Quel qu’en soit le prix

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Juste après un tir ami ayant fait plusieurs victimes le 4 septembre 2006.
MND

Le récit sans concession par les officiers
qui l’ont dirigée de l’opération Méduse,
la plus grande bataille de l’histoire militaire
canadienne des 60 dernières années,
à l’occasion de son dixième anniversaire.


Un jour, on fera un film sur les premières heures
de cette bataille : l’atmosphère est lourde. Un convoi de véhicules canadiens franchit un cours d’eau et traverse un champ. Les soldats sont inquiets, leurs commandants incertains de ce qui les attend. Puis soudain, le feu des mitrailleuses, des grenades tirées au lance-roquettes, et pire encore.

En quelques secondes, des Canadiens gisent morts sur le champ de bataille. De nombreux autres sont blessés.

Les premiers coups de feu de la plus importante bataille du Canada en Afghanistan viennent d’être tirés.

Les États-Unis viennent de quitter le Kandahar, laissant le soin à l’OTAN de sécuriser et de reconstruire un endroit relativement tranquille, jusque-là.

Mais l’ennemi, lui, n’est pas de cet avis. À ses yeux, la superpuissance américaine a battu en retraite et l’OTAN est faible. Ses rangs sont presque aussi nombreux que lors de l’invasion initiale de l’Afghanistan, en 2001. Il entend faire la preuve de l’impuissance de l’OTAN et reprendre Kandahar.

La riposte fut l’opération Méduse.

L’ennemi massé finit par livrer combat au groupement tactique canadien presque au grand complet, soit quelque 2 800 militaires : trois compagnies d’infanterie, mais aussi l’escadron de reconnaissance, un escadron du génie de combat, des soldats de la Force opérationnelle internationale 2, des Américains, des Danois et beaucoup d’appui aérien.

L’ennemi ne l’emporta pas, mais il connut plusieurs petites victoires. Comme cette première bataille, lorsque les Canadiens furent massivement et dramatiquement repoussés après avoir franchi l’Arghandab dans l’intention de prendre l’objectif Rugby.

Le repli de la compagnie Charles sous le feu de l’ennemi le 3 septembre 2006 fut l’un des moments les plus noirs de l’opération. Quatre hommes y trouvèrent la mort : Frank Mellish, Shane Stachnik, William Cushley et Rick Noland.

Le lendemain matin, ce fut encore pire. La compagnie Charles fut accidentellement prise pour cible par un avion de combat américain. Il y eut un mort, Mark Graham, et tant de blessés que la compagnie entière dut être retirée de l’ordre de bataille. La compagnie Charles était anéantie.

Il y aurait beaucoup plus à en dire, mais en fait, il n’est pas vraiment possible de raconter toute l’histoire.

Même aujourd’hui, l’opération Méduse reste une énigme. S’ils devaient livrer la bataille à nouveau, compte tenu de ce qu’ils savent maintenant, aucun des commandants ne ferait la même chose. D’un autre côté, ils n’y changeraient pas grand-chose non plus.

Ce fut l’assaut le plus marquant des 60 dernières années de l’histoire militaire canadienne.

Pensez à ce que cela signifie : entre la guerre de Corée et Méduse, des générations d’officiers et de soldats ont engagé leur vie pour le Canada sans vraiment avoir à se battre. Après l’opération, même chose.

Mais les gars de l’opération Méduse, eux, ont dû se battre. Ils se sont avancés en territoire ennemi par le sud, puis par le nord, dans une zone de feu à volonté. Ils ont utilisé toutes les armes qu’ils avaient. Ils se sont battus, et ils sont morts. Jusqu’à la victoire. Ils n’ont pas abandonné.

Il y avait des ennemis par centaines (peut-être par milliers), retranchés dans leurs cachettes et dans leur aveuglement extrémiste, prêts à détruire les agresseurs canadiens en se servant de toutes les armes qu’ils réussissaient à passer en contrebande du Pakistan.

Mais les choses n’ont pas tourné en leur faveur. Leurs croyances ne leur ont pas suffi pour gagner ce combat.

