Une guerre mondiale au Saguenay

Le 10 septembre 1939, le Canada déclare la guerre à l’Allemagne, soit sept jours seulement après la Grande-Bretagne, la France, l’Australie et la Nouvelle-Zélande. Dès lors, ce qui deviendra le plus grand conflit armé de l’histoire se passe aussi au Saguenay. Au milieu de ses montagnes, outre-Atlantique, c’était pourtant avec recul, presque détachement, que la région avait suivi les tensions européennes, en ignorant le rôle primordial qu’elle serait appelée à jouer dans la victoire des Alliés.

Si son industrie lourde et ses ressources hydroélectriques, moteurs de son développement économique, furent à la base de la participation du Saguenay au plus grand conflit de l’histoire, elles ne sauraient résumer à elles seules tous les retentissements du conflit sur la vie de ses habitants. Propagande et censure, mariages précipités, départ des volontaires, mort d’un fils, d’un frère, rationnement, etc. La liste est longue de ce qui viendra concrétiser ce drame pourtant distant de milliers de kilomètres. Cet article se veut donc un survol des conséquences de la Guerre de 39 sur la région saguenéenne.

Recrutement et conscription

Par l’intermédiaire du Régiment du Saguenay, plusieurs jeunes hommes s’enrôlent librement pour le service outre-mer dès le début du conflit, en 1939. En juillet 1940 et 1941, à l’occasion des campagnes de recrutement volontaire menées par le gouvernement fédéral, les candidats se présentent sur les terrains du Port de Chicoutimi, où se trouve le camp militaire du Royal 22e Régiment. C’est là qu’ils subissent un examen médical et signent leur engagement. Les recrues y suivent ensuite un entraînement de base de trente jours avant d’être transférées à Valcartier (près de Québec) ou en Ontario pour parfaire leur formation.

Le nombre d’enrôlés saguenéens demeure néanmoins modeste. L’institution militaire et l’industrie lourde, toutes deux en expansion, s’arrachent le peu d’hommes disponibles. N’atteignant pas un effectif satisfaisant, le Régiment demeure réserviste durant toute la durée de la guerre. En outre, la condition physique supérieure de ces hommes ne compense pas leur peu d’habileté dans le maniement des armes et dans l’exécution des man?uvres, conséquence d’un manque de manuels d’entraînement et d’instructeurs qualifiés. Les installations appropriées (baraquements et champs de tir, notamment) font également défaut.

En juin 1940, l’état d’urgence en Europe amène le gouvernement à voter la Loi sur la mobilisation des ressources nationales, laquelle prévoit le service obligatoire pour la défense territoriale. S’ensuit l’annonce de la mobilisation prioritaire des hommes célibataires dans un délai de trois jours. Comme tous les Canadiens, les Saguenéens apprennent ainsi que les hommes qui se marieront le 15 juillet 1940 ou après, seront considérés comme célibataires par le service de recrutement. Le 14 juillet, comme partout au Québec, le nombre de mariages pulvérise les statistiques. Les célibataires enrôlés ne font pas le poids et le nombre de volontaires est faible, l’effectif des recrues demeure insuffisant.

À l’approche du plébiscite national prévu pour le 27 avril 1942 et portant sur l’élargissement de l’enrôlement obligatoire au service outre-mer, tous les conseils municipaux du Saguenay incitent leurs citoyens à voter négativement. Les nombreux immigrants anglophones, cadres dans l’aluminerie, emmènent celui d’Arvida à faire exception. À l’opposé, les cultivateurs, qui souffrent plus particulièrement de la pénurie de main-d’?uvre, craignent de voir leurs fils être appelés sous les drapeaux. Sensibles à ce problème, leurs élus municipaux recherchent auprès du gouvernement des exemptions pour les fils d’agriculteurs. Peine perdue. Or, le Canada se prononce majoritairement en faveur de la conscription. Des étudiants du Séminaire de Chicoutimi réagissent en escaladant le bureau de poste pour arracher et déchirer l’Union Jack. Plusieurs jeunes hommes désertent, trouvant refuge dans les vastes et denses forêts de la région. D’autres utilisent des stratagèmes, tels l’ingestion de pilules pour accélérer le rythme cardiaque à l’examen. Désertions et stratagèmes ne sont pas particuliers au Saguenay. Nombre de Québécois ont ainsi voulu échapper à cet enfer…

