Le Combat Pour Salavat – Partie 2

Le soldat Brian Makela (devant) et l’adjudant Dan Eisan en patrouille à Salavat. [PHOTO : ADAM DAY]

Le soldat Brian Makela (devant) et l’adjudant Dan Eisan en patrouille à Salavat.
PHOTO : ADAM DAY

LE 1er PELOTON ACCULÉ DANS LES CORDES

Le présent article est la deuxième partie de notre série sur les hommes et les femmes du 1er Peloton de la compagnie Alpha de la Princess Patricia’s Canadian Light Infantry (PPCLI) qui foncent à corps perdu dans leur nouvelle mission en vue de conquérir la ville de Salavat, au fin fond du fameux district de Panjwai. Le 1er Peloton, basé dans la petite enceinte d’une école réquisitionnée, comprend maintenant ce qu’on appelle des quartiers de peloton : la cheville ouvrière d’une nouvelle stratégie procédant de Kaboul dans le cadre de laquelle les soldats de l’OTAN quittent leurs grandes bases et vont dans les villages.

Toutefois, étant donné l’arrivée du major commandant de compagnie, Ryan Jurkowski et de l’unité tactique de son poste de commandement (la compagnie Alpha du 2e Peloton commence à arriver aussi), des rumeurs circulent comme quoi il va y avoir des combats dans les environs, à Nakhonay. Les quartiers du peloton d’autrefois semblent donc se transformer rapidement en une sorte de base d’étape improvisée et grandement surpeuplée, pour la bataille à venir. Quant à ce qui a brièvement été un effort contrinsurrectionnel, il risque de se transformer en une partie de frappe-les-taupes, le jeu mortel où les Canadiens pourchassent les ennemis fantômes à travers un territoire infesté de bombes.

Pendant ce temps, le combat pour l’appui des villageois en est encore à ses balbutiements et la tentative faite pour s’adjoindre à Saed, le commandant de l’armée nationale afghane de la localité, va baisser à son point le plus bas. Pour lire la partie 1, consulter legionmagazine.com

Le problème avec la guerre

Dans cette partie de l’Afghanistan, on dirait que tout est barbelé, pointu, piquant, acéré, empoisonné, débilitant, difficile et s’oppose généralement à l’existence des autres choses d’une façon ou d’une autre. La poussière a l’air d’être mortelle. Les plantes font saigner. La terre aride et chaude assèche les gens par osmose. Leurs pensées sont agressives sous un épais nuage de mauvaise information et d’ignorance.

Tout cet endroit-ci, au bord du désert, procède d’une époque médiévale, sauf les téléphones cellulaires, les Toyota et un très grand nombre d’AK-47. C’est un endroit de mysticisme inflexi-ble, où notre rationalité souriante ne risque pas de battre en brèche les croyances.

Les enfants de la localité font voler des cerfs-volants quand une patrouille passe près d’eux et des hommes illettrés arrivent à tuer des Canadiens avec une bombe à 10 $. Les Forces canadiennes se servent de satellites et d’armes téléguidées par laser, et certains de leurs officiers ont des doctorats.

À qui l’avantage?

L’ennemi poursuit un objectif qui n’a rien de compliqué — débarrasser le pays des étrangers — et il a tout le temps pour le faire ainsi que des millions d’endroits où se cacher.

Les soldats du 1er Peloton en patrouille à Salavat. [PHOTO : ADAM DAY]

Les soldats du 1er Peloton en patrouille à Salavat.
PHOTO : ADAM DAY

Pour confronter l’ennemi, les Canadiens doivent entrer dans son monde, ils doivent tisser des liens, bâtir la confiance. En d’autres mots, pour gagner leur combat, les Canadiens doivent mettre en œuvre une stratégie de contrinsurrection.

Cette situation ne convient pas à tout le monde se trouvant au Kandahar en octobre 2009. Beaucoup de soldats rêvent encore de résultats obtenus par les armes. Mais il est improbable que les armes aient la haute main sur la situation.

Presque exactement comme en 2008, c’est de Nakhonay que tout le monde parle. L’ennemi s’y trouve en grand nombre, disent les tireurs avec une ferveur évidente.

Mais ce n’est pas vrai. Si l’ennemi s’établissait dans des emplacements fixes, ici, il serait mort avant la fin de la semaine.