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Des soldats attendent près de la rivière Arghandab pendant l’opération Méduse.
MDN

Major-GÉneral Omer Lavoie

Si l’on demande au major-général Omer Lavoie, qui commandait le groupement tactique pendant la bataille, qui a gagné et si l’opération a réussi, il répond franchement, comme on pouvait le prévoir, que l’opération Méduse fut un succès.

Cela ne signifie pas qu’aucune erreur n’ait été commise, mais ces erreurs n’ont pas modifié l’issue
de la bataille.

En 2006, il était lieutenant-colonel, et il commandait le groupement tactique canadien sous les ordres du brigadier-général David Fraser.

« C’était au moment où le commandement passait des Américains à l’OTAN, dit-il. Les talibans étaient convaincus que l’OTAN hésiterait à se battre. Nous, on y va, on reprend cette région. Et c’était une région d’importance emblématique pour les talibans. Alors d’après ces critères, on peut dire que c’était un énorme succès, parce que tout ce qu’on a demandé à mes troupes, elles l’ont fait.

« Est-ce qu’on a libéré les districts de Zhari et de Panjwai des talibans? Bien sûr que non, dit-il. Mais la raison pour laquelle nous sommes allés là-bas, c’est que les talibans menaçaient Kandahar. Il fallait faire quelque chose pour que la ville ne tombe pas. Et mes soldats ont de quoi être fiers d’avoir accompli cela.

« Professionnellement, ça m’a changé. Ça me sert d’azimut quand je commande. Nous avons perdu notre sergent-major régimentaire [l’adjudant-chef Robert Girouard]. Nous avons perdu 19 gars. Alors c’est difficile de ne pas penser à ça tous les jours. C’est ce qu’il y a de plus difficile quand on commande.

« Mais notre unité est la seule à qui on a décerné la citation du gouverneur général pour une opération, et cet honneur est ce qui importe le plus, c’est ce qui nous unit en tant que frères d’armes. »

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Vue de l’objectif principal, le 3 septembre 2006.
MDN

Major Trevor Norton

Pendant l’opération Méduse, le major Norton était capitaine de véhicule blindé léger de la compagnie Charles; il était l’un des surveillants de la bataille le 3 septembre.

« D’une certaine façon, c’était un moment décisif pour moi. Quand j’y pense, c’était le seul moment de l’engagement du Canada en Afghanistan où les talibans se sont vraiment massés et ont cherché un combat traditionnel. Et nous leur en avons livré un, dit-il. Mais à l’époque, ce n’était pas un évènement majeur à mes yeux. Maintenant, je sais que c’était vraiment remarquable, mais à ce moment-là c’était juste une partie de la mission. C’était juste une autre journée au Kandahar. »

Un aspect de la première bataille de l’opération le fait encore réfléchir, dix ans après.

« Avant le 3 septembre, on se tenait d’un côté de la rivière et on essayait de ronger l’ennemi de l’autre côté de la rivière par des tirs directs. J’avais mis en place une ligne de tir et on tirait à chaque fois que l’ennemi s’exposait. Je disais à mes gars “Ceux que nous éliminons aujourd’hui, on ne leur fera pas face demain.” Le lendemain, nous avons traversé la rivière; on ne savait pas trop où on allait faire une brèche dans les défenses de l’ennemi. Mais on ne tirait pas, et ça a permis à l’ennemi de nous surprendre.

« Depuis, j’ai essayé de faire comprendre à mes gars à l’entrainement qu’il faut absolument se fier aux tactiques traditionnelles. Si tu penses à quelque chose, dis-le. Si ça te semble mal ficelé, dis-le aussi. Je m’en sers comme exemple d’initiative. [Quelqu’un aurait dû] nous recommander de continuer à tirer, parce que [ne pas le faire] a vraiment donné un avantage aux talibans. »

Major Jeremy Hiltz

En 2006, le major Hiltz commandait le peloton 8 de la compagnie Charles. Il a franchi la rivière le 3 septembre, au cœur des combats.

