HISTOIRE D’ADOS : LA VIE DANS UNE FAMILLE DES FORCES

ILLUSTRATION : ©ANNE HORST/i2iart.com

Quand le téléphone a sonné, la veille de l’Action de grâces, Alisha Perreault de Petawawa (Ont.), âgée de 11 ans, a décroché sans hésiter. Elle ne pouvait pas savoir que sa famille serait changée à tout jamais. La voix inconnue demanda à parler à sa mère, Frances.

« J’étais très jeune, alors je ne comprenais pas ce qui se passait, se rappelle Alisha, qui a maintenant 16 ans. J’ai donné le téléphone à ma mère, qui s’est mise à pleurer. »

C’était en 2006 et le père d’Alisha, Roger, était en service en Afghanistan en tant qu’ingénieur de l’armée. L’appel visait à informer la famille que Roger avait été blessé à la colonne vertébrale lors de la détonation d’un dispositif explosif de circonstance. Il a depuis subi nombre d’opérations, et il souffre de trouble de stress posttraumatique (TSPT). Roger et Frances ont quatre enfants : Derek, âgé de 10 ans; Mathew, 13 ans; Marissa, 17 ans; et Alisha. Les filles surtout ont été éprouvées par l’évènement. Cinq ans ont passé et la famille a encore de la difficulté à y faire face.

L’adolescence est une période difficile, et elle l’est encore davantage quand un des parents est militaire, quoique la situation de chaque famille des Forces canadiennes (FC) soit diffé­rente de celle des autres. Il y a des ados pour qui c’est très dur, et il y en a qui s’en sortent relativement bien. Souvent, cette lutte rend la famille plus forte.

Le TSPT dont souffre Roger a causé bien de l’angoisse à sa famille, surtout relativement à la peur qu’il perde son emploi. Roger croit que l’armée n’est pas prête à s’occuper des soldats blessés et il dit qu’il est dans les limbes en attendant qu’on lui trouve un poste permanent. « Avant, c’était une personne tranquille et patiente, mais il est maintenant en proie à des colères et il se sent facilement frustré, dit Frances. Nous savons tous quand il passe une mauvaise journée, ce qui arrive plusieurs fois par semaine, et nous sommes tous sur des charbons ardents. Cela ne veut pas dire qu’il est fâché contre nous, on a juste appris à vivre avec un papa en colère. »

Frances a remarqué que c’est sa fille ainée qui a le plus changé : elle est dépressive. « Elle est très en colère contre lui, et je ne crois pas qu’elle sache pourquoi », nous explique Frances. Ses autres enfants sont renfermés et ils s’adressent toujours à leur mère plutôt qu’à leur père.

« Sa blessure a beaucoup changé notre famille. Tout est plus stressant et ma relation avec mon père n’a pas été très bonne pendant longtemps. On se querelle encore, mais ça va un peu mieux, dit Marissa. J’étais vraiment déprimée et ça me met parfois en colère. »

Quand elle avait 14 ans, la dépression de Marissa lui a presque couté la vie. « À ma fête, mon père était à l’hôpital et il allait vraiment mal. Il avait attrapé une infection après avoir subi une opération, et on avait peur qu’il meure. J’ai invité des amis chez nous, et je me suis tellement saoulée qu’il a fallu m’emmener à l’hôpital. Je savais pas comment gérer mes émotions. »

C’est là le plus déchirant de ses souvenirs. Elle a réalisé que ce n’est pas la faute de son père s’il a été blessé.

La confusion règne souvent chez les ados des militaires. Au Manitoba, Elaine Ellis, conseillère familiale au Centre de ressources pour les familles des militaires (CRFM) de Shilo, dit que la consommation d’alcool inavouée et l’automutilation sont courantes chez les ados déprimés.

Cameron Lucier, âgé de 16 ans, a souffert de dépression. La famille Lucier est actuellement postée à la BFC Shilo. Son père, Jason, qui est opérateur de radio dans la Princess Patricia’s Canadian Light Infantry, a été affecté une fois en Bosnie et deux fois en Afghanistan. Cameron a trois frères plus jeunes que lui : Matthew, âgé de 9 ans, Brandon, 12 ans et Dustin, 13 ans, et quand leur père est absent, la plus grande part des responsabilités incombent à Cameron. « Cameron joue le rôle de père; il s’occupe beaucoup de Matthew et je compte sur lui encore plus, dit Andrea, la mère des garçons. Quand on a un père militaire, on grandit plus vite, parce qu’on doit s’occuper de plus d’affaires. »

