Sur des chemins paisibles – 2e partie

Le patio de Jean-Philippe Bonnet, situé sur un bunker à sa résidence côtière, offre une vue panoramique de la plage de Puys, à l’est de Dieppe. L’illustration est celle des hautes falaises menaçant une plage à marée basse. [ILLUSTRATION : JENNIFER MORSE]

Le patio de Jean-Philippe Bonnet, situé sur un bunker à sa résidence côtière, offre une vue panoramique de la plage de Puys, à l’est de Dieppe. L’illustration est celle des hautes falaises menaçant une plage à marée basse.
ILLUSTRATION : JENNIFER MORSE

Le temps était parfait en France au mois d’aout : ciel bleu pour la photographie et nuages moroses pour la peinture. J’étais allée en Europe pour peindre.

Les musées de classe mondiale sont remplis de paysages champêtres normands et flamands. Cette terre a une riche production artistique et agricole. Mais elle est aussi chérie pour une tout autre raison.

C’est là que le monde entier est allé se battre, deux fois plutôt qu’une. Plus de 111 650 Canadiens sont morts aux deux guerres mondiales. Ils sont enterrés là-bas.

En tant qu’artiste, la juxtaposition de la guerre et de la paix m’intéresse. J’imagine les citoyens européens piqueniquant le long des mêmes côtes que les Canadiens ont prises d’assaut, occupés aux choses d’aujourd’hui sur les champs de bataille d’autrefois.

J’aimerais voir si le souvenir existe hors saison, quand personne ne sait que les invités arrivent.

Philippe Bonnet, le garçon de table qui me sert, près de la côte de Dieppe, est curieux de savoir ce que je suis ve­nue visiter au bord de la mer. On dirait un jeune fermier de la Saskatchewan : grand, les joues roses et les che­veux blonds. Je lui dis que je suis venue voir les lieux qui ont le plus d’importance pour les Canadiens. Demain, je vais à Puys; ensuite, à Pourville. « Puys! s’exclame-t-il. C’est là que j’habite. »

Je lui dis que je vais peindre les lieux de commémoration européens. Au Canada, avant de partir, je m’imaginais en train de dessiner les bunkers à Puys. Je pouvais presque voir le vert doux des végétaux et de la mousse sur le béton qui adoucissent et dissimulent le contour gris et rugueux des fortifications allemandes, un paysage où les herbes dissimulent la guerre : métaphore visuelle de l’effacement par le temps du souvenir de la guerre. Philippe m’écoute, époustouflé. « J’habite dans la maison blanche en haut de la rue à pic qui est à gauche du monument. Il y a deux bunkers sur notre terrain. Il faut que vous passiez chez nous. Je laisserai une note à mes parents. »

Je continue de chercher ce qui a été oublié dans la campagne française, mais c’est le souvenir que je trouve.

Une couronne de 20 feuilles d’érable adorne le monument dans le jardin de l’abbaye d’Ardenne. [ILLUSTRATION : JENNIFER MORSE]

Une couronne de 20 feuilles d’érable adorne le monument dans le jardin de l’abbaye d’Ardenne.
ILLUSTRATION : JENNIFER MORSE

Il y a six kilomètres de falaises spectaculaires le long de la côte de Dieppe jusqu’au petit village de Puys. Là, en haut d’un escalier en brique et en pierre ancien, se trouve la maison enduite de stuc des Bonnet. Le père, le co­lonel Jean-Philippe Bonnet, attaché militaire à l’ambassade de France à Riyadh, en Arabie Saoudite, et à Manama, au Bahreïn, m’attend dehors sous un ciel dégagé. On dirait qu’il se réchauffe pour aller courir et ses yeux bruns et son sourire chaleureux brillent dans l’air de mer. « Venez », me dit-il, et il me conduit jusqu’à l’un des deux bunkers, à peine érodé après 68 ans. Là, sur le plus grand des bunkers, des meubles de patio sont arrangés de façon à donner une vue imprenable de l’océan et des falaises, sans garde-fou, notons-le, alors que nous nous trouvons à quelque 25 mètres de hauteur. Son épouse, Véronique, nous sert le café à une table de piquenique placée sur le carré d’à peu près quatre mètres de largeur. Prendre le café sur ce bunker qui, en 1942, a servi aux Allemands pour faucher tant de Canadiens, témoigne parfaitement du fait que ces emplacements de guerre sont devenus des endroits de paix.