« Pour moi, et pour beaucoup de soldats avec lesquels je garde le contact, je crois que les souvenirs, bons ou mauvais, de notre participation à l’opération Méduse demeurent une source de grande fierté, dit-il. Aujourd’hui encore, je me souviens des 3 et 4 septembre comme si c’était hier. Sur le coup, on ne pensait pas beaucoup aux conséquences à long terme, ni pour les Afghans, ni pour l’OTAN.

« Quant à moi, je vois l’opération dans son ensemble comme un moment très important, où le Canada a accompli quelque chose qui n’avait pas été fait depuis un bon bout de temps. Pour la compagnie Charles, pour le rôle que nous y avons eu, en dépit des conséquences de ces jours-là pour beaucoup, nous avons été cimentés davantage en tant que compagnons d’armes. La détermination des soldats de mon peloton après avoir perdu Frank Mellish et vu un grand nombre de nos frères blessés était incroyable. Quel que soit le danger, ils étaient toujours prêts à reprendre le combat. Et même après les tirs de l’A-10 américain sur notre position, ils ont continué.

« Je me souviens d’avoir entendu dire que le haut commandement ne pensait pas que la ville de Pashmul et le district de Panjwai pouvaient être pris. Nous avons fait quelque chose que beaucoup de nations ont essayé de faire sur un terrain semblable. Nous avons battu un ennemi redoutable, retranché et préparé, sur son propre terrain. En tant que 8e Peloton, nous avons relevé le défi, nous avons été renversés, mais nous nous sommes relevés tout de suite. »

Lieutenant-Colonel Mark Gasparotto

En 2006, le lieutenant-colonel Gasparotto était commandant du 23e Escadron de campagne du 2e Régiment de génie d’assaut.

« Je savais qu’il s’agissait de la plus grande opération de l’histoire de l’OTAN. Une certaine mythologie entoure encore Méduse, à cause du nom lui-même ou à cause de la violence de l’engagement. Il est certain qu’aux yeux des ingénieurs, ce qu’a fait le 23e Escadron de campagne mérite d’être remarqué. Je sais que ça a représenté un sérieux défi pour l’escadron dans toutes ses capacités. Quant à notre adaptation et à notre improvisation, nous avons fourni au groupement tactique l’appui dont il avait besoin malgré le matériel restreint dont nous disposions. À cet égard, Méduse nous a donné l’occasion de démontrer à quel point les ingénieurs sont créatifs quand il s’agit de résoudre les problèmes dans un champ de bataille.

« Le degré de violence qui a suivi Méduse était parlant, en termes de feu direct. Mais je ne sais pas vraiment à quel point cela a influencé les combats suivants par rapport à ceux de 2006. Et si les combats ont été moins sévères cette année-là, qu’en était-il des années qui ont suivi? Alors, est-ce que nous avons empêché l’ennemi de prendre Kandahar? Je ne sais pas. Et je ne le savais pas vraiment à l’époque, même si c’était ce qu’on se disait. Nous l’avons au moins retardé. Les talibans faisaient un effort concerté à l’époque. Aurions-nous pu en tuer beaucoup plus? Prendre plus de leurs dirigeants, ce que nous n’avons pas fait à cause de la manière dont l’attaque s’est déroulée, qui a permis à beaucoup de s’enfuir?

« Je me souviens certainement de ce que nous avions esquissé sur la carte. Si j’avais su alors ce que je sais maintenant, j’aurais fait attention à d’autres choses ce jour-là. Je pense que nous nous sommes fait prendre à notre propre cycle décisionnel en essayant d’éclaircir les ordres, parce que les choses n’allaient pas dans le sens du plan de manœuvre qui nous semblait le plus logique. Il y avait bien un groupement tactique, mais l’attaque du 3 septembre n’a pas été une attaque de groupement tactique.