Économie et industrie de guerre

La guerre exige une hausse de la production industrielle, particulièrement de l’aluminium utilisé entre autres dans la fabrication des avions. Comme le marché intérieur de la Grande-Bretagne, théâtre d’une bataille aérienne ininterrompue, ne peut combler la demande, de nombreuses commandes sont passées au Canada et forcent l’agrandissement, en plusieurs étapes, de l’usine Alcan d’Arvida. La construction de nouvelles centrales hydroélectriques–dont celle de Shipshaw, l’une des plus puissantes de l’époque–assure l’approvisionnement énergétique. De plus, le Saguenay est drainé et canalisé, et des centaines de kilomètres de route sont construits pour relier les infrastructures. Entre 1939 et 1942, ces travaux ont coûté 150 millions de dollars. En raison du rationnement, l’approvisionnement en matériaux, outillages et vivres constitue un défi colossal.

Pendant la seule année 1943, quelque 23 000 ouvriers, surtout canadiens-français, travaillent dans les chantiers, alors que les femmes, une centaine tout au plus, sont employées dans les cafétérias. Avec ses 10 000 travailleurs, le chantier de Shipshaw est le plus grand de son époque. La moitié des effectifs est composée de simples manoeuvres qui reçoivent le salaire minimum, bloqué pour trois ans.

La propagande presse les ouvriers : de leurs efforts dépend la production industrielle de guerre, peut-être même l’issue du conflit. Pour protéger les travaux d’éventuels saboteurs, des soldats sillonnent les chantiers jour et nuit.

Les conditions de travail sont pénibles, voire dangereuses : une rumeur, étouffée par la censure, répand que la centrale contient les corps de travailleurs tombés dans le béton de ses fondations. Personne n’oubliera, non plus, ce qu’on appela “l’hécatombe du Saguenay”, survenue le samedi 11 janvier 1942. Bien que 47 personnes aient pu fuir, l’incendie d’un dortoir pour ouvriers a alors tué 15 hommes et en a blessé 30 autres. Une cigarette est à l’origine du brasier.

De 30 000 tonnes de métal, à sa fondation en 1927, la production à l’usine d’Arvida est passée à 100 000 au début de la guerre, puis à 360 000 à son apogée, en 1943. L’apport énergétique, d’environ 850 000 chevaux-vapeur en 1932, augmente jusqu’à 2 millions en 1943. En contrepartie, les bateaux de minerai destinés à la région sont redirigés vers les États-Unis depuis 1943, après plusieurs torpillages. Pour résoudre le problème, des centaines de trains marchands monopolisent l’unique voie Montréal-Arvida du Canadian National Railway (CNR).

De 1 790 employés, en 1939, les effectifs passent à 12 000 au plus fort de la production, en 1943, résorbant ainsi le chômage qui sévissait dans la région. En 1944, l’usine emploie 9 400 travailleurs pour n’en plus compter que de 3 000 en 1946. Pour leur part, les profits de la société passent de 2,3 millions de dollars en 1929, à 15 millions entre 1939 et 1942, mais reculent à 12 millions, en 1946. La stabilité des salaires, au cours des trois premières années du conflit, a favorisé la fondation de plus d’une vingtaine de caisses populaires.

Physiquement exigeant, le travail en usine décourage plusieurs ouvriers qui démissionnent parfois même après seulement un ou deux quarts. De plus, la paye, dont le tiers est basé sur un calcul complexe et imprévisible, est amputée par de nombreux prélèvements, tels assurances, caisse de retraite, dîme retenue à la source, et impôt. L’inflation vient aussi diminuer le pouvoir d’achat réel.

