Un entretien avec Andrew Leslie

. [PHOTOS : METROPOLIS STUDIO]

.
PHOTOS : METROPOLIS STUDIO

Les soldats rentrent chez eux avec d’étranges souvenirs de guerre.

Les gens qui voyagent ont tous éprouvé l’envie de revenir avec quelque chose pour montrer qu’ils ont été quelque part.

Les soldats font la même chose, mais ils affectionnent des affaires plus curieuses que les tapis ou les T-shirts (bien qu’ils les aiment aussi). « Ceux-là étaient encore chauds quand on les a ramassés », dit le lieutenant-général Andrew Leslie à propos d’une couple d’éclats d’obus atrocement déchiquetés, un peu soustraits aux regards sur la table de réunion de son bureau, au quartier général de la Défense nationale, à Ottawa.

Leslie est chef d’état-major de l’Armée de terre, directement sous les ordres du chef d’état-major de la défense, le général Walter Natynczyk et il a passé un bon bout de temps aux prises avec les roquettes talibanes en Afghanistan. « On a ramassé le plus gros tout près du Camp Julien (à Kaboul) », dit Leslie en regardant les éclats et puis il poursuit cordialement, avec calme. « Et le plus petit a été ramassé à côté de la BOA (Base d’observation avancée) Masum Ghar. »

Le général, qui a maintenant 51 ans, a été nommé commandant de l’armée en juin 2006. Et s’il y a un soldat qui était prédestiné à monter jusqu’au faite du pouvoir, c’est bien lui.

Le légendaire général Andrew McNaughton, commandant d’armée à la Seconde Guerre mondiale et vétéran de la crête de Vimy à la Première Guerre mondiale, était un de ses grands-pères. Son autre grand-père était Brooke Claxton, vétéran de la crête de Vimy aussi, qui a été ministre de la Défense nationale. Son père était le brigadier-général ‘Teddy’ McNaughton, vétéran de la Seconde Guerre mondiale et de la guerre de Corée et ancien commandant du 1er Régiment Royal Canadian Horse Artillery. C’est en Corée que le père de Leslie a changé leur nom de famille — à Leslie — afin de se conformer aux conditions d’un héritage.

Généalogie à part, il ne manque certainement pas de mérite lui-même; loin de là. Compte tenu de son attitude entièrement familière — il semble que, pour lui, se trouver à la tête d’une armée de près de 30 000 personnes, c’est tout à fait naturel, la chose la moins stressante du monde — on comprend bien pourquoi il est monté si haut et si vite.

Il a commencé dans l’artillerie, en 1977, dans une unité de réservistes, le 30e Régiment d’artillerie de campagne. En 1981, il a été affecté au 1 RCHA. Il a fait l’école en Angleterre, pris des cours de commandant dans l’armée britannique et des cours de commando dans l’armée française, et il a étudié à Harvard.

Il a servi en Allemagne et à Chypre, a commandé un secteur de maintien de la paix en Croatie, en 1995 (où il a été décoré de la Médaille pour service méritoire pour sa conduite au combat) et puis, finalement, en 2003, il a servi en tant que commandant de la Force opérationnelle Kaboul.

Leslie est dans une position intéressante au point de vue de la mission en Afghanistan. À cause de la manière dont les FC ont été restructurées, les décisions opérationnelles concernant l’Afghanistan sont prises par le Commandement de la force expéditionnaire du Canada (COMFEC) et ses commandants de théâtre subalternes, alors, jusqu’à un certain point, Leslie est sur la touche par rapport à la guerre au Kandahar. « Quel contrôle est-ce que j’ai sur ce qui se passe en Afghanistan? Aucun parce que la mission […] est dirigée par le COMFEC. »

Cependant, ses yeux pétillent quand il dit cela, car il y a certaines choses qu’il dirige. « En ce qui concerne les tactiques de ce que les soldats utilisent quand ils sont à l’étranger, c’est leur formation qui entre en jeu. Et mon équipe de commandement et moi sommes respon­sables de leur entrainement, de leur équipement, de leur déploiement et de récupérer tous ces gens de l’armée qui sont allés outre-mer. Alors pour ce qui est des tactiques de base, nous fixons les conditions ici au Canada par rapport à ce qu’ils vont faire là-bas. »