« Il n’en reste pas beaucoup. À la fin de la période d’affectation, il y avait à peu près 130 soldats dans l’escadron, qui est assez grand. Mais en ce qui concerne ceux qui sont encore dans les forces : les officiers sont encore là, mais le nombre de sous-officiers a vraiment baissé. Il y en a beaucoup qui ont servi une fois ou deux de plus en Afghanistan, et je pense que leur service leur a couté cher, qu’ils ont des difficultés à surmonter aujourd’hui. »

En effet, selon les chiffres officiels d’Anciens combattants, presque 10 % des 39 000 Canadiens qui ont servi en Afghanistan ont reçu un diagnostic de TSPT. Ce chiffre comprend des milliers de militaires des groupes professionnels qui n’ont jamais pris part aux combats; le pourcentage de soldats ayant combattu atteints d’un TSPT est donc probablement beaucoup plus élevé.

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L’objectif Rugby, principal objet des opérations du 3 septembre 2006.
MND

Major Edward Stewart

Pendant l’opération, le major Stewart était officier des affaires publiques. Il était alors capitaine, chargé de l’attention médiatique que la bataille suscitait dans le monde.

« Méduse est la plus grande opération à laquelle j’ai été attaché et à laquelle je serai probablement jamais attaché, dit-il. Encore aujourd’hui, je n’arrive pas à penser à un autre cas où tous les gens que je connaissais s’occupaient de la même chose. Je me sens véritablement privilégié d’avoir eu l’occasion de jouer un petit rôle dans quelque chose d’aussi grand, et aussi d’avoir travaillé à côté de quelques personnes assez impressionnantes.

« Je dirais que c’était l’apogée d’un énorme changement concernant la manière dont l’Armée canadienne était perçue. Je pense que Méduse a confirmé que oui, les soldats canadiens étaient encore des combattants lorsqu’il le fallait.

« L’opération a été un succès, je pense qu’on peut le dire sans porter à controverse. Mais il est important de remettre ce succès dans son contexte, comme pour toutes choses. Par exemple, je ne pense pas qu’on puisse prétendre que Méduse ait “gagné la guerre” ni quoi que ce soit de semblable, parce que les huit groupements tactiques suivants ont tous fait face à des défis, à des épreuves et à des pertes considérables, mais c’était un moment d’une grande portée dans l’ensemble de la campagne.

« Les raisons pour lesquelles on a déclenché Méduse quand Kandahar risquait d’être perdue ont été suffisamment établies, alors pas besoin de les répéter. Ce que je peux dire, d’après ma propre expérience, c’est que lorsque le groupe dont je faisais partie est allé sur le terrain, le 30 août, notre convoi a traversé une ville fantôme. Kandahar avait l’air abandonnée. Sur le chemin du retour, après Méduse, même pas quatre semaines après, notre convoi était constamment coincé en raison du nombre de personnes qui étaient rentrées en ville.

« Qu’est-ce que tout cela voulait dire? Je ne sais pas vraiment, car j’avais un tout petit rôle parmi des milliers. Tous les gens que je connais pensaient avoir pris part à quelque chose d’assez important, et avoir fait quelque chose de vraiment bien, et ils en éprouvaient une certaine satisfaction. Pourtant, le groupement tactique a perdu 12 de ses 19 morts après Méduse, alors on pourrait peut-être dire que l’opération montre à quel point, à la guerre, l’euphorie est éphémère… En fin de compte, le temps des célébrations a été étonnamment court, puis on est passé à autre chose. »

« Nous défendrons notre île, quel qu’en soit le prix.
Nous nous battrons sur les plages.
Nous nous battrons sur les terrains de débarquement.
Nous nous battrons dans les champs, et dans les rues.
Nous nous battrons dans les montagnes.
Nous ne nous rendrons jamais! »

– Winston Churchill

Ne jamais se rendre

À l’issue de l’opération, le groupement tactique canadien a atteint tous ses objectifs. Il lui a fallu plus longtemps que prévu, et cela a été bien plus difficile que ce qu’on espérait; mais les yeux du monde étaient tournés vers eux, et il était hors de question que les Canadiens perdent ce combat.

Il est probable que les civils ne comprendront jamais vraiment ce que la guerre coute. Sacrifier des vies pour un bout de terrain est incompréhensible, voire même odieux. Mais c’est pour cela que nous avons des armées, et c’est ce que les soldats canadiens ont fait durant l’opération Méduse.

Avancer vers l’ennemi. Avancer jusqu’à la mort. C’est ça, la guerre.

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