Si vous les voyiez, vous vous demanderiez pourquoi les Allemands ont pris la peine de les faire : 127 plâtres, partiels et désordonnés, de cloches classiques volées dans les églises d’Europe, qui ont été fondues pour en faire des armes et des munitions.
Ces plâtres de symboles culturels – figures du Christ, anges, démons, dragons – furent rassemblés par Percival Price et rapportés au Canada, pays de sa naissance, où ils furent déposés dans les archives du Musée canadien de l’histoire.
C’est ce même Price, musicien, compositeur et autorité mondiale en campanologie (étude des cloches), qui a conçu le carillon de la Tour de la Paix située sur la Colline du Parlement. (Il y a été le premier carillonneur national pendant 12 ans.)
Il était membre du corps professoral de l’Université du Michigan à Ann Arbor, entre 1939 et 1972, où il enseignait la composition et la campanologie, et où il était carillonneur.
À la fin de la Seconde Guerre mondiale, Price était dans la section d’enquête de l’Armée canadienne sur les sciences et technologie ennemies. Il fut envoyé expertiser plus de 175 000 cloches enlevées aux églises et cathédrales des pays de l’Europe occupée et de ceux de l’Axe.
Quelque 25 000 cloches environ avaient survécu à la guerre, trainant, négligées, dans les glockenfriedhöfe (cimetières de cloches), le plus grand d’entre eux étant celui de Hambourg.
Price fut consultant, pendant deux ans, auprès de la Commission du Vatican pour la restauration des cloches et de la Commission militaire interalliée pour la préservation des monuments artistiques et historiques dans les zones de guerre, dont les membres étaient surnommés Monuments Men (hommes des monuments, NDT). Il aida les commissions des gouvernements autrichien, belge, néerlandais, ouest-allemand et italien à localiser et à rapatrier les cloches.
Ce faisant, il entama une étude des qualités sonores des cloches encore en existence qui fit avancer l’art et la science du coulage de cloches, appelé aussi coulée de cloches, comme jamais.
« La concentration, sur le terrain, des quatre dépôts de Hambourg où se trouvaient environ 12 000 cloches [couvrant 700 ans de coulée de cloches] a été une occasion précieuse », écrivit Price dans le rapport de 150 pages qu’il déposa en 1947.
« Bon nombre de ces cloches dataient de plusieurs centaines d’années », nous dit Andrea McCrady, carillonneuse nationale actuelle. Le remplacement des cloches perdues « leur permit de vraiment analyser ce qu’est une cloche euphonique et celle qui frise la cacophonie ».
La majeure partie du travail sur le terrain, l’enregistrement des cloches et l’évaluation de leurs diverses qualités techniques, fut menée par le physicien de l’acoustique allemand Erich Thienhaus.
« Après la Seconde Guerre mondiale, les entreprises hollandaises et belges – les couleuses de cloches – ont tellement appris que, lorsqu’elles ont coulé de nouveaux carillons, elles ont produit des cloches très euphoniques, dit McCrady. C’est pour ça que la voix du carillon moderne est vraiment différente. »
Ce n’était pas la première fois, à la Seconde Guerre mondiale, qu’une armée d’envahisseurs confisquait les cloches des églises à des fins militaires, mais comme le sous-entendait Price avec optimisme, c’était sans doute la dernière.
Lorsque prit fin la Première Guerre mondiale, les cloches retentirent à travers les nations alliées, brisant ce qui pour beaucoup avait été un silence de quatre ans imposé par la règlementation dans certains endroits et, dans d’autres, par la confiscation. Des dizaines de milliers de cloches en bronze – dont certaines avaient fait vibrer « les chants des anges » depuis le 12e siècle – avaient été confisquées partout en Europe et fondues pour faire des armes et des munitions.
Pendant « la Der des Der », comme on avait appelé la Grande guerre, 44 pour 100 des cloches furent perdues rien qu’en Allemagne, beaucoup d’entre elles ayant été données volontairement pour soutenir l’effort de guerre, et d’autres, moins volontiers.
Dans la paroisse de Kusel, en Allemagne du Sud-Ouest, le diacre Karl Munzinger se résigna à l’inévitable après avoir résisté à un décret ordonnant la remise des cloches qui devaient être fondues et transformées en canons et en obus.
« Leur langage à venir ne sera plus le même, déclara Munzinger dans son sermon du 22 juillet 1917. Elles qui parlent mieux que quiconque de paix et de guérison des cœurs et des âmes, déchireront des corps dans des meurtres macabres et ouvriront des plaies qui ne guériront jamais. »
L’armée du Kaiser ne se contenta pas des cloches de son pays. Au moment où la guerre prit fin, il ne restait en France qu’un seul carillon datant d’avant la révolution. Le métal des cloches était habituellement un alliage composé de quatre parties de cuivre pour une partie d’étain, et il était renommé pour sa dureté et sa rigidité.