De Puys, je conduis sur 10 kilomètres vers l’ouest jusqu’à Pourville, une autre plage où ont débarqué les Canadiens. Et quel parcours! La route monte et descend les falaises qui longent la mer turquoise. Le peintre impressionniste Claude Monet, qui venait ici en vacances, a peint la côte en couleurs plutôt criardes, tape-à-l’œil. Je ne trouve pas qu’il ait bien représenté l’esprit de l’endroit. Il est bien trop serein pour une facture si passionnée.

Au bord de la route principale se trouve une magnifique chapelle en pierre entourée d’hortensias roses où deux jardiniers s’occupent d’un parterre de bégonias rouges et blancs qui dessinent le drapeau canadien. Ils disent se préparer aux services commémoratifs qui auront lieu le 19 aout le long de cette côte. La Croix de Victoria a été décernée au lieutenant-colonel (Charles) Cecil Merritt pour son commandement et son courage au pont situé à une rue d’ici.

Un couple, sous la pluie, se balade au front de mer d’Arromanches, en France. Les restes, au loin, des grands caissons en béton qui ont servi à la construction du port artificiel. [ILLUSTRATION : JENNIFER MORSE]

Un couple, sous la pluie, se balade au front de mer d’Arromanches, en France. Les restes, au loin, des grands caissons en béton qui ont servi à la construction du port artificiel.
ILLUSTRATION : JENNIFER MORSE

Une pluie froide tombe pendant les trois heures de ma conduite jusqu’à Caen, où je m’abrite, avec mon appareil photo, sous un poncho en plastique de 3 $. Caen est un labyrinthe de rues à sens unique et, en zigzaguant sept kilomètres vers l’ouest de son centre, j’atteins l’abbaye d’Ardenne, bien visible dans un champ plat. Dix-huit soldats canadiens furent assassinés par les nazis les 7 et 8 juin 1944. On croit que deux autres furent exécutés le 17.  J’ai déjà fait partie de deux groupes qui se sont entassés dans le jardin lors de cérémonies de commémoration pendant qu’un guide racontait la terrible histoire. Aujourd’hui, je suis seule sous la pluie qui tambourine sur les feuilles des arbres protégeant le jardin commémoratif. Une chaise a été placée devant le mo­nument : un siège pour une pèlerine. Je cueille 20 feuilles à un grand érable et les dépose en rang sur la pierre, une pour chaque soldat. La pluie légère et la quiétude de l’endroit me donnent l’impression de me trouver à des années-lumière de l’agitation des rues de Caen où, pour la première fois depuis le début du voyage, les leçons de la guerre semblent appartenir au passé.

Quand je remonte dans la voiture pour quitter l’abbaye, le jour s’assombrit, le tonnerre gronde et une pluie torrentielle s’abat sur le parebrise. Je scrute les panneaux routiers tout en traversant le pays gris vers la côte : Arromanches est à 35 kilomètres d’ici.

Avant le jour J, deux ports artificiels, qui avaient été construits en secret en Angleterre, furent transportés en sections à travers la Manche.  Il y en eut un à Arromanches, pour les Britanniques, et un autre à Omaha, pour les Américains. C’étaient des installations portuaires conçues pour le démarquement des approvisionnements et des troupes de l’opération Overlord qui suivait les débarquements de Normandie. Le 19 juin 1944, une tempête détruisit le port artificiel d’Omaha, mais celui des Britanniques fut réparé et continua de servir pendant 10 mois. On dit que 2 millions et demi d’hommes, un demi-million de véhicules et quatre millions de tonnes de biens de consommation sont passés par le havre d’Arromanches. Je porte mon regard vers la mer où les vagues se brisent sur le béton qui reste du havre, à peine visible sous les averses, et je me demande comment c’était lors du débarquement en une telle journée, l’océan battant la côte. Il fait gris partout.