Nos armes sont meilleures, mais ils se montrent plus futés. Quant aux villageois, ils veulent simplement survivre.

IVe jour — Opération Deep Thrust (grande poussée)

Le matin, un mini-conflit éclate à propos de qui a le droit de boire quel sachet de café instantané et qui, de manger les rations fades de quelle pile de rations fades. L’adjudant et gardien général du 1er Peloton, Dan Eisan, accroche une affiche à la tente des approvisionnements : « Voir l’adjudant Eisan pour les rations ou pour l’eau, s’il vous plait. Ne vous servez pas tout seul. » Les soldats du poste de commandement élèvent le ton : le café et l’eau qu’ils boivent viennent de leurs propres véhicules.

Plus tard cette journée-là, Eisan éprouve une grande frustration quand des provisions qui arrivent à la base incluent des produits comme l’eau Perrier et des croustilles Doritos, mais pas certains articles comme les sacs chauffants pour les rations ou les accessoires d’hygiène qu’on appelle communément « sacs à merde » et sans lesquels l’hygiène serait pénible.

Quiconque a essayé de stocker un appartement ou une maison sait ce qu’Eisan ressent. Même dans un petit ménage, il y a toujours des choses qui se cassent, qui ne fonctionnent plus et qu’il faut réparer, des provisions qu’il faut remplacer. Imaginez-vous que vous dirigez un ménage de 100 jeunes soldats agressifs en plein désert. « Les provisions que nous demandons, ce ne sont pas des souhaits, ce ne sont pas des friandises pour nous, dit Eisan. Il y a plus de 100 gars dans cette petite enceinte et si on ne reçoit pas les sacs à merde bientôt, ça va aller très mal bientôt. »

Les soldats du 1er Peloton en patrouille à Salavat. [PHOTO : ADAM DAY]

Les soldats du 1er Peloton en patrouille à Salavat.
PHOTO : ADAM DAY

Le caporal John Little, jeune homme moustachu de 24 ans qui, de bien des façons, est l’ambassadeur et l’amuseur général du peloton, est nettement décontenancé depuis que le personnel du poste de commandement est arrivé. Il admet qu’il ne se sent plus aussi vivace. « Je n’y peux rien; les mauvais chenapans se sont emparés du camp », dit-il.

Avec le temps, l’ambassadeur devient une sorte de créature binaire : il est soit contrarié, soit amusant; soit qu’il abandonne l’idée que la vie est une farce, soit que sa raison de vivre est d’inventer des farces.

Par exemple, Little a inventé un nouveau concept de jeu vidéo. Il est fondé sur la contrinsurrection et, d’après lui, il y a « un million de façons de perdre et aucune façon de gagner ».

Bien que l’ambassadeur ait été houspillé trois fois pendant ces dernières 24 heures, d’après ce qu’on nous a dit, cela ne le dérange pas. « En’oye, dit-il en se penchant en arrière, en plein soleil et en écartant les bras. Renvoie John Little chez lui! »

« P’tit Jean est triste », dit le sergent Dwayne MacDougall qui vient d’arriver et s’aperçoit que Little est mécontent. « Étreins le rêve. Étreins la saleté », dit MacDougall d’un air d’encouragement.

Toutefois, il faut dire que le mécontentement à ce niveau-là semble faire partie de l’uniforme des soldats de la PPCLI; c’est comme une tradition. Il nous semble que si l’on pouvait extraire l’essence d’un biffin de la PPCLI, on découvrirait qu’elle consiste de deux tocades à parts égales : « le réflexe à conneries » et « voyons voir si on peut faire des ennuis à quelqu’un ».

Comme si c’était une tradition, les premiers mots prononcés par le chef du peloton, le capitaine Bryce Talsma, à l’occasion d’une séance d’information, sont accueillis par le refrain « c’est d’la bullshit » ou des fois, peut-être pour ne pas perdre de temps, simplement « bullshit ».

Cette même matinée-là, je m’assoie au soleil pour discuter de la guerre avec un inconnu, une de ces figures qui vont et viennent dans les zones de combat sans qu’on sache exactement qui ils sont.