Les Allemands brisaient les cloches, puis fondaient et affinaient le métal, séparant le cuivre, l’étain et les autres métaux, comme le plomb, le zinc, même des traces d’argent ou d’or. Une tonne de métal de cloche donnait en moyenne 760 kg de cuivre et 180 d’étain, lequel était plus prisé.
La Seconde Guerre mondiale fut encore plus dévastatrice. En 1941, les autorités nazies avaient classé les cloches allemandes en quatre catégories selon leur âge et leur importance.
• Gruppe A : les cloches mo-dernes, coulées après 1918 et désignées pour transformation immédiate. Elles représentaient 70 pour cent de toutes les cloches en Allemagne.
• Gruppe B : on les estimait plus précieuses que celles du groupe A et on ne devait les traiter que si c’était nécessaire.
• Gruppe C : elles étaient considérées comme étant plus précieuses que les B et on ne devait les traiter que si c’était nécessaire. B et C représentaient 20 pour cent des cloches.
• Gruppe D : elles étaient jugées les plus précieuses et comprenaient les cloches du Moyen-Age et les carillons qu’on ne considérait pas comme modernes. C’était le restant, et elles ne devaient pas être fondues du tout.
Une classification semblable fut faite relativement aux cloches des pays occupés, mais les lignes directrices n’y étaient pas observées de très près. Certaines régions, comme l’Alsace et la Lorraine qui furent annexées par l’Allemagne nazie après la défaite de la France, et quelques pays entiers, dont la Tchécoslovaquie et les Pays-Bas, perdirent presque toutes leurs cloches.
D’autres, comme la Norvège, le Danemark et le Luxembourg, n’en perdirent aucune. Ce fut aussi le cas de la France de Vichy, où le gouvernement collaborationniste du maréchal Philippe Pétain avait fait un pacte avec le diable, pour ainsi dire, en s’élevant contre la profanation du patrimoine culturel français et offrant les statues de bronze du pays à la place. En réalité, Pétain voulait s’attirer les bonnes grâces de l’Église catholique romaine.
Cependant, cette entente, la fameuse loi d’exception de Vichy, ne suffit pas à sauver toutes les cloches. Comme dans le reste de l’Europe, beaucoup y furent détruites dans les attaques et les bombardements.
Le gouvernement fasciste de Benito Mussolini avait conclu un accord avant la guerre entre l’Italie et le Vatican prévoyant la « mobilisation » des cloches, dont la moitié devait être réservée pour les industries militaires. Comme en Allemagne, au moins une cloche désignée par les autorités locales devait rester dans chaque clocher.
Les cloches étaient brisées en Italie et le métal, envoyé à Hambourg car les fonderies italiennes auraient été submergées par un tel volume.
Les églises étaient des cibles évidentes pour les bombardements aériens, mais pas les clochers. Price fit remarquer que pendant que les églises brulaient, les clochers encore d’aplomb servaient de cheminées. Ils devenaient si chauds que les cloches « fondaient et tombaient en gouttes, se figeant au sol. Parfois, la masse figée s’oxydait partiellement, laissant une cendre rouge et gris. Dans les courants d’air particulièrement chauds, elles disparaissaient sans laisser de trace.»
Price rapporta que la cathédrale de Rouen avait perdu ses cinq cloches à bascule ainsi que « Jeanne d’Arc » qui, à 20 tonnes, était la plus grosse cloche en France. Il dit qu’elle avait été réduite en tas de cendres légères, dont il ramassa une partie qu’il rapporta chez lui.
Quelques villages et églises prirent des mesures audacieuses pour conserver leurs cloches. Dans la ville belge d’Ath, au sud-ouest de Bruxelles, il n’y avait pas eu de carillon depuis l’incendie qui avait détruit l’église en 1815.
Par définition, un carillon a au moins 23 cloches, généralement fixes plutôt qu’à bascule. Les Allemands avaient ordonné que les carillons soient épargnés dans la première série de confiscations. Ainsi, les gens collectèrent des cloches des alentours et les assemblèrent dans une seule pièce à laquelle ils donnèrent l’apparence d’une salle de carillon.
Ils trouvèrent un vieux guide indiquant qu’Ath avait un carillon et le donnèrent aux autorités allemandes pour en prouver l’existence. Ensuite, pour répondre à l’exigence des Allemands selon laquelle les carillons devaient être entendus afin d’être épargnés, ils installèrent un phonographe et un haut-parleur dans le beffroi pour jouer l’enregistrement phonographique d’un vrai carillon.