La plage Juno est un peu plus loin. Je suis mouillée et j’ai froid quand je sors de la voiture pour entrer au Centre Juno Beach, un petit musée canadien au bord de la plage. M’abritant dans le foyer, je bavarde avec deux guides, tous deux des étudiants de l’Université d’Ottawa. Ils travaillent ici, à Courseulles-sur-Mer, tous les étés, pendant quatre mois. Ils tiennent tous les deux à parler de chez nous; ils me parlent de ce qu’ils ont appris et de la gentillesse des rares anciens combattants qui viennent en visite. Le ciel s’est dégagé pendant notre conversation, alors je pars à la plage. La pluie a fait fuir tous les touristes; je suis donc seule sur le sable doré; seule à me glisser dans le « Cozy’s bunker » situé à un demi-kilomètre le long de la plage; seule en revenant, pieds nus, au bord de l’eau. La plage à Dieppe est pierreuse et on a du mal à y marcher, mais ici, à Juno, elle est sablonneuse et on peut aller plus loin et plus vite, tout comme leurs campagnes respectives.

La plage de Bernières-sur-Mer est à quelques kilomètres vers l’est. C’est là où les Canadiens ont libéré la première maison en Normandie, mais le jour J a couté 143 morts ou blessés à l’unité qui le fit, les Queen’s Own Rifles : plus qu’à n’importe quel autre bataillon canadien. En tout, le 6 juin, les pertes des Canadiens, qui entrèrent plus profondément dans les terres que les autres forces alliées, s’élevèrent à 340 morts, 574 blessés et 47 prisonniers.

Le lendemain matin, la pluie persiste. J’achète du pain et du fromage chez le boulanger du coin et je prends la route de Paris, qui se trouve à 250 kilomètres au sud-ouest. C’est mon dernier jour en Europe et je marche dans les rues glissantes de la ville, le long de la Seine, tout en pensant à la facilité avec laquelle le souvenir s’est établi dans les campagnes française et belge. À mi-chemin de la promenade la plus célèbre du monde se trouve l’Arche de Triomphe. Tous les jours, sans faute, depuis 1923, à 18 h 30, un groupe d’anciens combattants célèbre une cérémonie en l’honneur du Soldat inconnu enseveli sous l’arche imposante. Ma déambulation m’y mène et je suis invitée dans l’enceinte des barrières, avec quelque 20 autres personnes, pour y observer la cérémonie quelque peu incertaine.

Les herbes agitées par le vent et les sables du temps entourent un bunker délabré de la plage Juno. [ILLUSTRATION : JENNIFER MORSE]

Les herbes agitées par le vent et les sables du temps entourent un bunker délabré de la plage Juno.
ILLUSTRATION : JENNIFER MORSE

En mauvais français, je leur dis que je suis journaliste et je leur pose quelques questions sur eux et sur la cérémonie. Deux commissionnaires, un officier asiatique soigné et un blond bien en chair qui porte un béret m’invitent à descendre un escalier pour aller bavarder dans un bureau privé souterrain. Ils m’expliquent en français, lentement pour que je puisse comprendre, qui ils sont et comment a lieu la cérémonie. Un vétéran français de la Seconde Guerre mondiale, portant ses médailles, nous interrompt de temps à autre : « Qui est la dame? » « Quel pays? ». Monsieur Garden Akermi, l’ancien combattant curieux, est gardien de la flamme, du livre et de l’épée. « Ah! Le Canada. » Ils font oui de la tête tous les trois. Ils me demandent de signer le livre, prennent leur chapeau et nous partons.

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