pas seulement la souveraineté territoriale, bien que ce soit là un problème également. Il s’agit plutôt de protéger le droit du Canada de faire valoir son contrôle juridique au passage du Nord-Ouest, qui pourrait être ouvert au transport maritime dans une vingtaine d’années. D’après des experts juridiques, chaque fois qu’un navire passe par le passage du Nord-Ouest sans demander la permission au Canada, nos droits juridiques sont érodés. Si nous n’avons pas de moyen de faire respecter l’acquiescement, cela affaiblit aussi notre position juridique. “Nous devons imposer notre souveraineté afin que les gens reconnaissent que lorsqu’ils arrivent dans le passage du Nord-Ouest, ils doivent nous demander la permission. Nous n’allons jamais refuser à qui que ce soit mais ils doivent obéir à nos lois”, dit O’Connor.
Depuis qu’il est devenu ministre, il y a des rumeurs de différends, à propos des points de vue et des priorités, entre son bureau et le chef d’état-major de la défense Rick Hillier. Il est tout à fait possible que le problème ait été exagéré, mais il semble qu’il y ait une divergence d’opinions et de priorités entre les deux vieux collègues.
Presque à partir du moment où Hillier est devenu chef d’état-major, en 2004, il essaie d’établir un nouveau rôle pour les Forces canadiennes en se basant sur une sorte de grande stratégie contemporaine qui cherche à limiter les dangers que pose le terrorisme international.
Ce nouveau rôle stratégique résulte d’un tas d’idées simples mais de grande portée : les militaires ne peuvent pas défendre leur nation contre les attaques de terroristes rien qu’en érigeant des barrières et en augmentant la sécurité transitaire. À la place, la prévention d’un autre 11 septembre va nécessiter des efforts concertés, dont le travail policier, la collecte de renseignements et, surtout, refuser aux terroristes l’utilisation d’états en déroute comme endroit où s’entraîner et comme zones de sécurité. C’est sur cette dernière tactique, l’apport de la loi et de la stabilité aux endroits désordonnés du monde, argumente Hillier, que devraient se concentrer les Forces canadiennes. Une grande partie des efforts actuels de transformation des forces est faite dans ce sens.
Bien qu’O’Connor louange quelque peu la vision d’Hillier, remarquant qu’il n’est pas en désaccord avec lui, il est clair que cette grande stratégie expéditionnaire n’est pas une priorité du nouveau gouvernement. “J’imagine que notre politique et notre approche englobent plus que ça. Je ne suis pas en désaccord avec quoi que ce soit qu’ait dit Hillier parce que, oui, ça fait partie de ce que nous voulons faire. Mais notre orientation est double : ici au pays et à l’étranger. Nous voulons bâtir nos capacités de protection de notre souveraineté et de notre sécurité ici au pays, mais nous voulons que les atouts que nous bâtissons soient assez flexibles pour qu’on puisse les utiliser à l’étranger, pour aider le monde quand il y a des états en déroute ou des désastres humanitaires, et ainsi de suite”, dit O’Connor. “Mais notre politique s’appelle Le Canada d’abord, et c’est bien de cela dont il s’agit : le Canada d’abord.”
D’après le professeur Douglas Bland, la lutte apparente entre les priorités fait simplement partie de la transition à un nouveau gouvernement. “Dans toutes mes études de tous les chefs, c’est une caractéristique commune, que les nouveaux ministres de la défense et les nouveaux chefs d’état-major de la défense passent une période où ils doivent délibérer pour arriver à un consensus à propos de ce qu’ils vont faire avec les ressources qu’ils ont à leur disposition. Et souvent cela va donner lieu à des étincelles et à de la friction, et même à une certaine acrimonie, mais en fin de compte c’est le son des rouages des affaires normales”, dit Bland, qui a servi dans les Forces canadiennes avec O’Connor avant d’occuper la chaire des études de la gestion de la défense à l’Université Queen’s de Kingston (Ont.).
