Affectation Afghanistan: Le combat pour salavat – Partie 1

Au début de la mission à Salavat, un soldat du 1er Peloton et des villageois se regardent avec inquiétude. [PHOTO : ADAM DAY]

Au début de la mission à Salavat, un soldat du 1er Peloton et des villageois se regardent avec inquiétude.
PHOTO : ADAM DAY

Le peloton était tendu les quelques premiers jours. Tant de choses étaient inconnues. La guerre était nouvelle pour l’unité, mais ses membres en connaissaient la réputation de sauvagerie.

Quand chaque patrouille quittait la petite école fortifiée, les premiers jours, les soldats qui y restaient faisaient semblant de s’en moquer lors des adieux. Ou bien s’en moquaient-ils vraiment. Il y avait toujours des moments sombres quand les gars levaient le pouce ou le poing en partant. Quelqu’un criait « amusez-vous à la guerre, les soldats » d’une voix de fausset. Ou bien un autre criait, d’un air cucul, « attention aux IED » les gars.

Personne n’a jamais vraiment voulu la faire, cette guerre. Les ennemis sont des fantômes et leurs suppor­teurs se dissimulent en plein jour. Ils sont partout et nulle part. Tout est sens devant derrière.

La violence est obscure et déconcertante. Les ennemis ont compris qu’ils ne peuvent pas survivre en se battant à découvert, alors ils ont maitrisé l’art de la sournoiserie; ils se dissimulent, se confondent dans les parages.

Aux yeux des Canadiens déployés à Kandahar à l’automne 2009, aux yeux des hommes du 1er Peloton, de la Compagnie Alpha (1re) du 1er Bataillon de la Princess Patricia’s Canadian Light Infantry du 1er Groupe-brigade mécanisé du Canada — le fer de lance — le don qu’a l’ennemi de s’escamoter est déconcertant, pour ne pas dire plus.

L’ennemi est ici, partout, mais il s’agit de planteurs de bombes qui tirent au jugé, pas des soldats. On dirait que les fantassins se battent avec le terrain plutôt qu’avec des terroristes fanatiques. Les arbres leur tirent dessus. Le sol leur tire dessus. Ils répondent en tirant sur les arbres et la terre. Ils ont peur que le sol explose sous leurs pieds, et il arrive que le sol explose et qu’ils y perdent les jambes, les bras, la figure. Ce genre de guerre est non seulement frustrant, mais cruel. C’est comme de développer un cancer quand on cherche à se battre à coups de poings. Il s’agit bien d’une lutte, mais pas comme celle qu’ils voulaient.

Le 1er Peloton est venu à Salavat, pratiquement au milieu du district de Panjwai — le centre du cancer — vivre parmi les villageois et leur montrer, sans ambages, que l’OTAN est venue les aider. Pendant un certain temps, il va essayer d’obtenir la confiance et le soutien des citoyens de Salavat. Il formera une combinaison de force militaire, de force humanitaire et de force policière. Il sera la police de combat du village. Il n’a pas vraiment été formé pour ce genre de travail, et ce n’est pas une guerre comme beaucoup d’entre eux la voulaient, mais c’est son devoir et il fera de son mieux.

Nul ne sait s’il peut gagner. Et nul ne sait exactement ce que gagner veut dire. Nous avons accompagné le peloton pendant les premières semaines de sa nouvelle guerre, pour l’observer pendant qu’il s’efforce de venir aux prises avec un ennemi invisible, la méfiance des gens de la place qui semble sans bornes, les fonctionnaires corrompus et un groupe d’alliés afghans qui sont, au mieux, inconstants et, au pire, traitres. Bien qu’il y ait eu beaucoup de mauvais passages pendant ces quelques semaines — se faire rejeter par quelques villageois, être obligé de poster des sentinelles au poste de commandement (PC) après une confrontation avec le commandant de l’armée nationale afghane (ANA), s’achopper sans cesse à des problèmes de communication, combattre un système de réapprovisionnement irrégulier et être éprouvé par l’atrocité et l’incertitude de la situation — il y a aussi eu nombre de petits triomphes et une issue formidable quand les habitants de Salavat se sont assemblés pour voter une fois pour toutes à savoir s’ils allaient rester et coopérer avec les Canadiens ou s’enfuir.

L’engouffrement dans les ténèbres

Salavat est une agglomération de plusieurs milliers d’habitants. C’est un assemblage hétéroclite d’enceintes et de cabanes en terre séchée blotti au pied de Salavat Ghar. La progression temporelle semble y avoir cessé vers 850 après Jésus-Christ. L’électricité ne provient que d’un ou deux générateurs. Les rigoles, d’une profondeur de plus de six pieds, creusées au fil du temps par les eaux usées sont une indication de l’âge de cette collectivité désertique.

Les Canadiens y vont de temps à autre depuis quelques années; la dernière fois fut en été 2009. Ils ont dû se battre pour entrer dans le village et il leur a fallu se servir du canon principal d’un char Leopard pour pénétrer dans leur nouvelle base, l’enceinte d’une école tout juste au nord de l’agglomération.

Des villageois curieux recevaient chaque petite patrouille. [PHOTO : ADAM DAY]

Des villageois curieux recevaient chaque petite patrouille.
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Il y a de ces écoles partout dans le Panjwai, construites avec des fonds de l’UNICEF en 2005. Les écoles ont principalement été désaffectées, endommagées ou même, dans certains cas, détruites. En 2006, l’une d’elles a été le fameux point central de l’opération Méduse, qui avait pour objectif de débarrasser la région Panjwai-Zhari des éléments talibans.

Les Canadiens l’appellent « maison du peloton ». On ne sait pas comment les habitants de Salavat l’appellent, mais ce n’est probablement pas la même chose.

Dans l’enceinte, début octobre, s’était établi un petit village d’étrangers venus refaire le monde afghan. La maison du peloton est quelque chose de désespéré. Les embrasures sans fenêtre sont remplies de sacs de sable et deux tours de contrôle mal dégrossies servent à la garde. Il y a des filets de camouflage et les douches sont deux gros tonneaux d’eau qu’on chauffe au kérosène. Ça sent la poussière, le carburant et la merde. Les lance-roquettes, les mitrailleuses et les quelques systèmes de missile sont une indication de la précarité du fort. L’un des pires dangers, quand on laisse des petits groupes de soldats tout seuls, c’est qu’à l’occasion, l’ennemi les attaque et que, de temps à autre, il réussit à envahir le camp.