« On dit que les Allemands n’ont ni exigé de l’entendre ni découvert la substitution électrique », rapporta Price.
À Seclin, dans le Nord de la France, les Allemands menaçaient d’enlever le carillon quand « un groupe de Français se faisant passer pour des Allemands sont arrivés à l’église avec un camion dans lequel ils ont chargé toutes les cloches sauf celles qu’ils n’ont pas pu sortir de la tour parce qu’elle étaient trop grosses.
« Ils les ont enterrées en secret quelque part, sous une remise, où elles sont restées durant le reste la guerre », écrivit Price. Lorsque Price termina ses recherches, elles avaient été restituées, mais pas encore réinstallées.
A Maribor, qui était alors en Yougoslavie et qui est maintenant la deuxième ville de Slovénie par ordre de grandeur, des partisans empêchèrent l’enlèvement des cloches par les autorités locales qui travaillaient pour le compte des Allemands. Des soldats de la Wehrmacht furent ensuite envoyés pour effectuer la saisie. Les partisans les tuèrent.
Manifestement, les cloches enflamment les passions. L’Église catholique romaine, nota Price, considère les cloches vas sacrum, c’est-à-dire des vases sacrés, et leur enlèvement, un sacrilège. Les églises protestantes ne sont pas aussi sévères. En fait, en Allemagne, il y en avait qui contribuaient à l’effort de guerre volontairement.
Les cloches ont une place particulière dans de nombreuses traditions religieuses et culturelles. Elles soulignent des occasions joyeuses comme les mariages et d’autres plus sombres comme les funérailles. Elles donnent l’heure, annoncent le diner, célèbrent les fêtes, rappellent les étudiants à l’école et les renvoient chez eux après les cours. Elles déclarent les arrivées de train, avertissent les navires des eaux peu profondes et alertent les habitants d’un désastre imminent.
D’après la tradition bouddhiste, la cloche peut représenter la voix céleste éclairée du Bouddha donnant ses enseignements. Elle invoquent la protection ou l’éloignement de mauvais esprits.
Les hindous sonnent la cloche du temple pour informer le dieu de leur arrivée plutôt que pour s’y faire appeler. Le son de la cloche est considéré de bon augure, accueillant la divinité et dissipant le mal.
Après les services du Vendredi saint marquant la crucifixion et la mort de Jésus, les cloches des églises chrétiennes qui appellent traditionnellement les paroissiens à la messe restent habituellement silencieuses jusqu’au matin de Pâques, quand elles annoncent la résurrection.
« Le silence des cloches indique clairement que quelque chose va très mal, » déclara le révérend Rüdiger Penczek, pasteur protes-tant basé près de Cologne, au service de radiodiffusion allemande Deutsche Welle.
Pendant les deux guerres mondiales, les saisies réduisirent les clochers au silence dans beaucoup de villes et de villages partout en Europe, et la conflagration qui brisa leur quiétude enleva à nombre de soldats et de citoyens une tranquillité qu’aucun carillon ne pourrait jamais restaurer.
En Grande-Bretagne, les règlements promulgués en vertu de la Defence of the Realm Act (loi sur la défense du royaume, NDT) de 1914 restreignirent le son des cloches en temps de guerre, les reléguant au rôle de dispositif d’alerte. Cela fit taire environ 5 000 clochers aux quatre coins des iles britanniques durant toute la Première Guerre mondiale. Le silence, disait-on, était assourdissant.
La pratique consistant à confisquer et à transformer les cloches des églises en outils de guerre n’avait rien de nouveau, même pour les armées de la Première Guerre mondiale. Selon une longue tradition militaire en Europe, les commandants d’artillerie avaient des droits sur les cloches des agglomérations conquises.
Napoléon, en particulier, savou-rait ce droit et remplissait ses coffres militaires en exigeant des villes vaincues qu’elles rachètent leurs cloches. Si elles ne le pouvaient pas, le général pouvait en disposer à sa guise. La moitié de la recette lui appartenait, l’autre moitié était versée au trésor central. C’était une pratique qu’on appelait « rachat des cloches ».
Au XVIIIe siècle, les cloches approvisionnaient immanquablement les campagnes militaires. Pendant la guerre franco-prussienne (1870-1871), l’évêque de Nancy autorisa les paroisses de son diocèse à démonter toutes leurs cloches sauf une pour faire des canons en défense de la France. Les Conventions de La Haye de 1910 déclarèrent les cloches des églises protégées et intouchables à des fins militaires, mais en vain.
Craignant l’avancée allemande, en 1915, la Russie retira 300 cloches de ses propres églises, les cachant au monastère Nikolsy, près de Moscou, pour empêcher leur destruction.
