Alors que nous passons sous une arche à l’entrée du cimetière Maple Copse, la sérénité qui s’en dégage m’oblige à marquer un temps d’arrêt. Ce cimetière, situé à cinq kilomètres au sud-est d’Ypres, en Belgique, est l’un des nombreux endroits où nous faisons halte pendant le voyage d’une semaine organisé en l’honneur du 100e anniversaire de la bataille de la crête de Vimy. À part le petit groupe de journa-listes dont je fais partie, il n’y a que deux visiteurs dans le cimetière aujourd’hui, toute une différence avec ce qui nous attend à Vimy.
Maple Copse, où se trouvait un poste de secours avancé au prin-temps et à l’été de 1916, compte 308 tombes, dont la moitié sont celles de Canadiens. Le cimetière est entouré d’érables, nombre de ses pierres tombales sont décorées de drapeaux canadiens, et on peut voir au loin le Mémorial canadien à la colline 62 (Bois du Sanctuaire). On trouve des monuments dédiés aux Canadiens un peu partout en Flandres, partie néerlandophone du nord de la Belgique. Le Canada y est bien représenté, et pour cause.
Au centre d’Ypres, dont la population de 35 000 habitants demeure immensément reconnaissante au Canada de son service pendant la Première Guerre mondiale, la silhouette de la flèche et des tours de la Halle aux draps se distingue à des kilomètres à la ronde. L’édifice médiéval fut détruit pendant la guerre et reconstruit avant la Seconde Guerre mondiale (à laquelle il survécut), et il abrite maintenant le musée In Flanders Fields qui présente aux visiteurs l’histoire de la Grande Guerre en Flandres de l’Ouest.
Il y a 231 marches jusqu’en haut du clocher, d’où l’on a une vue imprenable sur ce qui était durant la guerre la saillie d’Ypres, renflement de la ligne militaire. « On peut voir le renflement là-bas, dit le guide Erwin Ureel en indiquant l’Est. Il était très petit, et il s’avançait et reculait sans cesse au cours des quatre années de la guerre… mais jamais de plus de six ou sept kilomètres. »
Le village de Passchendaele, au Nord, était au cœur d’une autre bataille monumentale de la Grande Guerre. La vue met tout cela en perspective : quatre années de combats, des centaines de milliers de morts, et tout cela pour un si petit lopin de terre.
À quelques pas de la Halle aux draps, il y a la porte de Menin, arc de triomphe où sont inscrits 54 396 noms de soldat du Commonwealth qui n’ont pas de sépulture connue. Une rangée après l’autre, des noms recouvrent presque toutes les surfaces. Chaque soir, qu’il pleuve, qu’il vente ou qu’il neige, une cérémonie de la Dernière sonnerie a lieu ici en l’honneur de ceux dont le nom est inscrit sur ces murs.
Certains de ces noms sont ceux de soldats qui ont rendu l’âme près d’ici le 22 avril 1915, quand les Allemands ont déversé plus de 150 tonnes de chlore gazeux en aval d’une partie de la ligne de front que tenaient deux divisions françaises, ne leur laissant que le choix de s’enfuir ou d’étouffer. Cela exposa le flanc gauche des Canadiens et menaça d’autres positions des Alliés dans la saillie. Les 10e et 16e bataillons du Canada reçurent l’ordre de contrattaquer une position appelée Bois des cuisiniers, dont ils chassèrent les Allemands avec un courage extraordinaire, au prix de presque 800 victimes. Il s’agissait de la première offensive importante de la guerre menée par des soldats canadiens.
Non loin du Bois des cuisiniers se trouve le Mémorial canadien à Saint-Julien, communément surnommé « Soldat en méditation », et l’un des monuments les plus impressionnants à la saillie d’Ypres. C’est là que les Canadiens subirent eux-mêmes des attaques au gaz, le 24 avril 1915. Le soldat a la tête inclinée et s’appuie sur une arme pointant au sol en signe de respect pour les morts. Il fait face aux champs que le gaz avait recouverts. Le Canada a recensé plus de 6 000 victimes à la deuxiè-me bataille d’Ypres, un tiers de son effectif, mais ses unités tinrent bon jusqu’à ce que les Britanniques les relèvent. C’est à Ypres que le Canada commença à se forger une réputation d’audace et d’intrépidité.