Pendant trois semaines avant l’arrivée du 1er Peloton, il y avait des membres du 22e ici, venus construire la base à la fin de leur affectation. Le transfert du commandement a eu lieu le dimanche 11 octobre. Ce fut une scène poussiéreuse, presque chaotique, en prévision de laquelle les membres du 22e et du Patricia s’étaient rassemblés, en sécurité dans l’enceinte de l’école, autour de leurs véhicules. La grande différence entre leurs cultures était évidente. Le 22e a un style extravagant. Beaucoup de ses soldats portent un bandeau, une coiffure compliquée et des pantalons qu’on dirait faits sur mesure et qui donnent l’impression d’une insouciance toute française. Quant au 1er Peloton, ses membres préfèrent un look plus décontracté, dans le genre surfeurs des neiges en guerre, mais avec des gros bras et des moustaches ironiques.

Le premier jour, on ne savait pas exactement comment les soldats du 1er Peloton allaient conquérir le cœur des gens de Salavat. Le soir du 11 octobre, le capitaine Bryce Talsma, commandant du peloton, a réuni ses commandants de section pour établir un plan.

En tout cas, c’est sûr que les mots ne suffiront pas. Ils savent que les Afghans, à ce moment-ci de leur histoire — dans une interminable guerre qui a commencé il y a 30 ans — sont bien plus que sceptiques, bien plus que méfiants en ce qui a trait aux bonnes intentions des étrangers.

Mais au-delà de ces considérations, il y a bien d’autres préoccupations pratiques. Par exemple, personne ne sait vraiment ce qui s’est passé à Salavat, mais il s’y est créé une sorte d’impasse au cours des quelques derniers jours, car l’unité de l’ANA, cantonnée avec les Canadiens à la base de Salavat, refuse de patrouiller la ville tant qu’on n’aura pas établi de poste d’observation qui puisse servir au tir de protection en cas d’embuscade.

Le site logique pour ce poste était le « PO russe », une petite montagne que les Russes ont édifiée quand ils occupaient Salavat, dans les années 1980. Bien qu’il n’y ait que quelques centaines de mètres entre elle et la base canadienne, les difficultés sont nombreuses si l’on veut s’y rendre et, la dernière fois que des Canadiens ont essayé — c’étaient les gars du 22e, quelques semaines avant — ils ont été harcelés par des explosions. Bien qu’ils avaient escaladé la colline en faisant autant attention que possible, ils s’étaient fait prendre par un chapelet d’explosifs de circonstance qui avaient explosé sous leurs pieds et fait plusieurs blessés.

Talsma et ses sergents, assis à l’extérieur du poste de commandement (PC), discutent de leurs options tard dans la nuit. Il fait froid, mais, excités par les défis qu’ils vont devoir relever, ils continuent de parler.

Quelqu’un sort de l’ombre et se joint à eux. C’est un autre officier canadien, le lieutenant de 24 ans Andrew Stocker, qui fait partie de l’Équipe de liaison et de mentorat opérationnel (ELMO) et qui habite aussi à la base, venu assister le lieutenant Saed, le commandant de l’ANA. Stocker, qui est ici depuis quelques semaines, fournit des renseignements sur la situation au 1er Peloton qui vient d’arriver. Personne ne sait ce qui se passe et en qui on peut avoir confiance. Il est pratiquement sûr que l’attaque au mortier lancée récemment provenait de la cour du chef du village, Hajji Pir Mohammed.

Des gamins de la place. [PHOTO : ADAM DAY]

Des gamins de la place.
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Il s’agit d’un homme qui, selon ce que le commandement de Talsma lui a dit, est probablement un allié, et un allié important.

Talsma, après l’exposé de Stocker, se tourne vers ses sergents qui étaient excités auparavant, mais qui sont quelque peu déconfits en considérant la complexité de la situation. Talsma s’aperçoit qu’il faut leur remonter le moral sans tarder et il dit pour rire, avec sarcasme, qu’on va gagner catégoriquement et rentrer chez soi avant Noël, et que les gens chanteront dans les rues. La guerre est telle que l’on comprend très bien à quel point l’idée est ridicule et tous se mettent à rire.

Et d’entrer le pape

Avant l’arrivée du général Stanley McChrystal, les efforts militaires étaient dispersés, pour ne pas dire plus. Il n’y avait pas vraiment de contrôle venant d’en haut. Bien que la situation militaire en Afghanistan en soit une de contrinsurrection depuis au moins 2006, cela ne veut pas dire que les pays de l’OTAN qui y participent avaient une stratégie ou des tactiques appropriées. Il y avait beaucoup d’improvisation; beaucoup de grandes bases furent construites et bien trop de bombes larguées, chaque groupement tactique fonçant à sa manière; on aurait dit que chacun d’entre eux se représentait différemment comment il fallait procéder. Chacun faisait sa propre évaluation, sa propre conjecture. Dans le Sud, c’était une collection d’armées du monde entier se livrant à leurs propres conjectures toutes en même temps. On ne s’étonnera pas que les choses allaient de mal en pis.

McChrystal est un général américain, un vieux de la communauté des forces d’opérations spéciales, d’une intensité, d’une concentration, légendaires — qui ne dormait que quelques heures par nuit et ne mangeait que rarement, disait-on — et qu’on a surnommé le pape il y a longtemps. Selon ce qu’on raconte, c’est quelqu’un qui accomplit sa mission à tout prix, mais qui ne se demande pas si la mission en vaut la peine.

Son plan ou plutôt sa philosophie, c’était d’arrêter de larguer des bombes et de tirer sur les méchants, et puis de protéger les civils et construire des écoles. Les soldats sortiraient des grandes bases et habiteraient parmi les gens du peuple. On évi­terait les victimes civiles même au prix élevé de victimes alliées. Ces idées n’étaient pas nouvelles, mais, la différence, c’est que McChrystal était responsable de toute l’affaire, et il donnait une consigne très claire à tout le monde. Il n’y avait donc pas de doute que le pape acceptait tout au moins de diriger.

