Creuser la guerre froide

Il existe de nombreuses façons de dépenser 14 $ quand on va à Ottawa, mais les gens qui font la petite randonnée jusqu’au Diefenbunker vont probablement conclure que le prix de l’entrée au musée est une excellente occasion, bien que peut-être une des plus bizarres.

Cet édifice souterrain construit près de Carp (Ont.) était autrefois le Siège central du gouvernement d’urgence, mais personne ne l’appelle plus comme ça. Un surnom irrévérencieux lui a été donné à cause de son lien intrinsèque avec John Diefenbaker, le Premier ministre conservateur qui l’a fait construire en 1958 mais qui ne l’a jamais visité.

Appelé aujourd’hui Musée canadien de la guerre froide, c’est une merveille d’ingénierie qui a nécessité des tonnes de béton et de barres d’armature pour construire un dédale souterrain de quatre étages et 9 300 mètres carrés : un dédale où l’on trouve de tout, d’une chambre forte de la Banque du Canada jusqu’à une morgue. Il a été conçu afin de pouvoir protéger environ 565 personnes sans réapprovisionnement pendant un mois.

Le voyage du centre-ville d’Ottawa jusqu’au Diefenbunker peut ne durer que 35 minutes, il s’agit quand même d’un retour au début des années 1960. En ce temps-là, on conseillait aux Canadiens de construire un abri antiatomique dans leur cour et on enseignait aux enfants à lire, à écrire, et à se cacher sous leur pupitre en cas d’attaque nucléaire.

Doug Beaton, un ancien restaurateur consultant en oeuvres d’art à Parcs Canada, est un des bénévoles de la Cold War Museum Corporation qui est devenu guide touristique lorsqu’il a pris sa retraite. Il est également président du conseil d’administration de la société sans but lucratif. “Supposons que nous soyons en 1962, et que nous sommes enfermés dans le bunker durant la crise de missiles de Cuba”, dit Beaton à un groupe de visiteurs tout en marchant dans un long tunnel vers les portes blindées du bunker.

Il explique que l’expression “armes de destruction massive” qui a été un mantra pour le président américain George Bush en ce qui concerne l’invasion de l’Iraq de 2003 était si bien connue lors de la construction du Diefenbunker qu’on avait vraiment peur que le gouvernement fédéral s’effondre lors d’une attaque nucléaire.

Les raisons de s’inquiéter ne manquaient pas. En 1952, les États-Unis avaient fait exploser la première bombe à hydrogène, ou thermonucléaire, au monde et l’Union soviétique en faisait aussi exploser une l’année suivante. La nouvelle technologie faisait des bombes atomiques qui avaient explosé au Japon en 1945 des armes de poids coq car la puissance d’une bombe à l’hydrogène pouvait valoir jusqu’à 1 250 fois celle de la bombe qu’on avait utilisée à Hiroshima. Et les deux côtés les construisaient en grand nombre.

Il est juste que la construction du Diefenbunker ait commencé en 1959, la même année que la série télévisée vénérée La quatrième dimension, car les deux s’appuyaient sur la conjecture résultant d’une simple question : “Et si?”

La question à laquelle le Diefenbunker devait répondre était simple : Qu’est-ce que le gouvernement va faire si on prévoit une attaque imminente de bombardiers soviétiques? Si cela arrivait, pensait-on, le Diefenbunker, qui est devenu opérationnel en 1962, permettrait au Premier ministre, au gouverneur général, à 12 membres du cabinet de la guerre, au directeur de la SRC, au juge en chef de la Cour suprême et à environ 550 autres personnes de se rendre à Carp, pas bien loin, où ils empêcheraient le pays de sombrer dans l’anarchie.