L’ado ne se récuse pas quand il s’agit d’assumer des responsabilités supplémentaires, bien qu’il dise qu’il trouve cela parfois pénible. Son père lui manque, et il y a des choses, comme les problèmes de petite amie, dont il n’ose parler à sa mère. « C’est une des raisons de ma dépression, étant donné que, pour aussi loin que je me souvienne, il était souvent parti, dit-il. Le pire de mes souvenirs, c’était en 8e année, quand le véhicule d’assaut léger derrière mon père a explosé et qu’on ne nous disait pas qui était encore vivant. »

Ce qui inquiète Cameron le plus, c’est de ne pas savoir si son père reviendra en vie ou couché au lit d’honneur; et s’il rentre chez lui, s’il sera le même. « C’est une question délicate pour les familles parce qu’à l’ère de la communication, les réalités de ce qui se passe aux champs de bataille sont rapportées chez nous, explique Brad White, secrétaire national de la Légion royale canadienne. On entend donc maintenant aux nouvelles que “six soldats de l’OTAN ont été tués en Afghanistan”, mais rien d’autre. Imaginez-vous le stress que ressentent les gens au pays, quand ils ont des êtres chers outre-mer. »

Megan Egerton-Graham, auteure et conseillère d’orientation professionnelle d’Ottawa spécialisée en comportements d’ados liés au déploiement, est d’accord. Selon elle, beaucoup d’ados ne distinguent pas l’information factuelle des opinions. Elle a été surprise du nombre d’ados qui ne comprennent pas la chaine de commandement, qui ne savent pas que la famille serait avisée d’une mort ou d’une blessure avant que le nom soit diffusé par les médias.

Cette incertitude au jour le jour peut décourager n’importe qui, et les ados, surtout, éprouvent souvent toute une gamme d’émotions.

Ironiquement, Cameron a fait face à la solitude en s’éloignant de tout le monde, jusqu’à ce qu’un de ses amis s’en aperçoive et l’aide. « Il m’a pris sous son aile, et il est devenu le grand frère que je n’avais jamais eu. Il me sert d’exemple, et je m’efforce de renvoyer l’ascenseur en aidant les autres qui ressentent la même solitude que moi. »

Cameron s’occupe de son plus jeune frère qui est le plus éprouvé et qui pleure beaucoup quand Jason est absent. « Je suis triste quand papa n’est pas là parce que je sais qu’il pourrait mourir à n’importe quel moment, et je suis triste quand j’entends qu’un autre Canadien est mort parce que je comprends ce qu’ils endurent », dit Matthew.

Egerton-Graham sait ce que ressent Matthew. « J’ai eu des élèves qui avaient perdu leur père en Afghanistan, et j’en ai eu d’autres dont les parents avaient été gravement blessés; et, curieusement, ils éprouvent la même anxiété que les enfants dont les parents n’ont pas été blessés, parce que la peur de cette expérience, c’est la même chose que l’expérience elle-même. »

La famille Lucier a recours aux programmes de soutien au déplacement du CRFM. La famille Perrault a trouvé que les services de thérapie du CRFM ne l’ont pas aidée. « J’ai fait une thérapie pendant un certain temps, dit Marissa. C’est difficile d’obtenir des services de thérapie ici, il n’y a pas assez de conseillers. »

Depuis les 10 dernières années, les FC se concentrent sur les familles plus qu’avant. Quand Brad White portait l’uniforme, les familles entraient dans les PM & E (personnes à charge, meubles et effets personnels), mais, aujourd’hui, on les considère comme des « familles militaires ». « Ce n’est là qu’un indice du paradigme qui est entièrement nouveau : comment on traite non seulement le membre des FC, mais comment on le traite avec sa famille, dit-il. C’est quelque chose de tout à fait nouveau dans l’univers des militaires. D’abord, le soldat d’aujourd’hui est un professionnel volontaire, un carriériste. Cela entraine de nouveaux problèmes, y compris des traumatismes et des TSPT nouveaux, et les membres des FC plus jeunes ont bien plus d’expérience sur le terrain.

« Quand on parle d’assistance pour les familles, je ne pense pas que le système sache comment s’occuper de la famille relativement au TSPT, affirme White. J’espère que ça va changer, mais comment peut-on assister un ado, qui traverse déjà une période difficile de transformation, quand un parent revenant de l’Afghanistan devient tout à coup irrationnel sans raison apparente? »

À ce propos, on considère la création d’un encadrement permettant aux ados des familles des FC de se réunir comme une mesure d’appoint profitable.

