Le legs de Curtiss

Un hydravion à coque Curtiss HS-2L (à gauche) de la marine américaine sur la rampe de départ de la base américaine à Baker’s Point, passage Eastern
Musée de l’air de Shearwater (3)

« On m’a rapporté hier que l’apparition inattendue d’appareils du service aérien avait suscité un grand émoi. Nous n’avons eu aucune information sur leur ajout à la garnison. Je serais heureux d’en avoir, car la forteresse est dotée de défenses antiaériennes. Les demandes de renseignements de la population civile indiquent qu’elle s’attend à une annonce. »

La lettre du 25 aout 1918 aux
autorités navales de l’officier supérieur de la Citadelle d’Halifax  était claire : à moins d’un préavis indiquant qu’un aéronef allait survoler la ville, l’appareil pourrait être suspecté d’être un avion ennemi et être abattu.

Les aéronefs qui avaient surpris la population civile et militaire d’Halifax étaient deux hydravions à coque Curtiss HS-2L de la United States Navy (USN). Ils étaient basés à Baker’s Point, dans le passage Eastern, de l’autre côté du port d’Halifax.

Mais, que faisaient-ils là?

La préface de l’histoire des aéronefs de l’aéronavale américaine à Baker’s Point remonte aux débuts d’une campagne allemande contre le transport maritime pendant la Première Guerre mondiale. L’Allemagne avait commencé à utiliser des sous-marins à grande échelle, les « unterseebooten » comme on les appelait du côté allemand, ou les « U-boots » chez les Alliés. Les pertes de navires des Alliés augmentèrent de façon astronomique.

L’Allemagne mena en fait deux campagnes contre le transport maritime pendant la guerre. La première, de février à septembre 1915, eut beaucoup de succès : elle fit couler presque un million de tonnes de navires. Elle ne fut abandonnée qu’à cause du tollé aux États-Unis après le naufrage du paquebot britannique Lusitania le 7 mai 1915. Il y avait 128 Américains parmi les 1 200 morts.

Cependant, le 1er février 1917, le grand état-major allemand déclencha une autre campagne d’U-boots sans limites, car il estimait disposer de suffisamment de sous-marins pour obliger la Grande-Bretagne à capituler. Toutefois, pour le succès de la campagne, les U-boots devaient se montrer sans pitié contre les belligérants et les neutres, les bâtiments de guerre, les cargos et les paquebots, dans les eaux britanniques ou à desti-nation de la Grande-Bretagne. Les Allemands savaient fort bien qu’attaquer tous les navires risquait de faire entrer les États-Unis en guerre, mais c’était un risque qu’ils étaient prêts à courir.

Cette déclaration inquiéta considérablement le gouvernement du Canada. Le 10 février, lors d’une réunion, un comité interministériel recommanda la création d’une aéronavale de la Marine royale du Canada pour la défense de la côte est. Deux jours plus tard, le comité établissait une exigence minimale de bases d’hydravions à Halifax et à Sydney, N.-É.

Ottawa demanda l’aide de la Grande-Bretagne pour étayer la proposition, et les Britanniques envoyèrent un aviateur naval chevronné étudier l’idée. En fin de compte, sa recommandation de créer une aéronavale de 300 hommes et 34 hydravions stationnés dans deux bases – au prix de 1,5 million de dollars – fut refusée par le Canada. Le cout en argent, en hommes et en matériel fut jugé excessif.

Pendant ce temps, pour affron-ter la menace des U-boots, la Marine royale relança le système de convois et adopta d’autres mesures défensives contre les sous-marins, comme les bateaux-leurres (les « Q-ships », des navires avec des armes dissimulées) et les canons sur les marchands. Pourtant, les pertes causées par les U-boots allaient croissant.