Toutefois, le Siège central du gouvernement d’urgence à la Station des Forces canadiennes Carp n’était que le modèle d’un programme de “continuité gouvernementale” qui comprenait des bureaux régionaux en Colombie-Britannique, en Alberta, au Manitoba, en Ontario, au Québec et en Nouvelle-Écosse. Il y avait aussi des bunkers provinciaux et des centaines d’abris antiatomiques publics et privés, ainsi que :

· 200 lits d’hôpital qu’on peut déployer, avec des fournitures médicales;

· un système d’alerte en cas d’attaque qui déclencherait 1 700 sirènes à travers le pays;

· des annonces radio d’urgence enregistrées d’avance et un système de diffusion d’urgence;

· un dispositif de contrôle pour rapporter les détonations nucléaires et les niveaux de radiation.

Dave Peters, un officier sapeur à la retraite qui est vice-président du conseil d’administration du Diefenbunker, dit que les installations de Carp devaient pouvoir survivre à une détonation de cinq mégatonnes ayant lieu au sol à une distance de 1,8 kilomètre. Une telle explosion serait environ 300 fois plus puissante que Little Boy (petit garçon) la bombe atomique utilisée à Hiroshima.

Lors d’une explosion à une telle distance, dit Peters, “le vent soufflant au-dessus de la structure aurait dépassé les 1 000 milles à l’heure (environ 1 700 kilomètres à l’heure)”.

La construction du Diefenbunker, qui a duré deux ans et donné du travail à plus de 1 000 personnes, a nécessité plus de 32 000 tonnes de béton et 5 000 tonnes d’acier d’armature. En fin de compte, le prix a été de 20 millions de dollars, soit à peu près 110 millions en dollars d’aujourd’hui.

La conservatrice Shawna Moffatt dit que les Canadiens sont chanceux de pouvoir encore visiter le site, comme 23 000 d’entre eux l’ont fait en 2005, parce qu’il a failli être interdit à jamais. “Le MDN allait verser du béton dans le tunnel (de l’entrée principale) en octobre 1995”, dit-elle.

D’après Moffatt, cela aurait été une perte historique d’importance car beaucoup de Canadiens “ont été influencés par la culture atomique et la paranoïa qui accompagnait la guerre froide. Le Diefenbunker est une occasion de raconter ces histoires. C’est le seul endroit à Ottawa où l’on peut faire personnellement l’expérience de la culture de la guerre froide.”

Le Diefenbunker ayant été mis hors service en 1994, le complexe de 32 hectares de la SFC Carp fut vendu au canton de West Carleton, lequel fait partie maintenant d’Ottawa, parce que le canton désirait transformer le nouvel édifice d’ingénierie de la base en bibliothèque publique. L’année suivante, quand le MDN s’apprêtait à envoyer les camions de béton, quelques résidents de la localité se sont aperçus qu’il y avait là une occasion pour le tourisme, et le bunker a été transféré, avec 5,5 hectares qui l’entourent, à un conseil d’administration pour la somme de 2 $.

Peters, qui donne un jour et demi par semaine au musée, dit que le nouveau conseil avait un travail énorme à faire parce que l’installation a été complètement nettoyée lorsqu’elle a été mise hors service. “Nous sommes devenus d’excellents quémandeurs”, dit-il.

Le but du quémandage, durant lequel il y a eu toutes sortes de trouvailles comme des lits et des générateurs, sans oublier les ordinateurs centraux du début des années 1980 donnés par l’Université Carleton, est de créer une atmosphère de la guerre froide authentique. De dire Peters, leur objectif ultime est la création “d’un musée normal” plein d’expositions et d’objets qui témoignent vraiment de l’époque.

On ne fait rien qui puisse servir à passer sous silence quel était l’enjeu durant la guerre froide. Le long tunnel d’accès du bunker, qui a servi de toile de fond pour le film The Sum of All Fears en 2002, un thriller d’action avec en vedettes Ben Affleck et Morgan Freeman, donne certainement le ton aux visiteurs. “Ils (les membres de l’équipe de tournage) ont passé une semaine ici, et je pense que cela n’a donné que huit secondes à l’écran”, dit Beaton en riant.