Fin juillet 1941, la canicule rend insoutenable la température déjà très élevée des salles de cuves. Des travailleurs s’évanouissent. Un travailleur manquant à l’appel, la besogne est divisée entre les autres, sous les railleries d’un supérieur abusif. Le jeudi 24 juillet 1941, lors du changement de quart de 16 h, les cuvistes quittent le travail et exigent la révision des salaires et l’amélioration des conditions. L’affaire est grave : si le métal refroidit et durcit dans les cuves, il faudra démonter ces dernières au prix d’une perte de plusieurs mois d’activité. Le ministre des Munitions et Approvisionnement, C.D. Howe, accuse les ouvriers de sabotage et de trahison et, sur cette base, refuse les pourparlers. Les notables et la population de la région supportent leurs travailleurs en débrayage, lesquels sont passés de 150 à 8 000 en trois jours seulement.

C’est l’impasse. Dimanche matin, l’armée intervient pour faire évacuer l’usine, mais le Régiment du Saguenay n’est pas sollicité. Les grévistes cessent l’occupation, l’affrontement n’aura pas lieu. D’intenses discussions permettent un retour au travail progressif, les grévistes réintègrent les salles de cuves le mardi au quart de 16 h. La reprise est ardue, une partie du métal s’est figée dans les cuves; 10 000 tonnes ont été perdues. Avec l’arbitrage, le débrayage a finalement porté fruit. Le calcul du salaire s’est simplifié en faveur des travailleurs. La cohésion sociale régionale est renforcée par le front commun des élites et des travailleurs, et le syndicat est confirmé dans son rôle de représentant institutionnel. Cependant, un décret permet désormais l’intervention rapide de l’armée en cas de sabotage dans une usine de guerre. La censure levée et les récents événements dévoilés, des journaux anglophones, outrés de l’atteinte à l’effort de guerre, fustigent les grévistes, lesquels sont défendus notamment par Le Devoir. La Commission royale d’enquête Létourneau-Bond blanchira ces derniers de tout soupçon.

Infanterie, canons antiaériens et avions de chasse

Il devient vital, pour le Canada et le Commonwealth, de protéger les zones stratégiques telles que le complexe industriel d’Arvida. Dès 1940, l’usine est ceinturée de canons antiaériens légers. Puis, le 12 juin 1941, la 14e Batterie antiaérienne de l’Artillerie royale du Canada s’y installe et monte ses pièces lourdes.

En 1943, on compte plus de 3 000 militaires dans la ville. Outre leur participation à l’économie, les militaires servent la propagande, notamment lors de la parade pour l’emprunt de la victoire, en novembre 1943. Pour conscientiser la population, des cours sur les gaz de guerre sont aussi donnés dans les écoles protestantes d’Arvida à partir de janvier 1942.

De plus, dans le cadre du PEACB (Plan d’entraînement aérien du Commonwealth britannique), on construit un aéroport militaire à Bagotville, où l’entraînement débute en juillet 1942. L’Escadron 130 Panthère–dont la devise est “Défendez le Saguenay”–est responsable de la défense aérienne régionale, relevé en octobre 1943 par l’Escadron 129 (C). L’apparente protection apportée par la présence des avions de chasse n’empêche pas le conseil municipal de Jonquière de faire pression, le 31 septembre 1942, pour que cessent les vols au-dessus des églises, le dimanche, parce qu’ils perturbent les célébrations liturgiques. Les opérations d’entraînement à la base de Bagotville se poursuivent jusqu’en octobre 1944, presqu’à l’issue du conflit, au moment où le besoin en pilotes est résorbé. Venus de partout, 940 pilotes y ont obtenu leur diplôme, mais 41 aviateurs ont perdu la vie durant leur entraînement.

À cause des incursions répétées des sous-marins allemands dans le fleuve, le Régiment du Saguenay est chargé dès mai 1943 d’en surveiller la côte, à l’est de l’embouchure du Saguenay. En octobre de la même année, le Régiment relève la 14e Batterie dans son rôle antiaérien : il devient bientôt évident que l’Allemagne représente de moins en moins une menace pour le pays. Si la présence militaire a été bien acceptée, et même souhaitée, plusieurs civils furent surpris, voire insultés, qu’en pleine région francophone, les commandements militaires soient donnés en anglais.