Le CRFM de Shilo a un centre pour ados qui offre à ces derniers des activités telles que la projection de films et des soirées de jeux. On a tenté de mettre en place un programme de soutien pour ados, mais jusqu’ici les jeunes ne s’y sont pas intéressés. Quant au CRFM d’Esquimalt, où les programmes s’adressent principalement aux groupes, un travailleur social pour les ados y a été engagé. « Nous croyons qu’il est important que les […] jeunes […] se rassemblent dans un même groupe. Cela tend à normaliser certains des sentiments qu’ils partagent, dit Pauline Sibbald, conseillère au CRFM d’Esquimalt. Les enfants risquent de se sentir isolés à l’école, surtout dans une communauté où les parents habitent à l’extérieur de la base. »

ILLUSTRATION : ©ANNE HORST/i2iart.com

Cameron s’est senti isolé à l’école. Il dit qu’il est difficile d’aller à l’école publique parce que la plupart des ados qui la fréquen-tent sont habitués d’être entourés de leur famille toute l’année. Les enfants des militaires n’ont pas ce luxe; ils peuvent donc se sentir exclus. « Les gens vous prennent toujours en pitié et ils vous disent que votre réaction est excessive, mais ils ne comprennent pas le stress que l’on peut vivre quand un être cher est en danger, dit-il. Comprenez-moi bien, votre parent pourrait être policier ou pompier, mais un soldat, ce n’est pas du tout pareil. » Il croit que les risques que courent les policiers et les pompiers au Canada sont réels, mais le personnel des FC risque davantage de mourir en mission. « Je suis vraiment agacé par les gens qui rabaissent nos militaires, qui disent qu’ils ne font rien. Je ne les vois pas quitter leurs proches, eux, pour aller régler les pro-blèmes d’un autre pays afin qu’on puisse y vivre comme ici. »

Derek, âgé de 14 ans, fréquente l’école publique à Kingston, en Ontario. Il ne voulait pas être identifié dans cet article, et il nous dit qu’aucun de ses amis n’aime parler de l’absence d’un parent. Son père, qui travaille en communications dans l’armée, est revenu d’Afghanistan au début du mois de décembre. Pendant que son père parle de l’Afghanistan, Derek reste tranquille, puis il nous dit : « Au début, j’avais envie de rire, je me sentais soulagé parce qu’il était revenu, mais c’est très effrayant ce qui lui est arrivé; je ne pensais pas qu’il avait été aussi en danger. Je savais bien qu’il était à l’extérieur des barbelés, mais dans une base. J’avais vu le véhicule dans lequel il allait être, et j’étais confiant que ça pouvait supporter beaucoup. »

Le père de Derek protégea sa famille en leur révélant peu d’informations au sujet de la mission. Ce n’est que de retour à la maison, sain et sauf, qu’il a commencé à parler de son expérience. Son affectation a le plus durement éprouvé la sœur cadette de Derek, Joan, âgée de 8 ans. Derek nous dit qu’elle devient très facilement émue. Il y a des jours où elle se sent très heureuse et d’autres où elle est vraiment colérique ou ne parle à personne. Ses études en ont aussi souffert. « Quand on essayait de l’aider, maman et moi, elle se mettait à pleurer ou à crier, dit-il. J’essaie simplement d’être là si elle veut parler. Elle est bien plus heureuse depuis que papa est rentré. »

Une des pires choses pour Derek, c’est le fait que son père n’ait assisté à aucune de ses parties de football ni à la cérémonie de remise de diplômes de 8e année. « J’étais vraiment triste qu’il ne soit pas venu à la cérémonie parce que c’était un moment important pour moi et il n’était pas là. Ma mère était là, mais ce n’est pas pareil quand il manque un des parents. »

Derek n’est certainement pas le seul ado d’une famille militaire à vivre cela. Les quatre enfants de la famille Nault d’Orléans (Ont.) sont également tristes quand leur père est absent lors d’un anniversaire ou d’une épreuve sportive. La famille est composée de Lilly, âgée de 11 ans; Melina, 13 ans; Lukas, 17 ans; Charlene, 18 ans, leur mère Claudia et leur père Rémi, membre de l’aviation depuis 25 ans affecté en Afghanistan une fois.

Le plus dur, c’est quand Rémi manque un anniversaire. Melina dit qu’elle n’aime pas qu’il manque toutes ses parties de soccer non plus et qu’elle jalousait Lilly avant parce que Rémi arrivait toujours pour son anniversaire. Une fois, quand il n’a pas pu, ils ont retardé l’anniversaire jusqu’à ce qu’il rentre.

« Je pense qu’on a célébré son anniversaire trois fois cette année-là », dit Lukas en riant.

C’est Lilly qui vit le plus difficilement les affectations de Rémi : elle a de la difficulté à s’endormir et apporte souvent l’oreiller et la couverture de son père dans son propre lit, quelque chose qui « sent comme papa ».