Bien entendu, un bon plan ne vaut pas grand-chose s’il n’est pas mis en pratique. McChrystal ne combattait pas seulement la bande de Pashtouns fanatiques qu’on appelle les talibans, son plan allait aussi à l’encontre de la culture et de la formation des forces militaires qu’il commandait.

La nature de l’armée, c’est la violence. La nuit, les officiers de l’infanterie rêvent de combats décisifs, de trouver et tuer suffisamment d’ennemis pour que les choses changent. Alors, le danger, c’est qu’au réveil, ils partent à la chasse aux fantômes, qu’ils créent la violence quand ce n’est pas nécessaire.

Le caporal John Little (à g.) et un autre membre du 1er Peloton attendent le début de la patrouille. [PHOTO : ADAM DAY]

Le caporal John Little (à g.) et un autre membre du 1er Peloton attendent le début de la patrouille.
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Les soldats ne racontent habituellement pas d’histoires sur l’obtention de l’allégeance d’un commerçant lors d’une affectation passée, ils ne se vantent pas de leurs compétences en pacification de village. Ce sont des hommes armés, des tireurs.

Il ne s’agit pas d’une critique, ce n’est pas un défaut. Après tout, ce sont des soldats.

Talsma et le 1er Peloton étaient quand même prêts. Beaucoup d’entre eux avaient lu McChrystal. Ils étaient au courant du plan. Ils ne savaient pas s’ils réussiraient, si ça allait marcher, mais la séduction de Salavat allait commencer.

Ier jour — le début de la nouvelle guerre

La nuit est froide. Étonnamment froide. Lecteur pensant voyager au Panjwai du Sud en octobre, prenez garde : un sac de couchage d’été ne vous suffira pas. Loin de là. Et il ne faut pas se faire jouer par l’intensité de la chaleur pendant la journée; les nuits sont tout aussi intensément froides. Il faut aussi être prêt à mourir lorsqu’on est confronté à des serpents, araignées ou scorpions venimeux. La première nuit du Patricia à Salavat — et les 14 qui allaient suivre, en fait — les embrasures de la petite école blanche n’avaient pas de porte, alors lundi matin, en se levant très tôt, gelés, nous avons tous vu des scorpions et des araignées solifuges courir autour de nos lits et de nos bottes. Les soldats les plus braves se sont lancés à l’attaque, mais la plupart sont restés blottis dans leur lit.

Bref, les quelque 40 gars du 1er Peloton ont survécu à la première nuit et, immédiatement après le déjeuner, ils se sont mis à reconstruire rapidement les positions de défense du camp. Ce n’est pas que les gars du 22e ont mal bâti les bunkers et les pas de tir, c’est juste que les Patricia veulent faire mieux. Pendant que les soldats démontent les structures bâties trois semaines auparavant, Talsma, lui, planifie la journée — comment monter au PO russe — et, en plus, il parle un peu de sa stratégie d’urgence pour la conquête de Salavat par son peloton.

« L’armée a tendance à être agressive, ce qui est excellent pour une armée traditionnelle, dit-il. Mais maintenant […] “être lent, c’est être régulier, être régulier, c’est être rapide. Il faut marcher au combat”, dit Talsma. Les Canadiens sont des troupes de choc depuis toujours — on veut se précipiter, on veut attaquer — je pense que c’est inhérent à la psyché nationale que de vouloir bruler le pavé, monter à l’assaut. Mais il faut faire les choses autrement dans ce conflit. On a gagné […] le combat, mais il faut dorénavant gagner la paix. »

L’adjudant Dan Eisan au patio devant le poste de commandement établi dans l’école. [PHOTO : ADAM DAY]

L’adjudant Dan Eisan au patio devant le poste de commandement établi dans l’école.
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Talsma s’appelle lui-même un « garçon de l’Alberta » et, s’il parle avec le calme affable d’un athlète, il peut aussi tirer des rafales de pensées soutenues qui surprennent. Enclin à l’autodénigrement et pourvu d’un sens de l’humour un peu incen­diaire qui est divertissant lors des séances d’information mais qui semble lui avoir créé des ennuis chez ses supérieurs, Talsma est très respecté par ses subalternes au moins à la manière réticente et non conciliante qu’ont les hommes de troupes du Patricia même envers les officiers qu’ils estiment.

« On essaie d’équilibrer la contrinsurrection avec le maintien de notre force de manœuvre », poursuit Talsma, assis dans une chaise pliable de la Légion à côté du poste de commandement. « Et il y a encore l’héritage de 2006, où tout le monde veut être un colonel Ian Hope ou un colonel Omer Lavoie et asséner une raclée à tout le monde ici et leur montrer qui est le manitou. Je ne sais pas si, en tant que groupement tactique, on s’est résignés à cette nouvelle mission et, pour ne pas vous donner le change, je ne sais pas si je m’y suis résigné moi-même. »

En quelques phrases, Talsma réussit, conformément à son processus mental, à résumer clairement le problème auquel sont confrontés le peloton, la compagnie et le groupement tactique et, peut-être, les nombreuses armées en Afghanistan. La nouvelle mission n’en est pas une où il faut trouver, ajuster et tuer, ni rechercher et détruire, ni chasser, ni même tirer. La nouvelle mission est tout en douceur. La nouvelle mission, c’est de se faire des amis, de cultiver des alliés et d’essayer de s’immiscer entre l’ennemi et la population. Il s’agit de bâtir un pays.

Et avant même de penser à le faire, le 1er Peloton et toutes les autres armées doivent accepter la nature misérable, échelonnée du travail. Il faudra avancer à petits pas dans un terrain miné d’un bout à l’autre. Et le premier de ces petits pas, c’est de monter au PO russe.

« La priorité absolue, c’est de mettre le poste d’observation en place parce que ça résoudrait pratiquement tous les pro­blèmes de sécurité à Salavat », dit Talsma en promenant son regard sur la ville, au sud.

Toutefois, c’est son travail avec les Afghans qui sera le plus pénible pour lui. Ce n’est pas seulement la langue qui sépare les alliés, mais les nombreuses petites et grandes différences culturelles. Lundi, deux Afghans se promènent autour du poste de commandement à la recherche du « médecin », mais en vain. Talsma part à sa recherche et trouve l’infirmière, le caporal Becky Hudson de la 1re Ambulance de campagne, une grande femme en pleine forme.