Omar (ce n’est certainement pas son vrai nom) se présente en tant que conseil culturel canadien-afghan. Et bien qu’il soit né près de Kaboul, qu’il ait l’air afghan et qu’il parle pathan comme un indigène (vraisemblablement avec le même accent), il a grandi principalement au Canada et parle anglais comme si c’était sa langue maternelle.

Omar observe de près la situation en Afghanistan depuis longtemps. « La société est en morceaux, dit-il pour commencer. Les relations entre les gens, leurs relations avec le gouvernement, avec l’économie… tout est brisé.

« Les gens de Salavat ont besoin d’emplois […] Les talibans ne pourraient plus leur faire faire des choses s’ils pouvaient pas les payer.

Un jeune Afghan et un soldat canadien se mesurent l’un l’autre. [PHOTO : ADAM DAY]

Un jeune Afghan et un soldat canadien se mesurent l’un l’autre.
PHOTO : ADAM DAY

« Mais en fin de compte, si on veut vraiment apporter la paix, c’est ce qu’on doit faire. Je suis sûr qu’on peut. On avait la paix et la démocratie avant, en Afghanistan, on avait la démocratie depuis belle lurette. Ce qu’on appelle Loya Jirga. »

À 11 h 25, l’air se transforme soudainement en une vague qui frappe et aspire à cause de grosses bombes qui explosent au nord, dans le district de Zhari. Il est à noter que la bande sonore naturelle de la guerre est envahissante, une symphonie technique, furieuse et brise-tympan. Il y a le hurlement insensé d’un chinook qui passe à 10 pieds au-dessus de nos têtes, le grondement diesel des VAL et, comme toujours, à tout moment, les explosifs puissants qui retentissent intensément dans notre fiole.

L’après-midi, l’ambassadeur Little, étant arrivé à un stade de tristesse encore plus profonde, s’assoit sur le sable et lit de la poésie aux soldats qui passent. « Un singe effrayé pilote mon bateau dans les rapides », crie-t-il à un soldat qui s’enfuit : ce n’est pas un amateur du poète Gary Michael Dault ou de son œuvre The Milk of Birds (Le lait des oiseaux).

Dans l’esprit de la poésie de Little, le lieutenant Andrew Stocker, chef de l’Équipe de liaison et de mentorat professionnel (ELMP) attaché à l’unité de l’armée nationale afghane logée au même endroit, lance une strophe célèbre du poème de Rudyard Kipling The Young British Soldier (Le jeune soldat britannique).

« Quand tu es blessé et abandonné dans les plaines d’Afghanistan,

Et que les femmes sortent couper ce qui reste,

Roule vers ton fusil et fais-toi éclater la cervelle

Et va retrouver ton dieu comme un soldat.

Vas, vas comme un soldat…. »

Un soldat qui passe observe Stocker réciter des poèmes, et puis il le regarde d’un air désapprobateur, dirait-on. « Quoi? demande Stocker. Je viens de t’épargner six heures d’exercices de comportement après capture. »

Les projets de la journée sont une patrouille à l’est de Salavat, établir un poste de contrôle et rester après la tombée de la nuit.

Les rumeurs à propos de la nature exacte de la patrouille circulent toute la journée. Il s’agit d’une question très importante, alors les rumeurs se propagent plus vite que la pensée, semble-t-il.

En se préparant à sortir, la patrouille d’incursion minimale habituelle se transforme en patrouille bien plus profonde. « Maintenant, grogne le sergent Craig Donaldson à 13 h 30, on a une bonne patrouille. On va pas s’asseoir quelque part sur une route pendant des heures, on va au centre-ville, et il hausse les épaules. Pourquoi pas? »

La patrouille d’aujourd’hui est dûment renommée opération Deep Thrust (grande poussée).

« Quel interprète emmenez-vous? » demande le sergent C.J. Flach.

« Mania », dit Donaldson.

« Est-ce qu’il parle anglais? », demande Flach avec incrédulité.

« Pas vraiment, mais je pense pas qu’il parle pathan non plus, alors y a pas de problème », répond Donaldson.

À la tombée de la nuit, quand la patrouille se met à chercher un endroit pour faire une pause, la caporale Becky Hudson, âgée de 25 ans, se lie d’amitié avec une bande de gamins afghans.

