Nous leurs en sommes reconnaissants, mais qu’ils rentrent

Des femmes et enfants dans la rue de La Haye à la recherche de bois de chauffage dans les édifices détruits.
Menno Huizinga/Ondergedoken Camera/NIOD Institute for War 

Les Néerlandais louèrent les Canadiens à la libération des Pays-Bas, cela ne fait pas l’ombre d’un doute. Le petit pays avait été terrorisé, brutalisé et affamé par les nazis pendant cinq ans. Les hommes avaient été envoyés travailler dans les usines en Allemagne; les juifs néerlandais avaient été tués dans les chambres à gaz.  

Les libérateurs, membres de la Première Armée canadienne, combattirent dans les campagnes et pénétrèrent dans les villes en apportant nourriture, médicaments et liberté. Les Néerlandais, reconnaissants, accueillirent les soldats chez eux à bras ouverts. Cette gratitude reste de mise aujourd’hui où les célébrations annuelles de la libération s’orchestrent autour de défilés d’anciens combattants canadiens et d’hommages dans les grands cimetières canadiens.

Il s’agit de la version bien connue de l’histoire, et elle reste vraie. Un chapitre moins rose est toutefois occulté. Entre mai 1945 et mai 1946, avant leur rapatriement, les 170 000 libérateurs canadiens basés aux Pays-Bas devinrent des occupants. Ils n’exercèrent pas la sauvagerie des Allemands, mais ils n’étaient pas parfaits non plus. Les Canadiens causèrent des problèmes et, malgré des efforts incessants pour améliorer la situation, ils créèrent des ennuis aux Néerlandais et à leur gouvernement.

LES JOURNAUX NÉERLANDAIS SE PLAIGNAIENT QUE LES CANADIENS AVAIENT ENVOYÉ LA NOURRITURE ET LES FOURNITURES EN ALLEMAGNE.

Le premier travail après la victoire du 8 mai 1945 en Europe fut de fournir un approvisionnement alimentaire aux Néerlandais et de récupérer, désarmer et contrôler les Allemands vaincus. La première tâche était de taille, car les plus gros centres urbains avaient la plus grande population et le moins de nourriture. Les convois circulaient presque sans arrêt. Au bout de quelques semaines, les Néerlandais avaient presque tout ce qu’il fallait pour se nourrir. Certains aliments étaient encore rares, comme le beurre. D’autres produits, comme le whisky, n’étaient pas accessibles aux Néerlandais, bien qu’il y en eût en quantité dans les mess des Canadiens. Cette pénurie était un terrain propice à la corruption.

Les soldats canadiens distribution des vivres dont on avait un besoin criant.
Menno Huizinga/Ondergedoken Camera/NIOD Institute for War

Et puis il y avait les Allemands, regroupés dans les usines vides et d’autres grands édifices. Pour minimiser les problèmes, le commandement des détenus était confié aux officiers supérieurs allemands. Cela marchait habituellement bien, mais les Canadiens remirent deux déserteurs aux Allemands à Amsterdam au moins une fois. Les deux hommes furent rapidement jugés et exécutés. Les Canadiens fournirent les huit fusils et 16 balles de la sentence.

Le départ officiel du « personnel ennemi qui s’était rendu » commença le 25 mai. Les forces allemandes furent escortées par la route en rangs disciplinés d’environ 10 000 hommes. Les soldats canadiens les accompagnaient pour tenir les Néerlandais à l’écart. Il était « évident depuis le début […] », dit le général Bert Hoffmeister, commandant de la 5e Division blindée canadienne, que « le peuple néerlandais en aurait blessé un grand nombre, et peut-être tué plusieurs ».

Les soldats et les véhicules de l’ennemi étaient parfois fouillés pendant l’exode. On trouvait des manteaux de fourrure, des voitures, des radios, des chevaux et de l’argent. Les soldats canadiens récupérèrent aussi plus de 15 millions en devise néerlandaise cachés dans des ambulances ou transportés par des membres auxiliaires féminins de l’armée allemande. Tout cela fut remis aux autorités néerlandaises et, trois semaines plus tard, la force allemande au complet était de retour dans son pays.