« Vous vouliez l’infirmière? » demande Talsma au soldat afghan du camp à l’air le plus méchant. « La voici », dit-il en indiquant Hudson.

« Elle? » demande l’Afghan, comme s’il n’arrive pas à y croire. « Vraiment? »

Talsma fait oui de la tête. L’Afghan hausse les épaules, et, malgré lui, il fait signe vers l’infirmerie et ils s’en vont.

« Ils sont fous ces Canadiens », dit Talsma en parodiant la réaction du soldat afghan et puis il part voir où en sont les défenses du camp.

Tout juste après 15 h, lundi, une patrouille d’une douzaine de soldats du 1er Peloton et d’ingénieurs du 1er Régiment du génie de combat partent en reconnaissance au PO russe. C’est la première fois qu’ils sortent des barbelés.

Au sud de la base, alors que la patrouille s’est arrêtée pour décider par où passer pour aller à la base du PO russe, deux garçons afghans qui suivaient la route en poussant une brouette pleine de marijuana veulent passer. Le caporal Jesse Evanshen appelle le chef de patrouille, le sergent C.J. Flach, à la radio, qui répond de les laisser passer, mais qu’il faut les fouiller et leur faire « mettre leurs esties de mains eux-mêmes dans leur brouette ». Evanshen demande aux garçons cinq fois, de manières différentes, de soulever la marijuana pour qu’il puisse regarder, mais sans se faire comprendre. Il se sent un peu frustré. Il leur dit lentement, d’une voix fâchée, « soulevez la maudite végétation ». Là, ils ont compris, comme par magie. C’est la première des nombreuses interactions difficiles que le 1er Peloton va avoir avec les villageois au cours des semaines à venir.

Le soldat Brian Makela en patrouille. [PHOTO : ADAM DAY]

Le soldat Brian Makela en patrouille.
PHOTO : ADAM DAY

Quant au PO russe, les nouvelles ne sont pas bonnes. Ce ne sera pas facile de monter jusqu’en haut, et pas seulement à cause des éventuels IED en chapelet : il y a aussi un cimetière d’un côté et les gens du coin font sécher les raisins au sommet, deux facteurs exigeant des négociations avant que les Canadiens s’emparent de la colline. De plus, les ingénieurs ne sont pas sûrs de pouvoir vraiment déminer l’endroit, à moins qu’on leur affecte plus de main-d’œuvre.

Quand Flach a réfléchi à toute cette information, il bousille complètement le projet. « Et si, quand on arrive en haut, ce n’est qu’un nouvel angle mort? » demande-t-il à haute voix.

Il faut dire qu’il y a déjà eu des désaccords sous-entendus à propos du PO russe. Plusieurs hommes de troupe plus âgés du peloton n’aiment pas l’idée de Saed; ils n’aiment pas penser que l’hésitation de l’ANA pourrait restreindre leurs mouvements à Salavat. Nous ne savons pas si Talsma est d’accord avec ce point de vue.

Toutefois, ce qu’on sait parfaitement, c’est que l’ennemi est dans les environs, qu’il conspire, qu’il faut conquérir les cœurs et les esprits des villageois et que le PO russe est au centre des deux affaires. Peu de temps après, nous essayons de changer le nom de la colline, de « PO russe » à quelque chose de plus neutre, comme « la crête crève-cœur », mais ça ne marche pas.

À 16 h 48, lundi, il y a la troisième grosse explosion inexpliquée du jour. Ce n’est pas facile de savoir à quelle distance elle est arrivée, peut-être à plus de 1 500 mètres, mais elle a l’effet déconcertant qu’ont les explosifs puissants sur le corps humain, même de loin. La première indication est ressentie plutôt qu’entendue, quand l’onde de choc frappe les yeux et les oreilles et qu’elle aspire l’air des poumons. Les soldats ont un manque de curiosité bizarre par rapport à ces explosions. Enfin, ce n’est peut-être pas qu’ils ne sont pas curieux, mais plutôt qu’ils savent que, de toute façon, ils ne sauront jamais ce qui est arrivé, alors pourquoi perdre son temps à enquêter.

C’est là quelque chose de singulier dans une zone de guerre : les informations semblent avoir un flux négatif. Au sol, sur le sable, les choses qu’on apprend ne servent pas vraiment à bâtir les connaissances, mais plutôt à miner les choses qu’on pense savoir. À chaque explosion, par exemple, on est moins certain de ce qui se passe dans le quartier. Ainsi, à chaque moment qui passe, on en sait un tout petit peu moins qu’à l’instant d’avant.

C’est peut-être pour cela que les rumeurs ont tant d’importance parmi les troupiers et qu’on les échange avec tant de persistance. Par exemple, une histoire fait le tour du camp comme quoi, hier, un policier national afghan (PNA) a fumé un peu trop de hachisch et tiré quelques fois dans le mur de la cuisine du camp. Bien qu’on n’ait pas pu trouver de trous de balle (récents) dans le mur, l’histoire se poursuit, ce qui indique que, même si elle ne contient aucun fait véridique, elle a quand même une certaine signification : on ne fait pas très confiance à la PNA.

Le soldat Makela. [PHOTO : ADAM DAY]

Le soldat Makela.
PHOTO : ADAM DAY

De toute façon, malgré ses dommages possibles, la cuisine a réussi à contenter les soldats à la fin d’une longue journée de construction et de remplissage de sacs de sable, car une planque de saucisses de Francfort et de poulets congelés ont été trouvés pendant les travaux de nettoyage de la base. Alors le diner ce soir-là est une boulette de poulet, deux tranches de fromage fondu et assaisonnement cajun en poudre, une autre boulette de poulet par-dessus, le tout servi avec de l’eau arabe tiède et un paquet de ce qui a l’air d’une contrefaçon de biscuits Oreo. Non seulement la police de caractères et l’infographie du paquet d’Oreo sont évidemment fausses, les biscuits ont un gout de craie rassie.