Le carillon est l’instrument national des Pays-Bas et de la Belgique. Ensemble, les deux pays ont plus de la moitié des 600 carillons du monde, plus de 200 d’entre eux se trouvant rien qu’en Hollande.
La destruction des carillons belges, en particulier, entre 1914 et 1918 a résonné à travers le monde et a été dénoncée par les Alliés comme l’anéantissement brutal d’un instrument de musique démocratique unique créé par un peuple courageux.
Le patrimoine des deux pays fut ravagé pendant la Seconde Guerre mondiale : les nazis prirent les deux tiers des cloches de Belgique; les enquêteurs britanniques affirmèrent que toutes les cloches, sans exception, avaient été enlevées des Pays-Bas, et que 300 seulement survécurent à la guerre, à Hambourg.
Pire encore, les autorités d’occupation allemandes firent couler de petites cloches aux Pays-Bas en l’honneur de la confiscation des cloches d’église européennes. Elles portaient l’inscription « Les cloches aussi se battent pour une Europe nouvelle », et elles servaient de souvenirs donnés aux dirigeants nazis qui avaient joué un rôle clé dans les saisies.
En plus de leur rôle de stimulant de la production militaire, les clochers d’Europe servaient de nids de tireur d’élite et de plate-formes d’observation au cours des deux guerres mondiales, ce qui en faisait des cibles de choix pour l’artillerie, les chars d’assaut et autres moyens de destruction.
Partout en Europe, les cloches d’église qui avaient survécu aux rapines de la Première Guerre mondiale furent souvent utilisées pour annoncer les attaques au gaz, une utilisation, bien entendu, qui entacherait à jamais le son des cloches d’église pour les anciens combattants de toutes les allégeances.
Certaines des cloches tombées ou pillées furent emportées dans les tranchées elles-mêmes, où elles servirent de système d’alerte plus efficace que les gongs improvisés habituels tels que les poêles suspendues à une corde.
Les cloches étaient aussi des symboles puissants dans les campagnes de vente d’obligations et de propagande pendant les deux guerres mondiales. En adhérant aux efforts des Alliés, en 1917, les États-Unis utilisèrent la cloche de la liberté sur les affiches de propagande et les tracts en tant que symbole de la liberté américaine pour promouvoir les Liberty Loans (prêts de la liberté, NDT). L’Allemagne en fit autant.
Les cloches furent utilisées au début de la propagande de la Première Guerre mondiale pour décrier « le viol de la Belgique ». Des rapports selon lesquels les moines d’Anvers avaient refusé de faire sonner les cloches pour célébrer la victoire allemande furent embellis. Quand l’histoire fut rapportée à Paris dans Le Matin, on y lisait que les moines rebelles avaient été pendus dans les cloches pour y servir de battants.
Lorsque les coups de feu s’arrê-tèrent, à 11 heures, le 11 novembre 1918, et que la nouvelle de l’armistice se répandit, les carillonneurs de Grande-Bretagne, du Canada et d’ailleurs dans le monde se mirent spontanément à faire sonner leurs cloches. Là où les cloches d’église avaient disparu, les gens faisaient teinter des clochettes.
McCrady, médecin de Pittsburgh à la retraite et Canadienne d’adoption, a joué 18 morceaux lors du 100e anniversaire de l’Armistice, concluant par la « dernière sonnerie » avant que le bourdon de la Tour de la Paix (la plus grande cloche) sonne 100 fois, au coucher du soleil.
« Pour moi, le jour du Souvenir est la période la plus importante de l’année, dit-elle. Après tout, la Tour de la Paix, c’est la Tour de la Paix, et son carillon est dédié à la paix et à la mémoire de ceux qui ont servi le Canada et qui ont perdu la vie. C’est une leçon d’humilité [que de jouer le 11 novembre], et assez effrayant, aussi. »
Le premier ministre Mackenzie King, lors de la consécration de la structure à l’occasion du 60e anniversaire du Canada, appela le carillon « le fleuron de la tour commémorative et […] le symbole le plus approprié de la paix […] la voix d’une nation s’élevant en tant qu’action de grâce et de louange qui retentira sur terre et mer aux quatre coins de la planète ».
Les notes des 53 cloches du carillon, du bourdon de 10 tonnes à sa petite sœur de 4,5 kilogrammes, furent diffusées sur les ondes de Radio-Canada lors de la première émission d’un océan à l’autre du pays, répandant « un message de paix et de bonne volonté à tous les hommes de tous les pays ».
L’assortiment de cloches exceptionnel avait été coulé en 1926-1927 par Gillett and Johnston de Croydon, en Angleterre. Cette fonderie, située près de Londres, avait été entièrement détruite pendant la Seconde Guerre mondiale.
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