Et ce n’est pas une partie insignifiante du casse-tête. Bien que le COMFEC et les commandants de théâtre disent aux soldats ce qu’ils doivent faire, les capacités qu’ils ont d’agir proviennent de Leslie. « (L’Afghanistan) a concentré l’armée davantage. Beaucoup plus. Il a revigoré et redynamisé les rudiments de nos compétences de combat. […] Il a servi d’instrument pour transformer l’armature de l’armée canadienne qui restait de la guerre froide en quelque chose de plus concentré, pas forcément sur le maintien de la paix […] . »

La mission afghane a sans nul doute eu un impact puissant sur les FC. À un moment donné, l’entrainement au tir réel a été une étape importante pour la force de Casques bleus en garnison car les combats au sol à la grandeur de la compagnie, ou même du bataillon, ne sont pas si rares en Afghanistan. Mais le temps a été long aussi, et cela n’a pas été facile si l’on en croit la complexité insondable de l’endroit.

Le lieutenant-général Leslie parle aux soldats au Kandahar [PHOTO : CAMÉRA DE COMBAT/MDN]

Le lieutenant-général Leslie parle aux soldats au Kandahar
PHOTO : CAMÉRA DE COMBAT/MDN

« Pour tout dire, on est allés là-bas en 2002; on s’en va en 2011. Quand mon père est allé à la Seconde Guerre mondiale, il est revenu après six ans…

« Je connais très bien l’Afghanistan. J’y ai été affecté. Je suis commandant de l’armée depuis presque trois ans et j’y retourne assez souvent. Chaque fois, […] j’apprends quelque chose de nouveau; quelque chose qui modifie mon point de vue sur ce qu’on fait et comment on devrait le faire.

« Il n’y a pas plus complexe que l’Afghanistan. C’est une contre-insurrection où on trouve des groupes de terroristes prédateurs qui ne désirent que de semer la terreur; il y a les barons de la drogue; il y a les seigneurs de la guerre; il a six voisins fascinants; il y a 50 amis et alliés qui ont tous un point de vue un tout petit peu différent sur la mission; il y a des relations interpersonnelles fascinantes à Kaboul entre le président (afghan Hamid) Karzai, que j’admire et avec qui j’ai travaillé d’assez près il y a une couple d’années, et certains de ses ministres, qui sont aussi d’anciens seigneurs de la guerre, dont certains se sont battus du côté des Russes et certains de l’autre, dont certains se sont battus du côté des Talibans et certains de l’autre. Saperlipopette. Eh bien…

« Chaque fois que je pense avoir compris quelque chose […] un officiel afghan qui me dit ‘non; c’est pas du tout comme ça’. »

La complexité ne fait pas que rendre la guerre difficile à mener, elle fait aussi qu’il est difficile d’expliquer exactement ce qui se passe aux Canadiens.

« Comment expliquer à un citoyen canadien qui ne vit pas, ne respire pas, ne mange pas cela ? » demande-t-il en souriant.

Toutefois, il est clair qu’il n’essaie pas d’aller au-delà de l’explication ou, quelle qu’en soit la difficulté, de vendre la guerre, pas même de la justifier. « Nous expliquons ce que nous faisons. C’est pas ma job de justifier la mission afghane, et c’est pas celle de mes généraux non plus. […] On fait ce qu’on nous dit de faire et on revient quand le Parlement nous dit de revenir. »

Bien entendu, cela mène à une certaine controverse. Quand le premier ministre Stephen Harper a annoncé, pendant la campagne électorale de 2008, que la mission du Canada en Afghanistan se terminerait en 2011, beaucoup de militaires en sont restés cois. « En tant que soldats, on décide pas où on va, pas plus que combien de temps on va y rester. Les ordres que j’ai reçus de mon chef sont que la mission militaire en Afghanistan se termine en 2011. Et bien qu’on ait fait un travail génial et que le pays me passionne, le Canada me passionne davantage et l’armée aussi : Alors je réponds ‘d’accord’. La mission militaire se termine en 2011 et ma réponse est ‘d’accord’. »

Pour le moment, il ne semble pas y avoir d’opinion chez le personnel subalterne à savoir si la fin en 2011 est une bonne chose ou une mauvaise. Il y en a certainement qui désirent rester plus longtemps, et il y en a d’autres qui acceptent le désengagement mais trouvent le point final arbitraire et insatisfaisant : fin inconvenante d’un combat acharné.