Lundi soir, la discussion porte longtemps aussi sur la manière dont le peloton va faire sa première approche de la périphérie de Salavat. Hier, les vingt-deux avaient dit que ce qu’ils avaient fait n’était qu’une entrée de jeu, ils ne s’étaient pas introduits profondément à Salavat. Ils avaient tout fait, avaient-ils dit, sauf la vraie chose elle-même.

Les troupiers se mirent presque immédiatement à parler en termes sexuels de la première patrouille qui pénétrerait dans Salavat, appelant la patrouille de reconnaissance la patrouille du bout. C’est « rien que le bout, juste pour un instant, juste pour savoir comment on se sent, disaient-ils en riant. Ce n’est rien. On sera toujours des copains demain matin. Et si elle referme les jambes fermement dessus, il n’y aura pas de violence, on va pas se fâcher, c’est qu’elle est pas prête, évidemment. Il faut simplement la caresser un peu plus. »

Mais, d’abord, il y a l’impasse tactique que représente le PO russe. « Les ennemis savent avant chaque avancée à Salavat que nous occupons cette colline pour avoir une vue supérieure, alors ils ont mis des IED; il va donc falloir la nettoyer en premier. Mais il faut du temps pour le déminage, alors on ne va pas le faire tant qu’on sera pas prêts à y laisser une force », dit Talsma.

Tout de suite après l’extinction des lumières, Talsma tient une réunion pour préparer le plan de patrouilles de demain autour de la base. Étant donné que la 1re section n’est pas encore arrivée, la main-d’œuvre est insuffisante. Il y a quelque 30 Canadiens dans la base, mais pas tous des fantassins. En fin de compte, s’étant enquis (sans oublier le sarcasme) si les reporters pouvaient porter une arme en patrouille, Talsma réussit à brasser l’horaire de la garde afin de trouver le minimum nécessaire à la patrouille.

IIe jour — la première patrouille à Salavat

La nuit a de nouveau été froide, d’un froid désertique, mais, à l’aube, peu après 6 h, les oiseaux pépient, les soldats ronflent et le soleil s’introduit entre les sacs de sable pour illuminer notre baraquement en béton par ailleurs sombre et un peu humide.

Les chambres sentent la vieille chaussette et, étonnamment, l’équipement de hockey : une odeur d’équipement trempé de sueur qu’on a laissé sécher et réutilisé nombre de fois.

Un vieil Afghan. [PHOTO : ADAM DAY]

Un vieil Afghan.
PHOTO : ADAM DAY

À partir du tout début, non seulement l’ennemi était-il un problème, non seulement la guerre était-elle un problème, mais les préoccupations ménagères nous causaient aussi des  tracas, surtout à l’adjudant Dan Eisan, l’homme infatigable de 42 ans chargé de l’entretien de la petite base et du confort de tout le monde, malgré la nature fluctuante, pour ne pas dire détraquée, du système d’approvisionnement. Heureusement que les rations ne manquent pas, mais on est à court d’à peu près tout le reste, des outils de base jusqu’aux piles, en passant par l’hygiène et, à un moment donné, l’eau.

Comme cela allait devenir la routine pendant les semaines à venir, les soldats se rassemblent devant le PC pour discuter de la situation difficile. Aujourd’hui, les discussions portent sur la possibilité d’installer des tireurs d’élite (qui ne sont pas encore arrivés) au sommet de Salavat Ghar pour fournir des renseignements définitifs sur les mouvements éventuels de l’ennemi dans la région. Eisan, qui entend cette conversation par hasard, pousse un soupir et fait non de la tête : « Ouais, on a besoin de sacs à merde avant des tireurs d’élite », dit-il d’un air las.

Les soldats ne s’occupent guère des préoccupations domestiques d’Eisan et, quand il est parti, ils se mettent à discuter de ce qui pourrait devenir une urgence : la rumeur d’une infestation de vipères perses et autres serpents mortels dans la base.

« Si on n’a pas de chats, on va avoir des souris géantes et puis, après, des serpents géants », dit un soldat.

« Ouais, mais on va avoir besoin de chiens géants pour se débarrasser des chats géants », dit un autre.

En fait, l’infestation de serpents va fâcheusement se réaliser bientôt, et elle va aboutir à un combat au couteau entre Talsma et un serpent féroce alors que nous nous enfuyons en poussant des cris. Mais ça, c’est une autre histoire.

Les plans dressés soigneusement pour une patrouille vers l’est sont abandonnés avant midi, dans un embarras de refus de la part des soldats afghans qui ont prévu une fête pour aujourd’hui; ils n’ont pas tellement envie de faire la guerre. À la place, ils ont des chèvres à abattre.

Au PC, pendant qu’on règle la confusion en ce qui concerne l’ANA, deux hélicoptères Griffon canadiens appellent pour rapporter qu’ils sont « en service » et disponibles pour les besoins de Salavat, comme jeter un coup d’œil aux enceintes avoisinantes ou étudier les chemins à la recherche d’IED.

Talsma a réussi à convaincre Saed, on ne sait comment, de changer d’idée et la patrouille est à nouveau au programme. La relation entre Talsma, Stocker et Saed n’a rien de facile. Talsma a reçu la consigne de se faire le « partenaire » de l’ANA en général et de Saed en particulier, et Stocker, de faire ce qu’il peut pour que le partenariat marche bien. Quant à Saed, comme cela deviendra évident par la suite, il a ses propres intentions et ses propres idées en ce qui concerne Salavat, dont quelques-unes seulement sont conformes à celles de Talsma.

En fait, Saed a bien des problèmes à régler. Les membres de son unité n’ont pas eu de permission depuis fort longtemps. Ils sont très loin de leur famille et leur salaire n’est vraiment pas très gros. Ils ont aussi participé à bon nombre de combats intenses, parait-il. La désertion y est donc un problème majeur. Bien qu’en théorie il s’agisse d’une compagnie commandée par un officier de grade supérieur, le patron de Saed est lui-même absent sans permission et il n’a que 30 soldats sous ses ordres.