Bien que la plupart des soldats se méfient un peu des enfants à ce point-ci, Hudson, non. C’est une curieuse qualité qu’elle a. En patrouille, quand les autres tressaillent autour d’elle, quand la confusion et la peur s’installent peu à peu dans leurs yeux, Hudson a l’air profondément sereine.

Par la suite, lorsque les fusées éclairantes explosent dans le ciel nocturne, Hudson nous explique son calme : « Je me suis enrôlée parce que j’aime les défis. J’aime faire ce que les gens disent que je suis pas capable de faire, dit-elle. Ça fait longtemps que je veux être assistance médicale dans une zone de guerre. Dans le désordre, les gens se tournent vers moi pour trouver le calme. C’est étrange, mais si ma figure est la dernière que vous allez voir, je ne veux pas que vous y voyiez la peur, vous comprenez? C’est comme ça même avec les gars, les gros machos que rien ne touche; quand quelque chose arrive, ils redeviennent des petits garçons. Il y a beaucoup de gens qui me demandent c’est quoi mon but, et je pense que je l’ai découvert, je sais pourquoi je suis ici. »

Peu après, n’ayant pas vu d’ennemi, la patrouille prend le chemin du retour dans le noir.

À un moment donné, un Afghan plutôt effrayant sort d’une allée, à quelques pieds de nous et nous dévisage, tournant la tête, un drôle de sourire aux lèvres.

Le caporal Jesse Evanshen pointe calmement son fusil sur lui. « Je ne prends pas peur facilement », dit Evanshen avec un sourire quelque peu effrayant aussi. Puis il baisse son arme et me regarde directement : « Il vous arrive d’avoir peur? » me demande-t-il. Je marmonne quelque chose à propos de mon audace au clavier et on n’en parle plus.

À l’issue de la patrouille, tard ce soir-là, un des soldats se dit consterné des nombreux retards que l’on subit parce que Talsma et l’interprète parlent aux villageois. « Il faut pas s’arrêter, dit-il. Si on s’arrête, on est des cibles faciles. »

Talsma a une curieuse expression quand un membre de la patrouille après l’autre émet son opinion. Beaucoup d’entre eux veulent que la patrouille circule, mais pas tous. « La raison qu’on est ici, c’est pour parler aux villageois, s’exclame Little finalement, quand le débat traine. Il faut qu’on laisse le capitaine faire ce qu’il faut. »

La discussion est intéressante en ce qu’elle met au jour les priorité des uns et des autres; les tactiques qui sont logiques en contrinsurrection ne le sont pas à la guerre classique et c’est là la difficulté.

Talsma est d’accord avec Little et il dit qu’il est important de se lier avec les villageois, mais il concède aussi que les haltes devraient être le plus court possible par mesure de sécurité.

Ve jour —  La patrouille aux réclamations de Flach

« Bien le bonjour Bryce, comment s’est passée la patrouille? » demande le major Jurkowski en arrivant au patio où Talsma mange une omelette avec de la salsa et de la sauce Tabasco arrosée de thé glacé Snapple.

Il trace les grandes lignes des principaux renseignements qu’il a obtenus : les gens de la place ne sont pas contents des tirs d’éclairage parce qu’ils ont peur des douilles qui revolent, et ils ont aussi peur des fusées d’éclairage mal réglées qui retombent au sol avant de s’éteindre et qui causent souvent des feux.

Jurkowski fait oui de la tête. Il dit à Talsma de ne pas oublier de tirer des cartouches éclairantes dans les secteurs où il n’y a pas de soldat en patrouille, pour que l’ennemi ne puisse pas prévoir le circuit.

Jurkowski passe alors à ce qu’on pourrait appeler la partie « réprimande » de la conversation. Il aurait entendu un soldat du 1er Peloton qui, au téléphone satellite, disait qu’il enseignait aux gamins à faire un doigt d’honneur et à jurer en anglais.

« Est-ce que nous protégeons inéluctablement la population si nous leur enseignons à jurer? » demande Jurkowski.

Talsma bafouille un peu.

« Je ne suis pas venu m’immiscer dans vos affaires, dit Jurkowski. Je suis ici pour vous appuyer. »

Talsma et Jurkowski, il faut le dire, souffrent d’une de ces relations étranges où aucun des deux n’est à son meilleur en présence de l’autre. Ce n’est pas qu’ils se rendent pires l’un l’autre, mais on peut dire, sans avoir peur de se tromper, qu’ils s’énervent de manières étranges.