Au nord d’Ypres se trouve la ferme Essex où le médecin militaire John McCrae, qui était alors major, composa « In Flanders Fields » en souvenir d’un ami qui avait été tué près de là le 2 mai 1915. À l’époque, la ferme était un poste de secours avancé, et McCrae était sous-commandant de sa brigade. Les blockhaus qui furent construits par la suite et qui ont
été restaurés par des étudiants donnent encore une idée des con-ditions vraiment pas idéales dans lesquelles McCrae travaillait : dans la pénombre et le froid, dans des salles humides et exigües.
Où que l’on se trouve dans la saillie, des drapeaux canadiens et des coquelicots ornent les pierres tombales et les monuments. Le Mémorial canadien à la colline 62 (Bois du Sanctuaire), situé à Canadalaan – allée du Canada – ne fait pas exception.
Les combats du mont Sorrel et des côtes 61 et 62, prélude de la bataille de la Somme, furent menés au cours de plusieurs mois à l’été de 1916. Les objectifs furent disputés à de nombreuses reprises, notamment au mois de juin. Au cours des premiers jours, les Allemands lancèrent des attaques violentes, capturant leurs objectifs et décimant presque entièrement le Corps canadien. Les Canadiens n’abandonnèrent pourtant pas, et au bout d’un bombardement de quatre jours, ils reprirent le terrain perdu. Le mémorial à la côte 62, bloc de granite au centre d’une place constituée de carreaux de pierre en haut du mont Sorrel, fut érigé en l’honneur de 8 430 victimes. Le panorama est magnifique ici : le bloc de la place est entouré de plaques nominatives et de flèches indiquant l’emplacement d’événements importants de la guerre.
Le soleil perce le brouillard lorsque nous quittons Ypres, le 9 avril, en route vers la crête de Vimy, en France. Il y a des milliers de personnes à notre arrivée : écoliers, enseignants, cadets, anciens combattants, familles d’anciens combattants. Quand l’attaque fut lancée, il y a un siècle, le champ de bataille était un bourbier glacé, et les Canadiens avaient le vent dans le dos. Aujourd’hui, le soleil brille, il fait chaud et les 25 000 Canadiens assemblés ici forment une mer rouge et blanc plutôt que kaki.
« J’avais deux raisons de venir ici, nous dit Tom Rolfe de Toronto. Mon beau-fils est ici avec des camarades de classe de Toronto. Et mon grand-père, Tom Rolfe lui aussi, s’est battu ici, où il a mérité la Médaille militaire. » Le grand-père de Rolfe fut gazé à une autre bataille et renvoyé chez lui, mais il survécut, servit pendant la Seconde Guerre mondiale et, remarquablement, y survécut aussi.
Betty Cunningham est venue ici avec un groupe de Georgetown, Ontario, pour honorer le docteur Claude Williams. « Williams a combattu à Vimy et la Croix militaire lui y a été décernée, dit-elle. Quatre générations de sa famille sont ici. C’était un homme extraordinaire, et nous sommes heureux qu’il soit revenu. » Le docteur Williams survécut à la guerre et exerça la médecine à Georgetown pendant 50 ans.
Quelque 100 000 Canadiens prirent part à la bataille de quatre jours, la première où les quatre divisions canadiennes combattirent côte à côte. Le Canada recensa 7 004 blessés et 3 598 tués à l’issue des combats.
Aujourd’hui, le monument et la pelouse qui l’entoure ont une installation supplémentaire, émouvante : le sentier « Sur les pas des disparus ». Des jeunes, canadiens et français, ont déposé 3 600 paires de bottes militaires qu’ont portées des membres des Forces armées canadiennes. Chaque paire représente un soldat qui a donné sa vie ici.
Un salut de 21 coups de canon signale le début de la cérémonie officielle, et à l’arrivée des dignitaires, cinq biplans, reproductions de ceux de la Première Guerre mondiale, passent au-dessus des pylônes jumeaux du monument (qui représentent le Canada et la France). La cérémonie est un mélange raffiné de protocoles traditionnels, de commémoration et de spectacles artistiques contemporains.