Des tonnes de nourriture et de fournitures essentielles entraient aux Pays-Bas parallèlement au départ des Allemands. Les Canadiens rapportèrent le 22 juin que 242 000 tonnes de nourriture, charbon, pétrole, stocks et équipement avaient été livrées en tout. Mais pourquoi une telle liste détaillée avait-elle été dressée? Parce que les journaux néerlandais se plaignaient que les Canadiens avaient envoyé la nourriture et les biens en Allemagne. Le général Harry Crerar, commandant des forces canadiennes aux Pays-Bas, dut faire un rapport précis et expliquer clairement qu’on n’avait permis aux Allemands d’emporter que 450 tonnes de nourriture, carburant et stocks pour leurs besoins immédiats. Mais comme cet exemple l’illustre, les libérateurs étaient parfois vus d’un œil méfiant.

Des soldats allemands escortés hors de La Haye après la libération
Holocaust and Genocide
Studies/216873/Wikimedia

Toutefois, c’est avec les cigarettes que les vrais problèmes commencèrent. Elles étaient si rares que leur prix pouvait atteindre cinq florins (2 $CAN) l’unité au marché noir. Les Néerlandais les voulaient quand même, et ils acceptaient le prix. Les Canadiens en avaient, même les non-fumeurs. Le gouvernement du Canada et les fabricants de cigarettes avaient coopéré pour envoyer des marques canadiennes aux troupes, sans taxe. Mille cigarettes pouvaient s’acheter et être transportées outre-mer pour seulement 3 $. À l’époque, le lot valait environ 400 $, ce qui serait aujourd’hui plus de 4 000 $.

Les cigarettes s’offraient aux amis néerlandais, mais elles pouvaient aussi s’échanger contre des biens avec les Néerlandais qui étaient mal pris. Un bon appareil photo pouvait couter 500 cigarettes, des bijoux encore moins. Les cigarettes servaient aussi de monnaie d’échange pour la prostitution. Un soldat canadien a raconté avoir payé son mariage en tabac : « onze cents cigarettes pour les bagues et la photographie, et des cigarettes et du chocolat pour régler la note d’hôtel ».

Le commerce du tabac, comme toutes les transactions au marché noir, était interdit en vertu des ordres de la Première Armée canadienne. Cependant, il était si répandu qu’on ne pouvait pas y mettre fin.

D’autres fournitures militaires canadiennes finirent aussi par se retrouver entre les mains des Néerlandais. Les Canadiens, gradés et hommes de troupe, troquaient des véhicules, du whisky, des machines à écrire, des bottes, du savon et d’innombrables autres biens rares subtilisés. Des officiers se procurèrent de précieux tableaux, certains apparemment acquis à mauvais escient. La reine Wilhelmina se plaignit de vols d’objets d’art au gouvernement du Canada. Poussé par Ottawa, le général Guy Simonds, commandant des Canadiens après le retour de Crerar au pays, traduisit les délinquants dont les activités étaient évidentes en cour martiale. Malheureusement, le chef d’état-major de Simonds lui-même fut jugé pour ses transactions sur le marché noir du diamant, mais « Diamond Jim », comme on le surnommait, fut acquitté.

Les soldats canadiens surveillèrent l’exode près d’Amsterdam.
Alexander Mackenzie/BAC/3204055;

«APRÈS CE QUI VENAIT DE NOUS ARRIVER, LES CANADIENS ÉTAIENT GRISANTS. »

Les Néerlandais calvi-nistes voyaient également d’un mauvais œil que les Néerlandaises trouvent les Canadiens séduisants. Contrairement aux milliers de Néerlandais revenant des travaux forcés en Allemagne et aux civils qui avaient connu la famine, les soldats étaient en forme. L’amour et le sexe étaient inévitables.

« Franchement, raconta une femme, après ce qui venait de nous arriver, les Canadiens étaient grisants. »

Un historien néerlandais eut des mots plus durs : « Les Néerlandais furent battus militairement en 1940; sexuellement en 1945 ».

Jusqu’à 7 000 enfants naquirent hors des liens du mariage en 1946, et les pasteurs et journaux vitupéraient contre les femmes qui s’étaient déshonorées et les Canadiens qui les avaient prétendument engrossées.