Malgré tout, ils se mettent à discuter de ce qu’il faut faire pendant la journée. Il semblerait qu’il existe des renseignements comme quoi l’ennemi a une maison secrète à Salavat. « Je veux savoir où se trouve cette maison secrète des tali­bans, ensuite je veux que vous commenciez à l’interdire et dans quelques jours, on ira la frapper », dit Jurkowski.

Ce dernier est tout à fait conscient, bien sûr, que les soldats de l’ANA affectés aux quartiers du peloton de Salavat se sont avérés un facteur restrictif jusqu’à présent. « Je fais preuve d’un peu de patience là-dessus, dit-il, pour comprendre les particularités de la situation avant qu’on commence à chercher des moyens de pression. Je pense qu’il faut vraiment bâtir la con­fiance, et on le fera en discutant, en donnant des explications et en faisant des démonstrations.

« Les soldats afghans se sont restreints eux-mêmes et nous allons dépasser ces restrictions pour leur montrer ce qu’il est possible de faire. »

Tout de suite après que la patrouille s’est introduite profondément dans le sud de Salavat, un villageois bien habillé s’arrête en motocyclette à côté de nous. Il a un morceau de papier avec lequel il gesticule. Il a l’air sérieux.

Après avoir parlé à l’interprète, Mania, pendant un certain temps, il ressort que l’homme tient une demande d’indemnisation signée par quelqu’un d’une patrouille canadienne dont le char d’assaut a détruit une partie de son champ. Il cherche à se faire payer.

« Dites-lui de se rendre aux quartiers du peloton », dit Flach à l’interprète.

Les deux Afghans parlent entre eux. « Il dit qu’il ne veut pas aller là-bas parce que les talibans vont le voir », dit Mania.

Flach fait oui de la tête. « Dites-lui de passer par l’ainé du village, Hajji Pir Mohammed », dit Flach.

Ils se parlent un bon moment. « Il ne peut pas, dit Mania. Il dit que les ainés gardent l’argent. »

Flach fait oui de la tête. « Dites-lui de se rendre au centre du district. »

La discussion se poursuit. « Il refuse, dit Mania. Il dit qu’on ne peut pas faire confiance au chef du district pour quoi que ce soit. »

Flach fait oui à nouveau. Sa figure s’endurcit. Il est à bout de patience. « Eh bien, c’est pas nous qui avons détruit son champ et je ne peux rien y faire. »

Le fermier hausse les épaules.

« Bonne journée », dit Flach et il donne l’ordre à la patrouille d’avancer.

Par la suite, en ce qui concerne la rencontre avec le villageois, Flach pense que c’est une occasion manquée de créer un nouvel allié dans le village, et peut-être même d’obtenir des renseignements. « Notre mission principale était la reconnaissance des chemins autour de Salavat, dit-il. Et je croyais qu’on était restés trop longtemps au même endroit. Je lui ai montré trois façons de faire [relativement à sa demande d’indemnisation]; que pouvais-je faire d’autre? C’était une occasion, mais ce n’était ni le moment ni l’endroit. »

Ni Flach ni Talsma ne le savaient alors, mais un « jour des revendications » a lieu périodiquement à la base de l’Équipe provinciale de reconstruction du Canada à Kandahar, spécialement pour régler des problèmes tels que celui soulevé par le fermier lors de la patrouille de Flach.

Bien plus tard, Talsma lui-même dit regretter que personne ne les avait mis au courant du « jour des revendications ». « Le circuit des informations est rompu. Nous œuvrons dans notre petite bulle. Nous n’entendons par grand-chose par rapport au reste du monde. C’est un phénomène intéressant. En peu de temps, on ne voit plus que sa propre chambre. Le circuit des informations, c’est de la merde. Et je pense que ça commence à décourager les gens. On est ici depuis des années et ce n’est toujours pas mieux. »

De retour à l’enceinte, sans incident, la patrouille apprend que Jurkowski et la plus grand partie de la section de l’état-major doivent rentrer à Masum Ghar immédiatement, car les communications, ici, ne sont pas assez stables, ou pas assez sûres.