N.-É. Byrd est assis devant et au centre, entouré de ses officiers à la station en 1918
Musée de l’air de Shearwater
La base était supervisée par le capitaine de corvette (M) Richard Byrd, photographié avec son grand danois
Musée de l’air de Shearwater

Puis, en janvier 1918, la Marine royale avertit Ottawa de s’attendre à « une attaque par l’un des nouveaux sous-marins ennemis dans les eaux canadiennes dès le mois de mars ». Un message ultérieur du 11 mars souligna à nouveau la menace et suggéra diverses contre-mesures.

Il s’agissait notamment de la construction d’hydravions et l’établissement de bases aériennes pour patrouiller sur la côte. Mais, le gouvernement canadien ne disposait pas d’aéronef militaire, et les Britanniques n’en avaient pas à lui donner. La marine du Canada n’avait été instituée qu’en 1910, et ses efforts principaux visaient l’approvisionnement en bateaux plutôt qu’en avions pour une aéronavale. Le Canada n’avait alors pas d’aviation.

Les Américains avaient déclaré la guerre à l’Allemagne le 6 avril de l’année précédente, lorsque plusieurs navires étasuniens avaient été coulés en février et en mars. Cela s’était ajouté au célèbre télégramme de Zimmerman, qui promettait au Mexique le retour des États du sud-ouest perdus lors de la guerre mexico-américaine de 1846-1848 s’il joignait ses forces à l’Allemagne contre les États-Unis.

Les États-Unis étaient désormais dans le conflit. Une conférence eut lieu à Washington au printemps 1918, à laquelle participèrent des représentants de la MR, de la MRC et de l’USN pour discuter de patrouilles aériennes au-dessus des eaux côtières canadiennes. Il en résulta un plan complet afin d’établir des bases aériennes en Nouvelle-Écosse et à Terre-Neuve.

Halifax et Sydney étaient prio-ritaires : chaque base aurait six hydravions, trois dirigeables et quatre ballons cerfs-volants (attachés en permanence). Elles seraient situées précisément à Baker’s Point, au passage Eastern, et à Kelly Beach, au nord de Sydney. Les États-Unis fourniraient aussi six chasseurs de sous-marins, deux torpilleurs et un sous-marin pour intensifier les patrouilles.

Les Américains allaient fournir du matériel et des pilotes jusqu’à ce que les Canadiens puissent prendre la relève à l’issue d’une formation (aux États-Unis) et de l’obtention du matériel nécessaire. La création du Service aéronaval de la Marine royale du Canada, refusé auparavant par le gouvernement, fut alors approuvée. Le recrutement pour un service de 500 hommes commença le 8 aout.

C’est là que le lieutenant (M) Richard Byrd, surnommé Dickie, entra en scène. Byrd, aviateur de la navale, était impatient d’aller faire la guerre en Europe. Il avait étudié à fond le nouveau secteur aérien et avait donc une grande expertise.

Byrd était aux anges quand il reçut l’ordre de se rendre à Washington, certain que la marine avait accepté sa proposition de piloter un nouvel hydravion géant jusqu’en Europe. Mais, sur place, on lui dit d’aller à Halifax prendre le commandement d’une base aérienne de l’USN.

Sauf que la base n’existait pas encore : il lui faudrait d’abord la bâtir. Byrd serait chargé de tenir les sous-marins allemands à l’écart de la côte et d’escorter les convois à l’arrivée et au départ à Halifax et à Sydney.

Au début du mois d’aout 1918, Byrd, capitaine de corvette inté-rimaire, arriva à Halifax avec plusieurs wagons couverts remplis de matériel. Ses hommes et lui traversèrent le port sur les carlingues sans ailes de leurs hydra-vions Curtiss HS-2L qui flottèrent jusqu’à Baker’s Point, où eut lieu le réassemblage (cf. l’encadré « Le legs de Curtiss » page 6).

Un « terrain nu » à Baker’s Point fut vite transformé en « camp où régnait une grande effervescence », avec un abri pour hydravions
temporaire nommé le hangar « Y ».
Le 19 aout, le hissage de la bannière étoilée indiqua le commis-
sionnement de Byrd en tant qu’officier responsable de l’U.S. Naval Air Force in Canada.