On ne sera pas surpris du fait que la discipline n’est pas la meilleure dans l’ANA, ou que Saed désire de plus en plus éviter les conflits avec les insurgés de la place. Le contraste entre les forces afghanes et canadiennes qui s’assemblent au milieu de l’enceinte pour aller en patrouille est flagrant. Les Canadiens ont l’air enthousiaste dans leur uniforme de combat, harnachés dans un équipement ultramoderne comme des sportifs se préparant à une partie de championnat. Les soldats de l’ANA ne sont pas du tout pareils. En les voyant là, dans leur uniforme mal ajusté, le casque de travers, l’air égaré, on ne peut faire autrement que penser qu’ils se sont perdus, comme venant de nulle part et allant nulle part : de pauvres malchanceux s’escrimant à gagner de l’argent facile de la manière la plus difficile qui soit.

La patrouille quitte la base avec beaucoup de retard et prend un chemin de gravier vers l’est, à travers une étendue de maquis désertique de plusieurs kilomètres de large. Elle prend ensuite au sud à travers les vignobles et tourne vers l’ouest pour entrer à Salavat, où elle est accueillie par des enfants au large sourire et des vieux lui offrant du thé. On boit le thé, comme il sied.

Bien qu’il n’ait fallu qu’un paragraphe pour le dire, il a fallu de longues heures pour le faire. Le mouvement a ralenti quand la patrouille s’est divisée en deux sections, et puis en trois, et les communications sont constamment interrompues car les radios que portent les soldats sont brisées ou ne conviennent pas au terrain, ou les deux. Il y a de la confusion et puis de l’ennui, et pour finir, les deux se mêlent et l’après-midi file doucement pendant que nous observons tour à tour la parfaite étrangeté du village.

Quel que soit l’ordre habituel de votre vie, celui des Afghans de Salavat n’est pas du tout le même. Ici, ils ont une chèvre sur le toit et les tout-petits commencent à travailler aussitôt qu’ils peuvent marcher, et on ne sait pas s’ils sont sincères quand ils sourient et agissent amicalement. Il arrive aussi qu’ils soient on ne peut plus méchants les uns envers les autres.

Le sergent C.J. Flach (à d.) et le caporal-chef Paul Guilmane prennent le thé avec un villageois. [PHOTO : ADAM DAY]

Le sergent C.J. Flach (à d.) et le caporal-chef Paul Guilmane prennent le thé avec un villageois.
PHOTO : ADAM DAY

Par exemple, le caporal John Little me donne le morceau de fondant afghan que lui a offert un commerçant avec qui il prenait le thé. Je le donne à mon tour à une petite Afghane malpropre qui rôde près de là. Elle est transportée de joie et un peu effrayée. Je comprends vite pourquoi, quand un groupe de jeunes garçons lui saute dessus. Elle n’essaie pas de s’enfuir, elle essaie simplement de mettre la friandise dans sa bouche le plus vite possible. Elle n’y réussit pas vraiment. Deux garçons se jettent sur elle, elle frappe le mur de la tête et s’écroule par terre; elle n’a plus le fondant. Elle se relève et me regarde avec des larmes aux yeux, l’expression apparemment universelle d’un enfant qui a été frappé et à qui on a volé un bonbon. Je n’ai rien d’autre à lui donner. Je me sens bien pire que si je ne lui avais pas du tout donné le fondant. Je ne crois pas qu’elle se sente mieux que moi, non plus.

Lors de leur première réunion avec les villageois, les soldats avaient espéré obtenir des renseignements sur la région et l’ennemi, et surtout, s’il y avait des IED et où ils étaient. Les villageois étaient amicaux mais ils n’avaient rien à dire, ce qui était frustrant. Cette frustration se manifeste d’étranges manières. « Tu veux jouer à la détection de mines? » C’est un soldat qui pose cette question à un petit Afghan lorsque nous sommes de retour dans le terrain hasardeux entourant la base. Le garçon le regarde d’un air interrogateur.

Après la patrouille, Bryce mène une séance de rétroaction pour distiller les observations du peloton. Le sergent Dwayne MacDougall parle en premier. Leader de la 1er Section, qui n’est pas encore arrivée, MacDougall est un ancien boxeur, trublion et en règle générale la cheville ouvrière du caractère du peloton. Il va bientôt être appelé « l’arme de pacification de village » par le commandant de la compagnie, le major Ryan Jurkowski, mais à ce moment-ci, il commence seulement à s’acclimater à la nouvelle mission. La préoccupation principale de MacDougall aujourd’hui concerne les nombreux puits découverts, incroyablement profonds, sur lesquels la patrouille est tombée. Ces puits ne sont pas insignifiants : un fantassin est déjà mort en tombant dans l’un d’eux. Non seulement MacDougall veut-il les enregistrer dans leurs unités GPS, il veut régler rapidement la situation de l’approvisionnement pour se procurer un équipement de sauvetage pour les puits. (Cependant, il faudra attendre très longtemps avant qu’il arrive.)

Talsma fait alors le tour de la salle à la recherche d’information. Un soldat a appris qu’il n’y a pas d’école à Salavat. Il y en a eu une autrefois, mais c’est là que les Canadiens habitent. Le même homme leur a appris qu’il y a quelques talibans dans la région de la base et qu’ils travaillaient dans les champs deux jours auparavant. Il dit aussi qu’il sait où il y a « un groupe » de talibans dans Salavat même. Ils apprennent qu’il existe un besoin de ballons de soccer, ainsi que de stylos, de crayons et de livres à colorier. Ils s’exhortent les uns les autres à rester calmes et amicaux, à s’enlever le casque et les lunettes quand ils sont invités à prendre le thé. « Est-ce que vous oubliez Trevor Greene? demande un ingénieur, à propos d’un incident survenu en 2006. Il s’est enlevé le casque et a reçu une hache dans la tête. »

Sa question est démolie immédiatement.

« C’est arrivé une fois », dit le peloton en chœur.

« On peut pas avoir toujours peur. Si quelque chose doit arriver, ça va arriver; on peut pas avoir peur durant toute l’affectation », dit Little.

La séance de rétroaction faillit tourner à la dispute à propos de la vitesse de la marche. Vu que la patrouille se divisait à peu près en trois sections, et que les communications étaient coupées, la première section perdait toujours le contact avec les deux autres. Le chef de la première section, MacDougall, dit qu’il ne tenait qu’aux autres de suivre. « Si on ralentit davantage, on est aussi ben de camper », dit-il. Talsma, lui, se résout à régler les communications avant de sortir des barbelés à nouveau.