Une fois le commandant de la compagnie parti, les gars sortent de leur cachette pour célébrer leur liberté recouvrée; il y a des cris dans l’enceinte, des soldats sans chemise entourent le poste de commandement pour bavarder et ils jouent au baby-foot très tard, toujours sans chemise malgré le froid.

Très tard ce soir-là, un évènement clandestin, indescriptible parce qu’organisé par un homme clandestin que l’on ne peut pas décrire, fomente un peu de tension dans l’unité quand deux gars sont détachés de la 2e Section pour participer à l’opération. Ils sont assis au poste de commandement en tenue de combat, attendant l’ordre du départ, quand un autre soldat commence à leur poser des questions.

« Qu’est-ce que vous faites, les gars, demande-t-il en voyant leur tenue.

« Rien, on passe le temps, répond l’un d’eux, faisant comme s’il n’avait pas compris le fond de la question.

« Mais pourquoi vous êtes en tenue complète? » persiste-t-il.

« Occupe-toi pas de ça », répond le soldat.

« Non, mais vraiment, qu’est-ce qui se passe? » demande-t-il.

« Écoute, tu poses trop de questions », lui répond le soldat.

« Bon, d’accord », dit-il avant de jurer et de s’enfoncer dans le noir.

VIe jour — Un allié pénible

« Il me faut des sacs à poubelle », sont les premiers mots que j’entends au réveil le samedi matin. C’est la voix d’un jeune soldat contrarié et je suis prêt à parier que la personne à qui il parle, au poste de commandement, ne va pas lui donner une réponse qui le satisfasse.

« Les demandes concernant les provisions se font à l’adjudant », dit Talsma dédaigneusement.

« Je laisse les ordures par terre, alors », dit le soldat frustré.

« D’accord, assez bavardé », répond Talsma, mi-figue mi-raisin.

En descendant de mon lit de camp, je fais une découverte horrible. Depuis que le peloton s’est installé dans l’enceinte, l’abondance de résidus de cuisine et de déchets a attiré les rongeurs en très grand nombre. On dirait qu’une des créatures a décidé de se blottir à côté de moi pour se réchauffer pendant la nuit et je l’aurais écrasée en me retournant.

« Ouais, vous allez mourir, c’est sûr » dit l’assistante médicale, Hudson, d’un air moqueur quand je lui montre la souris morte que je tiens par la queue en faisant des jérémiades à savoir si je vais attraper quelque maladie infectieuse.

La patrouille de cet après-midi, c’est la bonne. Tous les soldats disponibles se préparent à entrer au centre du village de Salavat. Et il va y avoir une coordination telle que la patrouille se sépare en trois sections, chacune entrant au village par un endroit différent.

Pendant la première heure de la patrouille, Omar s’entretient avec un commerçant de l’est de Salavat. « Le village est vide, dit le commerçant. En vérité, ils sont partis à cause de vous. »

Les Canadiens font le contrôle de toutes les motocyclettes qu’ils voient parce que la main droite du commandant local des insurgés est mal en point et il a modifié sa moto de manière à ce que l’accélérateur soit à gauche.

Les soldats afghans font flipper tout le monde en permettant aux villageois de se mêler à la patrouille sans les fouiller.

Avant d’arriver au centre du village, La punition du nord (cf. partie 1) apparait de nouveau et dit aux Canadiens de ne pas entrer dans le village. « C’est un intégriste », dit Omar, dédaigneusement.

Lors du retour vers la base, MacDougall s’arrête à un ma­-ga­sin où il planifie l’achat de légumes et d’œufs.

De bien des façons, MacDougall est devenu le centre d’intérêt des Afghans. Non seulement semble-t-il trouver moyen de prendre part à toutes les patrouilles, sans exception, il tend aussi à se trouver devant où il lance constamment des Manana! (« bonjour » en pachto) à pleine voix, de tous côtés et avec affabilité. Les villageois se sont mis à lui crier la même chose quand ils le voient.

D’une façon ou d’une autre, MacDougall tend à donner tant de conseils tactiques pénétrants qu’il devient le chef de facto de beaucoup de patrouilles. Et, il faut le dire, il n’obéit pas exactement aux ordres. Ses patrouilles ont leur propre circuit, leur propre objectif. Il s’écarte du plan s’il pense que cela vaut mieux, mais son agression brailleuse, tapageuse à souhait, ne déguise pas ses inquiétudes réelles, son désir évident de faire ce qu’il faut, pour ses hommes autant que pour les Afghans.