À Tilburg, par exemple, les taux de naissance hors mariage étaient 10 fois plus élevés en 1945 que cinq ans plus tôt. Le comédien néerlandais Wim Kan ironisa plus tard en disant que les Canadiens avaient « éconduit les Allemands et approvisionné les Néerlandais en cigarettes, les Néerlandaises en chocolat et les enfants néerlandais en petits frères et petites sœurs ».

Sans surprise, la propagation des maladies vénériennes augmenta aussi. Les médecins canadiens répertorièrent 252 cas de maladies sexuellement transmissibles à Groningue en aout 1945. Les notables du coin formèrent un groupe de redressement de la morale pour exhorter les femmes à faire plus attention : « les filles, nous savons que vous voulez prendre un peu de bon temps […], mais […] n’oubliez pas que l’amour n’est jamais un jeu qui dure quelques heures ».

La colère des Néerlandais éclata quelques fois. Il y eut inévitablement des rixes entre les soldats et les civils, bien que ce ne fut pas toujours pour des femmes. Environ 400 hommes furent impliqués dans une terrible bagarre à Utretch vers la fin de l’été de 1945. Plusieurs soldats se retrouvèrent face à la cour martiale, mais l’histoire ne dit pas si des Néerlandais furent traduits devant une cour civile.

Les Néerlandaises accompagnent les soldats canadiens à Amsterdam après la libération
Donald I. Grant/BAC/3191619

On menaça les femmes qui fréquentaient les Canadiens de leur raser la tête, comme cela avait été fait à celles qui avaient couché avec les Allemands. Les désirs sexuels des soldats commençaient à être considérés comme une menace à la morale et à la santé publiques.

L’éditorial du journal Vrij Nederland dit en aout 1945 : « Nous ferons n’importe quoi pour les Canadiens. Mais nos filles doivent s’en tenir à l’écart. Nous ne pouvons pas prendre les risques. Et nous louerons Dieu quand les Canadiens seront de retour au Canada. »

Bien sûr, les soldats vou-
laient aussi rentrer chez eux. Ils en avaient assez d’attendre.

À la fin de 1945, les Néerlandais voulaient reprendre possession de leur pays. Un journal de Nimègue l’assena sans ménagement : « Nous leurs en sommes reconnaissants, mais qu’ils rentrent chez eux. Nous n’oublierons jamais ces gentils garçons souriants, et ils auront toujours toute notre gratitude et nous leur souhaitons que du bien. » 

L’occupation canadienne n’avait que trop duré. Le ressentiment s’était intensifié à cause du comportement parfois inadmissible des officiers et des hommes. Un capitaine du North Shore (New Brunswick) Regiment raconta dans une lettre à sa famille une fête qui avait duré toute une nuit et qui s’était terminée par une balade dans un véhicule de reconnaissance : « Les gens ici pensent que nous sommes fous ». En effet, cela pouvait être le cas. Mais, d’autres choses fâchaient aussi les Néerlandais : le luxe, selon eux, du club des officiers de l’armée; l’abondance de nourriture et de boisson dont profitaient les Canadiens, mais pas les Néerlandais; les parcs de stationnement pleins de véhicules qui semblaient ne pas servir tandis que les civils n’avaient pratiquement aucune voiture à leur disposition.

les enfants néerlandais font au revoir de la main aux Canadiens qui partent en juillet 1945
Fotograaf Onbekend/Anefo/Archive nationale des Pays-Bas

LES CANADIENS N’EXERCÈRENT PAS LA SAUVAGERIE DES ALLEMANDS, MAIS ILS N’ÉTAIENT PAS PARFAITS NON PLUS.

Vers la fin de 1945, la reine Wilhelmina dit à Simonds qu’il devrait ramener ses Canadiens chez eux. « Y compris les morts, votre majesté? » aurait demandé Simonds.

À la fin du mois de mars 1946, il ne restait plus qu’environ 1 000 Canadiens sur le territoire néerlandais. Le quartier général de Simonds cessa ses activités le 31 mai 1946, et l’occupation des Canadiens prit fin. Les Pays-Bas connurent encore des difficultés pendant quelques années, mais seuls les bons souvenirs des Canadiens restèrent au fil du temps. 

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