Bien que la question ne soit pas résolue, à savoir s’il va y avoir assez de ressources et de soutien public pour développer le militaire autant que l’indiquent les promesses du début, il existe la possibilité que le gouvernement du Premier ministre Stephen Harper finance le militaire à un niveau qu’on ne connaît pas au Canada depuis plusieurs décennies. “Voici un point auquel les gens ne pensent pas. Les militaires au Canada sont tellement habitués aux contributions parcimonieuses des politiciens que quand un gouvernement dit que nous allons prendre une nouvelle voie, tout ce à quoi ils peuvent penser c’est qu’on va déconsidérer ce qu’ils ont fait auparavant. Ce qui surprend tout le monde, y compris le chef d’état-major de la défense, c’est que le gouvernement ait dit qu’on va entreprendre de nouvelles tâches et qu’il va y octroyer de nouveaux fonds. Alors tout à coup l’équation est chambardée”, dit Bland. “En fin de compte, ce que suggère O’Connor pour la défense du Canada ce sont des trucs plutôt minimes. Ça ne risque pas d’ôter à cette nation-ci la capacité de faire autre chose.”
Quant à lui, O’Connor n’a certainement pas oublié que les Forces canadiennes sont actuellement en train de faire autre chose, de se battre en Afghanistan, et que les troupiers canadiens sont constamment en danger. “Cela m’oriente certainement : ce dont les troupes ont besoin, là-bas, sur le terrain, je vais me battre pour le leur donner. Si elles ont besoin d’une formation spéciale, elles vont l’obtenir. Si elles ont besoin de davantage de protection, elles vont l’obtenir. Peu importe combien de millions cela va me coûter; si je peux protéger nos soldats pour qu’ils ne deviennent pas des victimes, je vais le faire.”
Bien qu’O’Connor préfère ne pas appeler l’opération en Afghanistan une ‘guerre’, disant plutôt que les batailles continues constituent un ‘conflit armé’, il est tout à fait conscient de l’enjeu de cette mission. “Le plan ultime de l’OTAN est de bâtir l’armée et la police afin qu’elles puissent fournir leur propre sécurité et, quand il y aura un gouvernement assez stable pour le faire, on plie bagage. Je veux dire, nous n’avons pas envie de rester là-bas à jamais.”
Bien qu’ O’Connor soit un des anciens soldats les plus hauts gradés à obtenir le poste de ministre de la défense, il n’est pas sûr que cela soit un avantage pour lui. En fait, il est difficile de savoir quoi penser d’O’Connor, qui est assailli par les critiques pratiquement de tous les côtés. Et cela n’arrive pas seulement à cause des politiciens et des médias, il y en a qui viennent de l’intérieur de la collectivité de la défense elle-même.
Depuis qu’O’Connor a obtenu son poste, les politiciens de l’opposition demandent comment quelqu’un aux antécédents de lobbyiste récents peut éviter les conflits d’intérêt en supervisant l’acquisition militaire. “Presque tous ces achats vont être octroyés à des sociétés qui ont payé le ministre pour qu’il les représente, ou elles vont y faire des offres, présentant bien clairement l’apparence de nombreux conflits potentiels”, dit le député libéral Denis Coderre lors d’un article du 27 juin 2006 qui a paru dans le site Web du Parti libéral. Coderre remarque qu’O’Connor a des liens avec au moins deux des premiers candidats aux contrats annoncés dernièrement à propos des navires d’approvisionnement et des camions. “Le refus du ministre de s’écarter risque de donner lieu à des années de retard et à des actions en justice de millions de dollars si les compagnies décident de s’adresser aux tribunaux à propos de la manière dont ces acquisitions sont structurées et dont les décisions sont prises.”
D’autres ont déclaré que le style technocratique d’O’Connor, et ses commentaires des fois présomptueux aliènent et insultent même les gens qui font partie de la collectivité de la défense.