Selon les plans de patrouille de Byrd pour chaque station, il fallait deux aéronefs pour escorter les convois, un pour les opérations anti-sous-marines et un en réserve. Les patrouilles partant de Baker’s Point commencèrent tout de suite, mais des retards dans la construction repoussèrent celles de North Sydney jusqu’à la fin septembre. Les deux bases inscrivirent vite un impressionnant nombre d’heures de vol en protégeant les convois, en détectant les canons de la défense portuaire et en assurant la surveillance côtière.

Bien que les aéronefs de Byrd ne détectèrent aucun U-boot allemand manœuvrant en Atlantique du Nord-Ouest, les pilotes eurent beaucoup d’entrainement dans des conditions de vol précaires. Selon Byrd, les « hauts plateaux et les falaises de la Nouvelle-Écosse rendaient l’air agité et la brume épaisse. Les changements étaient soudains et violents ».

L’armistice du 11 novembre 1918 venu, Byrd reçut l’ordre de retour-ner à Washington. Il était heureux de voir les effusions de sang de la guerre prendre définitivement fin, mais amèrement déçu de ne pas avoir réussi à accomplir son but personnel de traverser l’Atlantique par les airs.

Malgré ces frustrations, Byrd avait entretenu de bonnes relations avec les Canadiens. « Personne n’est plus tolérant, aimable, cordial et accueillant que nos voisins canadiens, dit-il. C’est grâce à eux que j’ai appris une grande vérité : le savoir pave la voie de la compré-hension et de la tolérance. » 

Un hydravion à coque Curtiss HS-2L à Baker’s Point en 1918 (ci-dessous). Des membres de l’Aerial Experiment Association se rassemblent en 1909 (en bas).
Wikimedia

Le legs de Curtiss

En 1907, Glenn Curtiss, pionnier de l’aviation, rejoignit sur l’invitation de Alexander Graham Bell l’Aerial Experiment Association à Baddeck, Nouvelle-Écosse. L’année suivante,
il remporta le Scientific American Aeronautical Trophy aux commandes d’un aéronef de l’association pour le premier vol d’au moins un kilomètre. Il devint le père de l’aéronavale en mettant au point le premier hydravion à coque du monde, en 1912, et il en conçut plusieurs autres, comme le HS-2L.

Le HS-2L était un aéronef de reconnaissance et de patrouille générales conçu par Curtiss en 1917 pour l’U.S. Navy. Il y avait à bord un pilote et un observateur, et il était propulsé par un moteur à 12 pistons en V refroidi par liquide Liberty de 360 chevaux-puissance. Le HS-2L avait un rayon d’action de 830 kilomètres et un plafond de 2  800 mètres. Sa vitesse de croisière était de 105 km/h, et sa vitesse maximale, de 137. Après la guerre, le HS-2L devint le premier aéronef de brousse du Canada et inaugura les traditions du vol de brousse dans le pays.

 

Un abri à hydravions temporaire appelé le hangar « Y » fut un des premiers édifices construits à l’emplacement de Baker’s Point

Le destin de Baker’s Point

L’emplacement de la base originaire a été repris par la 12e Escadre Shearwater.
Musée de l’air de Shearwater

Les Américains quittèrent la Nouvelle-Écosse en abandonnant des aéronefs, du matériel et le hangar temporaire. Ils furent repris par le Service aéronaval de la Marine royale du Canada, une force dissoute peu après, en décembre 1918. La base aérienne de Baker’s Point resta désaffectée jusqu’en 1920, quand elle devint la première base de la nouvelle Aviation canadienne. De nos jours, Baker’s Point fait partie de la 12e Escadre Shearwater, centre de l’aéronavale au Canada. Le hangar « temporaire » de Byrd est un lieu historique utilisé par l’Unité de plongée de la Flotte (Atlantique). En 1995, l’édifice Admiral Richard E. Byrd fut ouvert par la fille de Byrd pour servir de quartier général de la nouvelle base.

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