Logement et rationnement

L’immigration massive de chercheurs d’emplois provoque une crise du logement. Pour résoudre le problème, la compagnie Alcan et la société Wartime Housing Incorporated, font construire en un temps record des centaines de maisons, quelques modèles produits en série. Elles sont ensuite louées aux ouvriers. Les militaires anglophones souffrant eux aussi de la pénurie, un petit village où l’on vit dans la langue et les coutumes anglaises est rapidement érigé à Chicoutimi.

Le rationnement amène aussi son lot de difficultés. En mai 1943, répondant à l’appel du gouvernement fédéral, un comité de citoyens d’Arvida met sur pied la campagne des Jardins de la Victoire. Le produit de près de mille jardins nourrit alors Arvida durant toute une année. De plus, en réponse au rationnement de l’essence et du caoutchouc, un plus grand nombre de trains est réservé au transport des ouvriers entre les municipalités saguenéennes par la CNR.

L’après-conflit

Le 8 juin 1945, tous les clochers de la région résonnent en choeur et les drapeaux sont hissés sur tous les bâtiments importants. Une journée de congé générale est décrétée pour fêter la fin de la guerre sur le sol européen. Ainsi prend fin l’engagement du Saguenay dans la Seconde Guerre mondiale.

Le conflit a principalement profité à l’aluminerie, car il a financé son agrandissement et sa visibilité tout en contribuant à sa prospérité. Par ailleurs, la baisse de la production a laissé un surplus énergétique exportable en plus d’attirer de nouvelles entreprises.

À l’époque, la ville d’Arvida a tiré elle aussi de nombreux avantages. À la suite des passions engendrées par la grève de 1941, la ville a acquis une réputation internationale. En quinze ans, le dortoir de l’usine a vu sa population et sa superficie se multiplier. On retrouve encore aujourd’hui, dans la paroisse Saint-Mathias, quelques maisons de la Wartime Housing. Au sud-est de Jonquière, le Quartier des Vétérans fut réservé à l’établissement des anciens combattants. Le caractère purement canadien-français de la région a progressivement repris le dessus après son anglicisation par les cadres de l’aluminerie et les militaires.

La présence militaire, pour sa part, laisse encore des traces. Certains manèges militaires ont été convertis en écoles. La base de Bagotville fut rouverte pour les avions de l’OTAN. Convertie ensuite en aéroport civil, elle donne place, régulièrement, à des spectacles aériens. En quelques endroits, des batteries antiaériennes continuent, encore aujourd’hui, d’attendre des avions qui ne viendront plus.

À Chicoutimi, en 1959, est inauguré un monument aux morts, création de l’artiste Armand Vaillancourt. En 1964, dans le Quartier des Vétérans, est érigé un monument aux morts des deux guerres mondiales. En 1969, un autre monument du même type, mais constitué exclusivement d’aluminium, sera construit au centre du Carré Davis, à Arvida.

Conclusion

En conclusion, le Saguenay aura donc été particulièrement impliqué dans la Deuxième Guerre mondiale. Propagande, censure, économie de guerre, présence militaire, restrictions des libertés civiles, rationnement et même des victimes, lors de l’incendie de 1942, permettront l’entretien d’une vision concrète de la guerre. Par son implication industrielle, la région saguenéenne a su se démarquer dans l’effort de guerre des Alliés. De plus, la population a démontré ferveur et solidarité pendant toute la durée du conflit.

Finalement, il serait impossible de dénombrer toutes les retombées de la Seconde Guerre mondiale au Saguenay, particulièrement dans le cadre d’un article aussi court. Un travail assidu en archives permettrait certainement de dévoiler de nombreux secrets encore bien gardés, surtout que nonobstant le travail de quelques chercheurs, le plus gros reste encore à faire. Quoi qu’il en soit, si les lieux communs sauront perpétuer le souvenir de la Seconde Guerre mondiale, même au Saguenay, c’est au niveau des acteurs sociaux de l’époque, qui disparaissent rapidement, qu’on devrait maintenant s’intéresser.

Daniel Pomerleau est un étudiant à la maîtrise en histoire, UQAM.

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