Il y a beaucoup plus au bout du tunnel. Par exemple, il y a la chambre forte de la Banque du Canada qui a été construite dans le but de protéger la moitié de la couverture-or du Canada. D’après Beaton, la porte massive de la chambre forte pèse 10 tonnes. Il y a une pancarte à l’entrée indiquant qu’il n’y a jamais eu ne serait-ce qu’une once d’or dans la chambre forte, et qu’elle a servi à entreposer des rations et des vêtements.

Un nouvel étalage exposé rappelle aux visiteurs le sérieux de l’époque de la guerre froide et la puissance destructrice des armes de destruction massive. On y trouve 19 photos montrant les résultats des explosions de 1945 au Japon.

Le gouvernement d’alors était très conscient du besoin de contrôler l’information en cas d’urgence. En cas d’attaque nucléaire, trois journalistes et trois agents des relations publiques du gouvernement auraient préparé toutes les nouvelles générales et les bulletins devant être distribués au public.

Les nouvelles auraient été diffusées à partir d’un studio spécial de la SRC, où se trouvaient des messages d’urgence déjà enregistrés. Le message que Beaton nous a fait écouter durant la visite était franc : “Ceci est une autre diffusion d’urgence. Une autre attaque de l’ennemi a été découverte. Mettez-vous à l’abri immédiatement.”

Il y avait 410 lits dans le bunker, tous à une place parce qu’aucun résident, le Premier ministre y compris, n’avait le droit d’amener qui que ce soit, seuls les membres du personnel approuvés pouvaient s’y rendre. Beaton dit que cela aurait été assez pour 565 personnes à peu près parce qu’on se serait servi d’un système de “bannette chaude” pour le personnel junior. Il y avait deux suites à trois chambres dans le complexe, pour le Premier ministre et le gouverneur général, et ce sont les seules qui avaient leur propre douche. Il y avait aussi 28 chambres individuelles pour les ministres et les gros bonnets du gouvernement, comme le président de la SRC. Les autres chambres à coucher avaient jusqu’à 14 lits et lits de camp.

Les quelques femmes qui se seraient rapportées au Diefenbunker en cas d’attaque auraient habité dans les quartiers des femmes, l’entrée desquels était interdite au personnel masculin.

Peters sait fort bien quelle est la partie du Diefenbunker qu’il préfère. “La salle de gestion de crise”, dit-il sans hésiter. “C’est la salle principale, la raison pour laquelle cet endroit a été construit : pour donner au cabinet de guerre les renseignements dont il aurait eu besoin.”

On pourrait vraiment dire que le bunker est un petit village, bien que c’en soit un qui déplaise énormément aux gens souffrant de claustrophobie. Il avait sa propre installation médicale, laquelle comprenait un équipement de radiographie et un hôpital à trois lits, un cabinet dentaire, une cafétéria, une cantine et un garage où l’on pouvait mettre un petit hélicoptère, un bulldozer et 60 000 litres de carburant diesel. Il y avait aussi une salle de radio amateur car on s’attendait à ce que les fervents de la radio jouent un rôle important dans les communications après une attaque nucléaire. On est en train de créer une salle dévouée à ce passe-temps.

Peters dit qu’on s’endort facilement dans le Diefenbunker, et il peut bien le savoir. Il a réussi à dormir dans la suite du Premier ministre lors d’exercices qui avaient lieu à la SFC Carp durant les années 1980. “Il faisait très noir, pas de bruit.”

Si noir, en fait, que personne ne travaille dans le Diefenbunker sans lampe de poche. “On ne sait pas vraiment ce qu’est la noirceur avant de s’être trouvé dans le bunker quand il y a une panne d’électricité”, dit Peters.

Beaton est d’accord. “Une fois, j’ai dû ramper dans les parties les plus encombrées de la salle des machines à la recherche d’une fuite. On ne pouvait pas allumer les tubes fluorescents à cause de leur bourdonnement. Il fallait que je puisse entendre les gouttes qui tombaient et je ne pouvais porter qu’une petite lampe de poche. D’après moi, les parties mécaniques les plus étranges du bunker sont celles en arrière de la mezzanine des machines. Je me sentais presque perdu.”