O’Connor s’est rendu tristement célèbre pour la première fois suite à des commentaires qu’il a faits lorsqu’il était critique de la défense. Une de ses gaffes les plus mémorables est une déclaration à propos des dangers potentiels quand on continue de baser une escouade antiterroriste de la Force opérationnelle interarmées 2 à Dwyer Hill, juste à l’extérieur d’Ottawa. “Ce sont des gens grandement entraînés et cet entraînement concerne des aptitudes anti-sociales, dirais-je; ils sont entraînés à tuer de diverses manières”, dit O’Connor au comité de rédaction du journal Ottawa Citizen. “Je préfèrerais qu’ils soient sous une discipline de fer, dans une base militaire.”
Bien qu’O’Connor ait dit que les citations comme celle-là déforment son point de vue, une grande partie de la collectivité militaire s’est sentie insultée par ce commentaire qui semble sous-entendre que les membres de l’équipe ‘des étoiles’ des Forces canadiennes les plus rigoureusement sélectionnés et les plus entraînés sont un danger pour la collectivité qui les environne.
Des commentaires comme celui-là, et d’autres, ont donné lieu à des critiques plutôt âpres dans des endroits comme www.army.ca, un site virtuel pour les membres actuels et anciens des Forces canadiennes qui a plus de 10 000 membres enregistrés. On y présente généralement une gamme d’opinions ‘pour la défense’ et ses membres sont fréquemment cités dans les journaux comme le National Post. Lors d’une déclaration de 2005, un comité de rédaction formé de membres seniors du site décriait “les idées monumentalement bêtes d’O’Connor.”
D’un autre côté, il y a des gens qui croient qu’O’Connor convient vraiment très bien au poste de ministre. “Je pense qu’il y a un différend pour certaines personnes qui aimeraient que Gord se décrispe un peu, voyez-vous, qu’il raconte des histoires drôles ou quelque chose comme ça. Eh bien, Gord ne raconte pas d’histoire drôle, il est occupé”, dit Bland. “Alors il existe une certaine difficulté à propos de son style et de ses manières que d’autres officiers aux styles et manières différentes n’aiment pas. Mais il existe aussi un ressentiment chez des officiers supérieurs qui ont toujours soupçonné les officiers qui sont des penseurs plus ou moins indépendants, qui ne se sont pas mis au pas, qui parlent ouvertement de problèmes et d’idées. Gord est quelqu’un de ce genre.”
Le général des Forces canadiennes à la retraite Lou Cuppens, président du Comité de la défense de la Légion, reconnaît aussi qu’il y a eu des critiques à propos d’O’Connor, mais il insiste qu’en fin de compte les bonnes l’emportent sur les mauvaises. “À la Légion, notre point de vue est que tout ce qui nous intéresse vraiment c’est que les forces soient bien structurées, bien équipées et bien rémunérées. Et tout cela a été fait.”
“Le gars est très intellectuel, c’est quelqu’un de très attentionné, et tous les gens qui le connaissent se joindraient certainement à moi pour applaudir le Premier ministre Harper d’avoir choisi un individu si expérimenté et si dévoué pour occuper le poste de ministre de la défense.”
En fin de compte, le grand défi d’O’Connor pourrait ne pas être aussi simple que de reconstruire les Forces canadiennes ou défendre le passage du Nord-Ouest, bien que ces deux choses n’aient rien de facile. Il semble qu’on ait imposé à O’Connor la tâche de rapprocher deux rôles quelque peu distincts pour les Forces canadiennes : la vision expéditionnaire d’Hillier et les priorités du Canada d’abord du gouvernement Harper.
La réussite d’O’Connor dans cette mission dépendra de sa capacité à maintenir le flux d’argent et de ressources. Pour l’instant, il a réussi de manière exceptionnelle et s’il peut continuer, peut-être qu’à la fin tout le monde sera content. “J’ai toujours soutenu qu’il y a deux forces. Il y a la force actuelle et puis il y a la force à venir. Le chef d’état-major dirige principalement la force actuelle et la force à venir rapprochée de quelques années seulement. Le ministre, s’il n’est pas tout à fait étourdi, comme O’Connor, dirige la politique de défense du Canada et la force à venir”, dit Bland. “Alors il va très bien en tant que politicien car il réussit en ce qui concerne la reconstruction difficile et dispendieuse des forces armées malgré les objections d’autres personnes au cabinet.”