Pour faire face à la situation, Claudia ne raconte pas la mission de Rémi à leurs enfants jusqu’à ce qu’il soit revenu sain et sauf. Toutefois, les enfants trouvent cela injuste. « Il n’est pas facile de savoir comment agir, parce que si on leur dit pas et que quelque chose devait arriver, ils n’auraient pas eu l’occasion de lui envoyer un dernier courriel. Mais si on leur dit avant, ils s’inquiètent énormément, dit-elle. »

Dans l’ensemble, la famille survit en organisant des soirées familiales hebdomadaires et en communiquant avec Rémi autant que possible par téléphone et par courriel. À Victoria, la famille Townsend a appris à faire face quand George père est parti en mission pour les Forces canadiennes. Cindy dit qu’au cours des trois dernières années, son mari a été absent 22 mois et que ses enfants, George fils, âgé de 15 ans, et Emma, 13 ans, lui envoient des courriels régulièrement. « Je trouve que c’est plus facile si j’appelle chez moi toutes les deux semaines, dit George père. Si on appelle trop souvent, tout le monde compte sur ces appels et, des fois, quand on est militaire, ce n’est tout simplement pas possible. »

Emma aime recevoir ses courriels. « Des fois, quand on est devant l’ordinateur et qu’on reçoit des messages, je sais qu’il est de l’autre côté, dit-elle en souriant. Une fois, quand on parlait, il n’a pas répondu pendant 10 minutes, puis il m’a dit “Désolé chérie, je me suis endormi”. »

Au milieu des années 1990, quand Rémi était en poste à la station des Forces canadiennes Alert, à la pointe nord de l’ile d’Ellesmere, au Nunavut, il pouvait appeler chez lui tous les huit jours pendant 20 minutes. De retour à Alert, en 2007, il pouvait appeler tous les jours. En Afghanistan, Rémi pouvait téléphoner une fois par semaine pendant 40 minutes. « Dans les forces, on comprend de mieux en mieux […] que leur permettre d’appeler chez eux, c’est une façon de les appuyer », dit Claudia.

« Ça facilite aussi beaucoup le retour à la maison parce qu’on est plus au courant de ce qui s’est passé pendant notre absence, dit Rémi. Ce n’est pas un mode de vie facile. On ne peut pas retrouver le temps qu’on a perdu, que ce soit les fêtes, les anniversaires ou les Noël, mais c’est ce qu’on a choisi de faire et ce travail a fait voyager notre famille partout. On est allés en Allemagne; au Québec; à Cold Lake, en Alberta; à Gagetown, au Nouveau-Brunswick; à Gander, à Terre-Neuve; et nous sommes maintenant à Ottawa.

Tous les ados que nous avons interviewés pour ce repor-tage disent qu’ils trouvent plus difficile de changer de ville que d’avoir un parent affecté à l’étranger. « Les déménagements sont plus difficiles parce que, quand papa est absent, c’est seulement une partie de ton monde qui est dérangé, tandis que quand on déménage, c’est ton monde tout entier qui change », dit Elena Lopez, âgée de 18 ans, d’Esquimalt, dont le père est officier ingénieur dans la marine depuis 1988.

En Colombie-Britannique, Linda, âgée de 15 ans, dont la mère joue de la clarinette dans les FC, se prépare à déménager cet été, et elle trouve l’idée très dure. Elle a trouvé le soutien qu’il lui fallait auprès des conseillers de son école et de ceux du CRFM, mais elle a peur de ne plus voir son père aussi souvent, car ses parents ont divorcé et son père va rester en Colombie-Britannique. Elle nous explique que c’est difficile aussi de se préparer à déménager quand la famille n’est pas entièrement certaine de l’endroit où elle s’établira, bien qu’il soit probable que ce soit à Halifax. « Je suis troublée et inquiète, et je suis stressée aussi parce qu’on est en train de faire toutes sortes de préparations, comme de vendre la maison dans laquelle j’ai vécu toute ma vie, dit-elle. L’école secondaire aussi, ça va être dur, parce que c’était ma première année et c’est vraiment difficile de s’acclimater à un nouvel environnement. Il faut aussi du temps pour se faire de bons amis. Il va falloir que je recommence tout depuis le début. »

Quant à la famille Perreault de Petawawa, Roger a demandé d’être muté ailleurs. Alisha dit que la vie à la maison est encore aussi difficile qu’au début, quand Roger a été blessé, et elle ne croit pas que cela changera. Toutefois, Marissa pense que sa famille a appris à vivre avec la situation et elle ne regrette pas que Roger soit militaire. « Je suis chanceuse d’avoir encore mon père, dit-elle. Il n’est pas revenu chez nous dans un cercueil, mais, des fois, je voudrais qu’il ne soit pas allé en Afghanistan et qu’il n’ait pas été blessé, mais je ne veux pas être égoïste. »

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