Aujourd’hui, le Diefenbunker est ouvert à un public plus grand. Moffatt dit qu’il y a maintenant un club d’espionnage où les enfants peuvent “prendre un nom d’emprunt et apprendre ce que sont les codes et le monde de l’espionnage”.

Il y a même un club de cinéma du Diefenbunker. Le long métrage en janvier était K-19, l’histoire d’un sous-marin soviétique qui a subit une fusion du coeur du réacteur en 1961.

Les fonds se font rares au musée, qui ne reçoit guère plus des gouvernements que l’octroi annuel de 50 000 $ que lui donne la ville d’Ottawa. Son revenu principal est ce qu’il obtient en droits d’entrée. “Nous demandons le double de ce que les autres musées demandent, et personne ne s’en plaint”, dit Peters.

Les locations sont aussi une source de fonds. La salle de congrès qui aurait servi au cabinet de guerre est encore en ordre, et elle est louée de manière routinière à des groupes allant jusqu’à 20 personnes pour 200 $ par jour. La cafétéria est aussi disponible pour les fêtes, au prix de 700 $ pour une soirée. La manifestation la plus remarquable qui y ait eu lieu a été le concert de la chanteuse Amanda Marshall.

Toutefois, le Diefenbunker lui-même a suffi à attirer Steve Testart de Kingston (Ont.) quand il est venu voir son père Maurice qui a passé quatre ans dans les Forces armées. “Nous venions à Ottawa, et nous cherchions quelque chose à faire. Alors, on s’est dit, pourquoi pas le Diefenbunker?”

En effet, pourquoi pas?

Et comme la plupart des visiteurs, ils sont probablement partis en se posant cette question. Qu’est-ce qui est le plus étrange, le Diefenbunker lui-même ou les temps qui l’ont produit?

À propos de ces 78 toilettes à Carp…

Dave Peters dit que les chefs de la défense ont embrouillé magistralement, bien qu’insuffisamment, la vraie raison du projet de construction massif du Diefenbunker près de Carp (Ont.) au début des années 1960.

Ils ont essayé de cacher la raison du projet en lui donnant le nom de projet EASE, pour Experimental Army Signals Establishment (établissement de transmissions expérimentales de l’armée), mais le Diefenbunker a fini par être “un secret bien mal gardé” qui a attiré l’attention d’un reporter intrépide au journal Toronto Telegram. “Il a survolé la région et compté les toilettes”, dit Peters. “(Elles) étaient encore dans leur caisse d’emballage dans la section d’emmagasinage du plan d’ensemble, et on a conclu que 78, c’était bien trop pour un tel édifice. Les conclusions furent publiées, au grand dam du Premier ministre Diefenbaker.”

Un des articles du journal fut publié le 11 septembre 1961, exactement 40 ans avant qu’un autre événement lance une autre sorte de guerre.

Comment s’y rendre

Il faut conduire 40 kilomètres à partir du centre-ville d’Ottawa pour se rendre au Diefenbunker. Prenez l’autoroute 417 vers l’ouest et quittez-la à la bretelle Carp/Stittsville. Allez vers le nord jusqu’au 3911 de la route Carp, à peu près à un kilomètre au nord du village de Carp. Il faut environ 35 minutes pour le voyage à partir du centre-ville d’Ottawa.

Il faut faire des réservations pour les visites, en téléphonant au 613-839-0007 ou au 1-800-409-1965, ou bien par courriel à : tours@diefenbunker.ca. Les visites sont disponibles en français et en anglais.

L’entrée est de 14 $ pour les adultes, de 12,50 $ pour les aînés ainsi que pour les étudiants d’université et de collège, et de 6 $ pour les jeunes d’entre six et 17 ans. Les enfants de moins de six ans entrent sans payer et l’espace de stationnement ne manque pas.

Vu que la température dans le bunker est d’environ 17 degrés Celsius, on recommande aux visiteurs de porter ou d’apporter un chandail.

Search
Connect
Listen to the Podcast

Leave a Reply