« La victoire fut obtenue grâce à une lutte, une détermination et une bravoure incroyables, déclare le gouverneur général, David Johnston. Aujourd’hui, 100 ans après, nous honorons leur sacrifice éternel. Nous les pleurons. Et nous nous souvenons d’eux. »
On a accordé beaucoup d’impor-tance au fait que la victoire à Vimy fut le catalyseur de la naissance d’une nation, le moment où le Canada se forgea une identité en tant que pays fort, indépendant, déterminé à faire la paix. Le premier ministre Justin Trudeau s’attarde sur ce point quand il prend la parole : « Pour leur sacrifice ultime […] les hommes du dominion britannique se sont battus pour la première fois en tant que gens d’un seul pays. Dans ce sens, le Canada est né ici. »
« Ils se sont battus bravement et avec beaucoup d’ingéniosité, dit le prince Charles. Ils ont réussi à prendre le terrain élevé essentiel à Vimy, tâche à laquelle bien d’autres avaient échoué. Toutefois, la victoire fut obtenue à un prix insupportablement élevé. »
La cérémonie est entrecoupée par des acteurs tenant le rôle de soldats au front ou d’épouses, de mères, de pères restés au pays, et par des artistes qui interprètent des chansons : « Hymne à la beauté du monde », « Dante’s Prayer », « Salluit », l’« Élégie », « Dedicated to You », « In Flanders Field », « Crier tout bas ».
Trois anciens combattants cana-diens représentant les peuples canadiens-anglais, canadiens-français et autochtones lisent l’Acte du Souvenir, puis le sergent Guillaume Damour annonce la minute de silence d’un coup de clairon.
Le gouverneur général, le prince Charles, le premier ministre et le président français François Hollande déposent des couronnes à la base du monument et les hymnes nationaux – God Save The Queen, Ô Canada, La Marseillaise – retentissent sur la crête, remplacés ensuite par le vrombissement des chasseurs à réaction des forces armées françaises passant au-dessus de la foule.
« Il fallait que je vienne, » dit Harry Watts de Kitchener, Ontario. Ce vétéran de la Seconde Guerre mondiale est membre de la Légion royale canadienne. « Je n’étais jamais venu ici. J’ai été partout en Europe : en Italie, en Hollande, mais jamais ici. Alors j’ai décidé qu’il était temps. J’ai les larmes aux yeux quand je vois tous ces jeunes gens. Je trouve ça très émouvant qu’ils aient voulu venir ici pour voir cette partie de leur histoire. C’est merveilleux. »
La cérémonie terminée, des membres de l’assistance affluent autour du mémorial afin de mieux apprécier l’énormité de la bataille qu’il représente. Comme à la porte de Menin, il y a une rangée après l’autre de noms sur les murs en calcaire; cette fois-ci, ce sont ceux des 11 285 soldats canadiens disparus et présumés morts en France.
Pendant le vol du retour, je réfléchis aux moments remarquables que j’ai passés en Belgique et en France, où j’ai foulé les mêmes champs où les soldats du Canada ont passé quatre années à se battre… et à mourir.
Je pense à Maple Copse et à la destruction du cimetière d’origine à cause des batailles qui ont suivi celle du mont Sorrel en 1916. Dans le cimetière, on n’a localisé que 78 tombes, et 26 dépouilles seulement ont été identifiées. Sur chacune des 230 pierres tombales détruites au point d’en être méconnaissables, on lit les mots « Known To Be Buried In This Cemetery » (« gît en ce cimetière », NDT).
Parmi elles se trouve la tombe du simple soldat Frederick Freeman Laing d’Halifax, âgé de 15 ans à sa mort. Laing était trop jeune pour s’engager : il n’avait que 14 ans quand il embarqua clandestinement à bord du SS Caledonia en aout 1915. Il fut porté à l’effectif du Royal Canadian Regiment, puis entrainé et envoyé au front. Il fut tué le 11 mai 1916, un des plus jeunes Canadiens morts au combat. D’après moi, Laing représente chaque Canadien qui git au saillant d’Ypres ou en France : jeune, résolu, courageux, généreux. Les Canadiens devraient tous avoir l’occasion de visiter ce terrain sacré.
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