Quand la patrouille est revenue à la base, quelques sergents tiennent une séance de stratégie avec Talsma. « Nous cherchions des moyens de nous intégrer à la collectivité, dit MacDougall relativement à son nouvel effort qui est d’acheter des produits locaux. « Jai remarqué le bazar à la première patrouille et je me suis dit tout de suite qu’il fallait contribuer en achetant des produits agricoles locaux, ou même une chèvre si on peut.

« Nous avions comme idée de faire les achats au bazar pour la grande fête qu’on a eue. Mais on a laissé les soldats de l’ANA s’en occuper; on leur a donné l’argent et ils sont allés au Bazaar-e-Panjwai parce que le marché y est meilleur, mais c’est pas ce qu’on voulait.

« Alors je suis entré dans leur magasin, au bazar, et on a eu une interaction, une rencontre de commerce et même un moment de liaison amicale. Les hommes poussaient leurs gamins pour qu’ils viennent me voir, et même si ça fait seulement une semaine, on peut déjà voir les fruits de nos labeurs; ça commence à paraitre.

« Le propriétaire m’a dit qu’il est désolé de ne pas avoir les œufs qu’il me faut, mais qu’il en aura demain matin. C’est comme quand on établit les relations chez nous.

« Je pense que ça commence. Mes jeunes gars essaient d’apprendre la langue à la base. On commence à se faire des relations.

« Quand on s’entrainait et qu’on parlait de venir ici, on n’a rien dit de tout ça; il n’y a pas eu beaucoup de préparation, s’il y en a eu, pour une mission comme celle-ci. Mais on s’adapte. »

MacDougall passe ensuite à un autre problème. Étant donné qu’une grande opération se prépare à Nakhonay, le peloton va probablement quitter Salavat; bientôt, peut-être. « On devrait pas être déracinés. Ça serait nul; je pense qu’on a commencé à avancer ici. On fait des progrès même si on n’en est qu’au début. »

Les longues discussions sont interrompues parce qu’un gamin malade est arrivé à l’entrée. Le poste de commandement se met en branle soudainement, et Talsma, Eisan, Hudson et Omar vont voir l’enfant. Peu après, ils l’introduisent dans l’infirmerie. C’est un moment important : la première fois qu’un villageois ose venir demander de l’aide à la base.

Malheureusement, Hudson ne peut pas faire grand-chose pour aider le gamin qui, d’après elle, souffre d’un trouble neurologique.

Quand la séance de stratégie reprend, Talsma dirige la conversation sur un problème récurrent : celui de la route de combat reliant les quartiers du peloton au principal axe de ravitaillement que les constructeurs canadiens ont fait passer à travers un des principaux fossés d’irrigation de Salavat — plutôt inconsidérément — retranchant ainsi une section importante de l’approvisionnement en eau du village. « Je comprends la nécessité militaire, dit Talsma en secouant la tête, mais si on leur enlève l’eau, à une communauté du désert, c’est pas mal sûr qu’ils seront furieux. On est comme un aveugle avec les culottes à terre […].

« De plus, on aurait jamais dû venir ici. On aurait dû bâtir les quartiers du peloton au [vieux] PO (poste d’observation) soviétique. C’était juste plus facile ici. Mais, comme ça, on leur a aussi enlevé la seule école du village.

« On dirait qu’on veut aller vite plutôt que de régler la situation à long terme. On dirait que tout le monde pense “j’ai six mois pour faire quelque chose de marquant”, mais ça ne suffit pas, il nous faut un modèle de 25 ans.

« Ça va être difficile de se battre avec un ennemi qui planifie une campagne de 100 ans. Ça va être difficile de battre ça avec une stratégie de six mois. »

À ce moment-là, Stocker arrive au pas de gymnastique. Il a l’air mal à l’aise.

« Ouais, tu peux t’attendre à te faire passer un savon », dit-il à Talsma. Saed serait « furieux » parce qu’il pense que la partie ouest de la patrouille s’est désorientée, qu’elle a dévié du plan et qu’elle est allée voir Hajji Pir Mohammed chez lui.

« Pourquoi serait-il furieux qu’on soit allés chez Hajji? » demande Talsma.