« Il y en a qui, ce n’est que juste et honorable, se sentent obligés envers le terrain, ou envers les circonstances, où ils ont perdu des copains. D’autre part, les contre-insurrections n’ont jamais de fin nette; jamais. […] D’aucuns diraient que Tamerlane a presque réussi à le faire quand il a tout balayé sur son passage une couple de décennies après Gengis Khan. Mais il l’a fait en amoncelant les crânes très haut et l’armée canadienne ne fait pas ça. »

Au-delà de l’argument sur la terminaison de la mission, il y a une réalité statistique quelque peu brutale : l’armée ne peut pas continuer cette mission, dans ses nombres actuels, sans stresser les soldats au point de craquer.

Leslie a pris une décision, une directive plutôt qu’un ordre, comme quoi les soldats n’auront pas plus de trois affectations en Afghanistan. S’ils veulent y retourner quand même, il leur faut une très bonne raison. « Première affectation : on est soldat, on y va… Deuxième affectation : l’intérêt doit être mutuel. On le lui demande, il nous le demande. Troisième affectation : il doit nous persuader qu’il doit y aller […] on demandera à personne de le faire…

« On est on ne peut plus occupés. On n’a pas été plus occupés que ça depuis les 30 ans que je suis soldat… Que je vous donne quelques chiffres : dans l’armée, on a environ 3 000 soldats qui sont déployés à l’étranger. La plupart sont en Afghanistan. Alors, il y en a 3 000 de partis. Trois mille qui reviennent au pays. Trois mille qui forment les équipes dont on va avoir besoin outre-mer ou qui sont en formation indivi­duelle de base…Trois mille qui sont en formation individuelle à un niveau supérieur…Trois mille qui sont en formation collective. Tout ça, ça fait 15 000 personnes.

Et en plus, il y a les jeunes gens qui instruisent ceux qui se préparent à partir. On arrive très vite à presque 30 000. On est 20 000 réguliers, et 8 000 réservistes à temps plein. Alors pour faire ce qu’on fait, il faut une armée plus grande…

Toutefois, il y a une bonne nou­-velle : on m’a promis qu’on va augmenter les réguliers de 3 075 au cours des deux ou trois prochaines années. Ça rendrait la job de l’armée plus facile en maudit si on les avait déjà, et formés, dans les bataillons et les régiments. De plus, j’aimerais que le taux de croissance soit plus vite. »

Malgré la croissance promise, il y a d’autres problèmes qui affectent l’importance de l’effectif. Depuis le 11 septembre 2001, les militaires occidentaux se concentrent beaucoup sur les forces d’opérations spéciales. Les petites unités de soldats, bien formées et indépendantes, se sont révélées très utiles au combat avec les militants islamiques. Cependant, nous fait remarquer Leslie, dans une armée aussi petite que celle du Canada, cela coute très cher aux forces régulières de trouver les hommes formés pour accomplir ce genre de rôles.

En effet, dans certains milieux, Leslie est reconnu comme un opposant aux opérations spéciales. Mais c’était une opposition bien précise, insiste-t-il. « Lorsque le Commandement des Forces d’opérations spéciales du Canada (COMFOSCAN) a été institué, il y a eu un débat professionnel énergique dans une bande de généraux par rapport à comment ça devait se faire. Je pense que la FOI 2 comprend ceux qui sont bénis génétiquement, les meilleurs qu’on puisse trouver dans l’armée : la plupart viennent de l’armée. Je leur souhaite bonne chance et le succès dans tout ce qu’ils entreprennent.

« L’affaire, c’était par rapport au (Régiment d’opérations spéciales du Canada ) ROSC. D’après certains, le ROSC devrait travailler avec le COMFOSCAN en tant que facilitateur. Et je comprends ce point de vue. Le mien, c’est que je voulais que le ROSC soit dans l’armée pour qu’il serve de lien par rapport aux activités de type spécial.