Juste après le festin de midi de l’ANA, il reçoit un rapport à la radio sur les activités ennemies. Parmi les nombreuses choses mineures mais éventuellement importantes — l’ennemi a volé un camion de la PNA, numéro 29; un ainé a été vu dans cette région qui transportait un insurgé armé d’un AK-47 en moto; 100 insurgés sont partis du Pakistan à pied et se dirigent vers Kandahar; Masum Ghar a été attaquée avec des roquettes; les enfants font voler des cerfs-volants d’une certaine couleur pour signaler l’avance des convois; l’ennemi s’est mis à utili­ser des IED multiples dans une même enceinte avec deux fois plus d’explosifs — il y a quelque chose d’important qu’on ne savait pas : les insurgés se préparent à lancer une attaque majeure contre l’enceinte d’une école où se trouvent des forces de la coalition et de l’ANA, mais on ne sait pas laquelle.

On reçoit aussi la nouvelle inattendue que le poste de commandement de la compagnie commandée par Jurkowski, qu’on appelle 1-Niner Tac (état-major tactique), arrive demain avec 40 gars et qu’un autre peloton de la Compagnie Alpha va prendre une position rudimentaire devant le portail de l’école.

À Salavat, on n’est pas content de ces changements.

Étant donné que l’état-major et une autre section arrivent, MacDougall insiste qu’il faut une enceinte fortifiée plus près du centre de Salavat d’où ils pourront opérer comme ils veulent. « Quand ça arrive, ça restreint presque nos capacités d’imposer notre volonté, dit MacDougall en se promenant de long en large dans le petit patio devant le poste de commandement. Si le commandant de la compagnie est ici, il va finir par prendre les commandes, et nos interventions et notre efficacité en seront réduites. Je m’en suis aperçu à l’entrainement : quand on nous laisse tout seuls, on s’épanouit et on travaille en équipe. Et ça n’arrive que lorsqu’il nous dit ce qu’il veut qu’on fasse et qu’il nous laisse faire. »

IIIe jour — le bout s’enfonce davantage, le major arrive

La journée débute par une discussion sur des rumeurs, dans la cuisine. On discute souvent de l’éventualité d’une attaque majeure contre la base et tous se mettent à penser plus précisément au genre de protection qu’ils auraient si les obus et les roquettes se mettaient à pleuvoir dans l’enceinte.

Dans le cas d’une attaque au mortier, l’école ne serait pas sécuritaire parce que le toit n’est pas fortifié et les obus tomberaient probablement dans la salle, qui deviendrait alors un abattoir.

Talsma ordonne de stationner un des VAL à l’intérieur de l’enceinte, à côté du poste de commandement. C’est notre nouveau bunker.

À propos de rumeurs, un membre de la PNA a vraiment tiré sur le mur de la cuisine avec son AK-47, dimanche, ce qu’ont confirmé plusieurs soldats en me montrant les nouveaux trous de balle. Les rumeurs ne sont pas toujours fausses.

Par la suite, vu la nouvelle de l’arrivée imminente de 1-Niner Tac et la nouvelle encore moins bienvenue de l’arrivée éventuelle du peloton de manœuvre, la 3e Section succombe en chamailleries humoristiques.

L’essentiel du problème est comme suit : les soldats veulent aller en mission contre des cibles ennemies, mais ils savent que l’arrivée de l’état-major et du peloton de manœuvre signifie qu’ils seront relégués à la défense de la base quand des frères de leur compagnie iront au combat.

« On n’est plus des soldats, on est des ordonnances », dit l’un d’entre eux.

« J’étais soldat autrefois », dit un autre.

« Je veux pas être un planqué », dit un troisième.

« Je vais peut-être passer aux talibans », dit un autre, découragé.

Un peu plus tard, un problème plus immédiat arrive quand un rapport agite le camp, comme quoi les troupiers de l’ANA dans la tour sud se détendaient, pour ne pas dire dormaient, pendant la nuit. D’autres soldats le confirment rapidement. Talsma est furieux.

« Si ces gars dorment, l’ennemi peut s’en apercevoir et sauter le mur pour venir nous couper le cou », dit-il en fixant la partie de l’ANA du camp d’un œil enragé. « On n’est pas dans une place sans danger », dit-il.

MacDougall arrive en fureur au patio du PC, à un moment qui n’aurait pas pu être plus mal choisi, pour annoncer que des soldats afghans sont en train de fumer du haschich au poste de garde devant la base.

Le commandant de l’ELMO, Stocker, est dans une situation scabreuse. Son unité n’a guère d’appui de Kandak (l’état-major du bataillon afghan) et les soldats de l’ANA commencent à tomber en lambeaux. « Y a des tonnes de gars qui se sont échappés. S’ils croient que Kandak se fiche d’eux, ils se fichent de Kandak. »

Il part à toutes jambes, le rapport de MacDougall à l’esprit, voir ce que font les soldats de l’ANA devant la base.

« C’est peut-être le moment de faire une réévaluation », dit Talsma à MacDougall.

« Je suis pas content de ce qui se passe actuellement, dit MacDougall qui se lève pour arpenter le patio. Je me sens comme si on a été compromis. Non seulement on peut pas aller à Salavat à cause d’eux, on peut même pas leur confier la garde. »

Quand Stocker revient, Talsma se met tout de suite à le houspiller. « En 12 heures, le sentiment positif que j’avais sur l’ANA est devenu de la tremblote », le réprimande-t-il.

« Le pire qui arrive, d’après lui, c’est l’épuisement au combat. Cette unité fait la navette d’un endroit à l’autre depuis des années », dit Stocker.

Au-delà de la drogue et du manque de discipline en quart de surveillance, le vrai problème, c’est que Saed résiste quand il s’agit d’entrer à Salavat sans avoir d’abord placé des troupiers dans le PO russe. Mais tout le monde est fatigué de sa résistance. Et tous savent que sans les patrouilles de déminage, l’ennemi va venir. « On peut pas les obliger s’ils veulent pas le faire », dit Flach au petit groupe composé de Talsma, quelques membres du 1er Peloton, « mais on peut pas restreindre ce qu’on doit faire à cause d’eux. »

On passe ensuite aux actes. MacDougall demande une patrouille de nuit au sud-ouest de la base. Talsma étudie une carte. « Avec une mission d’illumination correspondante (pour éclairer l’endroit)? » demande Talsma. MacDougall acquiesce en regardant la carte.