« Parce que c’était pas prévu », dit Stocker.

« Non. Non », Talsma n’accepte pas ça. « Il y a autre chose. Il est furieux parce qu’il ne veut pas qu’on ait des contacts avec Pir Mohammed. »

Stocker n’a pas l’air convaincu. « Je pense que c’est à cause du vieux système soviétique dans lequel il a été formé; on suit le plan ou on se fait tirer. »

« Il ferait mieux de suivre le programme; on va pas suivre le vieux modèle soviétique. Il peut manger de la merde s’il veut… »

« Bon, espérons que son commandant sera bientôt ici », dit Stocker.

Et, là-dessus, il y a une pause dans la conversation. Talsma et MacDougall se regardent d’un air entendu à quelques reprises. Stocker regarde surtout le sol.

« Non; c’est une affaire de contrôle », dit Talsma. « Je pense qu’il veut profiter de la force canadienne pour s’établir en tant que seigneur de guerre. »

Stocker continue de fixer le sol. « C’est possible », dit-il.

« On serait naïfs de ne pas voir ça comme une possibilité, dit Talsma. Chaque fois qu’un ainé s’approche, Saed s’en va avec lui pour s’assurer qu’on ne sait pas ce qu’ils disent. Il y a beaucoup de contrôle ici que je vais devoir sonder davantage. »

« Eh bien, s’il explose ce soir, je vais faire venir mon commandant ici pour qu’il démêle tout ça, parce que ce n’est plus logique ici », dit Stocker.

« S’il veut se biler pour ça, ça va être un long tour parce qu’on n’est pas prêts de partir, dit Talsma, qui est évidemment agité. Je vais combattre le feu par le feu par rapport à ça; on verra. Il va s’apercevoir que les Canadiens ont le sourire facile, mais pas s’il essaie de nous manipuler. »

Eisan, en plein milieu du dortoir, lance un cri d’encouragement : « Houah! »

L’entretien entre Saed et Talsma ne se passe pas bien. Ils ne parviennent pas à s’entendre et l’acrimonie entre les alliés s’aggrave plus que jamais.

Ce n’est pas peu dire; c’est même beaucoup dire et Talsma double la garde des VAL stationnés dans la section du camp de l’ANA et poste une sentinelle armée devant le poste de commandement et dans son dortoir. Pour nous protéger de l’ANA.

VIIe jour — La confusion règne

La journée commence tôt par un accès de désordre à nouveau. Les soldats afghans devaient aller à Masum Ghar pour une journée de formation, mais ils n’ont pas fait les arrangements pour qu’une patrouille du 1er Peloton les précède pour fouiller les ponceaux à la recherche d’IED. Ils attendent dans leurs camions qu’une patrouille soit improvisée pour leur gratifier un passage sécuritaire.

À la sortie de la patrouille, par le portail principal, Talsma convoque une assemblée à laquelle tous les personnages principaux du peloton vont être instruits des révélations d’hier soir. « Nous avons découvert que l’ANA nous cache des renseignements et nous empêche de prendre contact avec les ainés du village », dit Talsma. Quand Saed a cru que nous sommes allés voir Hajji Pir Mohammed, hier, il a perdu la tête. Il se pourrait qu’il ait partie liée avec les talibans et c’est pour ça que tout est si calme actuellement. Il a certainement le numéro de téléphone du commandant taliban dans son téléphone. [Jurkowski] va venir aujourd’hui pour examiner le problème, ainsi que toute la direction de l’ELMP et de Kandak.

« Pendant que les gars du 22e étaient ici, ils n’ont remarqué aucun problème, et nous, en une semaine, nous avons remarqué quelque chose qui pourrait compromettre notre mission complètement », dit MacDougall à la foule.

À la fin de la réunion, Talsma tire une conclusion inquiétante. « Tous nos rapports relatifs au renseignement sont en train de se faire réexaminer d’après la nouvelle situation, dit-il. Et deux hommes seront de faction pour tenir constamment l’ANA à l’œil. Les gens font des folies quand ils se font prendre la main dans le sac, et je veux pas me faire trancher la gorge à cause de ça. »

La journée ne faisait que commencer.

Au prochain numéro : Le capitaine Talsma et Saed parviennent à une nouvelle entente et les villageois de Salavat commencent à montrer leur jeu.

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