Ma fonction principale est de préser­ver l’armée pour que le gouvernement du Canada puisse l’utiliser comme il veut. L’armée manque de soldats présentement. On a perdu — perdu n’est pas le bon mot — près de 2 000 officiers et sous-officiers, des gens extraordinairement compétents, ont été mutés au COMFOSCAN ou aux divers commandements opérationnels. Et ils n’ont pas été remplacés. À vrai dire, ça me cause des soucis…

Ce que je voulais pas, c’est que ma ligne — bataillon, régiment, brigade — soit débitée pour envoyer des effectifs à d’autres organisations sans vrai débat sur ce que ça ferait à l’armée…

On a eu ce débat professionnel. Le chef (d’état-major de la défense) d’alors a pris la décision. Bon. Il m’a écouté, mais il était pas d’accord avec moi. Mais c’est pas important que je pensais qu’on devait faire autre chose. »

Quant aux rumeurs selon lesquelles Leslie a essayé d’accaparer le financement du ROSC, il répond sans détour. « Permettez-moi de vous raconter une histoire pathétique. L’an dernier, j’ai remis 50 millions de dollars qu’on pouvait pas dépenser, dit-il. Alors si je redonne des fonds, c’est pas logique de croire que j’essaie d’avoir les fonds de quelqu’un d’autre. »

Il y a d’autres problèmes qui l’inquiètent, autres que le manque de personnel et les besoins en soldats du COMFOSCAN, particulièrement celui d’armer les troupes en Afghanistan avec les outils dont ils ont besoin pour survivre et accomplir leurs tâches.

« Les soldats au front ont besoin de tout sans tarder et ils devraient l’avoir sans tarder. Le tragique c’est que ça prend du temps. Par exemple, les lunettes de vision nocturne. Il y en a une couple de milliers là-bas. Elles sont utilisées rudement. Le bris des lunettes de vision nocturne n’est vraiment pas rare. On les remplace grâce au stock au Canada et puis il faut en acheter d’autres. Combien de temps est-ce que ça prend pour qu’un contrat et la paperasserie en ville nous donne de nouvelles lunettes? Ça peut prendre du temps en maudit. »

À part les lunettes de vision nocturne et tout le reste du fourniment, les hélicoptères sont ce qui a manqué le plus tragiquement au Kandahar ces quelques dernières années. Vu que tout cela est en train de changer, lentement, Leslie est heureux d’étaler les succès d’approvisionnement qu’il y a eu, tels que les pièces d’artillerie M-777 et les chars d’assaut Leopard.

« Il y a eu des histoires de succès, dit-il, mais est-ce que ça va aussi vite que je voudrais? Certainement pas. »

Il fait aussi quelques observations intéressantes à propos du rôle des chars d’assaut en Afghanistan. Pour les gens qui ont été là-bas et l’ont vu, il y a quelque chose d’étrange en ce qui a trait à ces engins immenses et puissants essayant de se déployer contre un ennemi presque toujours invisible. Leslie le sait bien.

« C’est pas les tanks qui vont gagner une contre-insurrection… On verra jamais un tank à la tête d’un défilé de la victoire pour une contre-insurrection. Ils sont là pour protéger l’infanterie…

Ces gros monstres de 70 tonnes sont les véhicules qui survivent le mieux parmi tout ce qu’on a dans l’inventaire canadien […] alors on n’a pas acheté des chars de combat principal comme ceux de la guerre froide. »

Il nous fait part d’une statistique fort intéressante, un renseignement qui a  coupé le souffle à l’attaché de presse. Ce dernier nous a demandé que les nombres restent secrets, mais cela mérite d’être pris en considération.

« Environ [nombre XX] de Leopard 1 et [nombre X] Leopard 2 […] ont été éliminés du combat, soit [XX] en tout sur 40 chars d’assaut. Imaginez com­­bien de vies ils ont sauvées, car que serait-il arrivé à ces équipages s’ils avaient été à bord d’un VAL (véhicule d’assaut léger)? C’est peut-être 100 vies. »

Quant à Leslie, on ne se tromperait pas en croyant qu’il va déménager au bureau du chef d’état-major de la défense un de ces jours, bien que nombre de candidats de l’aviation et de la marine risquent d’avoir leur mot à dire à ce propos; quoi qu’il en soit, le premier soldat canadien va certainement s’efforcer de gagner ses batailles une à la fois.

Search
Connect
Listen to the Podcast

Leave a Reply