Et, sans plus, c’est décidé. Le 1er Peloton a décidé de pousser Saed et l’ANA un peu plus — plus profondément à Salavat et plus tard durant la nuit — mais cela, c’est pour plus tard. Pour l’instant, il y a encore une patrouille à faire dans la périphérie.

Ainsi, le groupe d’un peu plus d’une douzaine de Canadiens et d’un peu moins d’Afghans sort de la base par la porte arrière à 13 h 30, au plus chaud de la journée, lorsque la température est plus près de celle d’une cuisine que du confort personnel. Il fait un tour vers le sud de façon quelque peu désordonnée, les Afghans trainant les pieds alors que les Canadiens, toujours nerveux, qui ne sont pas encore habitués à se trouver de l’autre côté des barbelés, fignolent leur système de radio précaire et s’occupent des instructions de manière maladroite.

On rencontre des gens en chemin : quelques femmes, un homme qui charge un âne, un vieil homme et un petit enfant, et puis un autre groupe de femmes et d’enfants qui s’enfuient en nous voyant.

À un bazar au sud de la base, un homme barbu sévère dit à la patrouille de ne pas aller plus au sud, vers le village, parce que les enfants ont peur des soldats. Pendant qu’il parle, la patrouille est entourée d’enfants qui rient et essaient d’attirer l’attention de ses membres.

C’est la première fois que le peloton rencontre un homme surnommé « La punition du nord » parce qu’il habite au nord de Salavat et qu’il déblatère souvent contre notre présence.

Un rapport est reçu à la radio lorsque la patrouille pénètre plus profondément dans le village. « On vient de nous informer qu’ils vont bombarder une enceinte », dit le radio.

« Où? » demande Flach.

« Pas à côté de nous, j’espère » , répond-il.

Peu de temps après le retour de la patrouille, une autre patrouille sort par le portail de devant pour nettoyer les IED sur la route, car Jurkowski et son état-major tactique sont en route et il y a certains ponceaux qui ont été évalués comme n’étant pas sûrs. L’ennemi aime planter de grosses bombes dans les ponceaux.

Quelques moments après son arrivée à la base, Jurkowski écoute un exposé sur l’impasse tactique causée par le fait que l’ANA exige une position de surveillance au PO russe. Jurkowski réfléchit un instant. Et puis il dit d’oublier les patrouilles du bout, l’unité au complet va au centre de Salavat vendredi.

« J’en ai assez d’entendre “on a besoin de ci ou de ça”. On n’en a pas besoin, vous verrez », dit-il et il s’enfonce dans la nuit.

En effet, l’arrivée de l’état-major de la Compagnie Alpha a créé une tout autre situation à Salavat. Au cours des quelques heures après leur arrivée, on ne parle plus que de Nakhonay, une ville au sud de Salavat qui, d’après les rumeurs, serait une forte­resse épique des insurgés. La rumeur veut maintenant qu’il va y avoir une guerre, une guerre à tout va. McChrystal voudrait peut-être protéger la population, mêler les pelotons aux villageois, mais la guerre a sa propre trajectoire. Et l’ennemi a été aperçu.

Longtemps après que tout le monde a quitté le PC pour la nuit, Talsma pense à ce qui se passe et à ce qu’il faudrait faire. « On va avoir d’autres renseignements très bientôt sur ce qu’on va devoir faire. En ce qui concerne le 1er Peloton, on va encore de l’avant aussi vite qu’on peut pour assurer Salavat, et bien que le but, après, c’est Nakhonay, c’est ici, le soutien. »

« Telles que sont les choses, ce que je pense, c’est que sera, sera, advienne que pourra. Quand il y a un problème, je fais de mon mieux pour le régler et j’essaie de ne pas me sentir visé, quoi qu’il arrive. »

Mais maintenant qu’il est évident pour tout le monde que la maison du peloton de Salavat va servir de zone d’étape pour l’attaque ultime de Nakhonay, il y a un grand nombre de nouveaux facteurs. Est-ce que toute cette puissance de feu va par inadvertance attirer les insurgés et faire un champ de bataille de Salavat? Est-ce encore possible de mener des opérations de contrinsurrection douces et amicales tout en se préparant à attaquer un village à quelque 1 500 mètres de là?

En tout cas, il n’y a plus guère d’espoir pour la mission d’édification au village de Salavat. Talsma devient philosophe à propos de la manière dont les choses ont tourné. « En fin de compte, c’est à se demander si notre chemin est le bon. Est-ce que la justice est de notre bord? Je crois vraiment que notre façon est la meilleure et je sais qu’ils croient à la leur tout autant. Mais si on s’investit pas dans quelque chose, on s’investit dans rien. »

En se résignant à la perspective du combat, encore une fois, il laisse tomber un peu les idées d’édification de pays que sont la promotion de la liberté, l’égalité des sexes et l’éducation de la petite enfance, et dont un grand nombre ont été présentées au début par des politiciens ou des généraux essayant d’obtenir le soutien du public. « Ce sont là des idées qu’on vend aux gens chez nous; elles sont bonnes, mais elles ne servent pas à régler beaucoup de problèmes en Afghanistan. Et nous sommes ici à cause de ces problèmes. On ne peut tout simplement pas accepter un pays qui exporte la violence. Ce pays, c’est une estie de ligne tracée dans le sable, c’est une déclaration au reste du monde : si tu nous cherches, tu vas nous trouver. »

Longtemps après la tombée de la nuit, le camp est illuminé par une fusée éclairante de l’artillerie lancée à Sperwhan Ghar. Elle révèle une base pleine à craquer de blindés canadiens, chaque véhicule entouré par des bulles de tissu où les nouveaux arrivés se serrent sous les couvertures, dans des lits de camp ou sur le sable.

Au prochain numéro : le 1er Peloton prend le centre de Salavat d’assaut et les relations avec Saed s’affaissent pire que jamais.

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