La mission de l’ONU au Soudan

Sur un sentier défoncé à trois heures au nord-ouest de Juba, profondément dans l’intérieur du territoire soudanais encore livré à l’anarchie, le lieutenant-commander Hugh Son voit le premier groupe de guerriers dinkas de Bor. Ces membres de la tribu nomade Dinka, grands et débraillés, sont bien armés et imprévisibles. L’un d’eux porte un AK-47 à l’épaule et il tient une longue lance argentée, un autre a un AK-47 au dos et à la main une hache noircie, l’acier de la lame étant aiguisé et luisant.

Son, en tenue de corvée du désert des Forces canadiennes, conduit lentement le camion blanc des Nations unies. Les Dinkas s’arrêtent et le regardent fixement. Le navigateur de Son, le lieutenant-colonel Edwin Sanchez d’El Salvador, sourit aux terroristes. Ils restent de marbre. Tous dans le camion font silence. En tant qu’observateurs des Nations unies, ni Son ni Sanchez ne sont armés.

Quelque part, peut-être à deux minutes derrière le véhicule de Son, la force de sécurité bangladaise bien armée s’efforce de les rattraper.

Le gros tout-terrain de Son avance au ralenti devant le premier groupe. À droite il y a d’autres membres des tribus qui se tiennent quelque peu stratégiquement dans l’herbe haute à une certaine distance de la route. Personne ne bouge et il n’arrive rien.

Son a passé les premiers guerriers dinkas de Bor mais sa mission est loin d’être terminée. Il a encore deux heures de route à faire dans cette savane ondulante avant d’atteindre le village de Rokon qui se trouve en première ligne où il va discuter de l’avenir avec un colonel de l’armée soudanaise nommé Ali.

Il savait depuis le début que cette patrouille serait dangereuse. Les Dinkas de Bor, déplacés par la guerre, conduisaient quelque 1,5 million de bestiaux à travers le Sud du Soudan lors d’une longue marche jusqu’à chez eux. La veille de la patrouille, les Dinkas participaient à une fusillade durant laquelle plusieurs personnes de la localité ont été tuées. De plus, les routes sont minées et selon les rumeurs, le groupe rebelle terrifiant du nom d’Armée de résistance du Seigneur (ARS) serait dans les parages. Deux agents de police de l’ONU ont refusé d’accompagner la patrouille de Son, soutenant que le risque d’une attaque de l’ARS était trop grand.

Rien de simple au Soudan. Du Nord arabe poussiéreux au Sud luxuriant, le plus grand pays d’Afrique est déchiré par les tensions religieuses, ethniques et économiques. Un petit peu plus grand que le Québec, le Soudan a 40 millions d’habitants, 134 langues et des douzaines de tribus dont de nombreuses ont une longue histoire d’animosité. Non seulement le pays est-il vaste mais, situé en Afrique du Nord-Est, il chevauche la division entre l’Afrique du Nord islamique et le Sud tribal chrétien.

Toutefois, la tension entre le Nord et le Sud n’est pas seulement causée par la religion et l’ethnie. La découverte d’importants gisements pétroliers au Soudan, et les revenus générés par les pays voulant exploiter ces nouvelles ressources à n’importe quel prix, a jeté de l’huile sur le feu. Le gouvernement islamique de Khartoum, qui a appuyé l’Iraq à la première guerre du Golfe et donné asile à Oussama ben Laden durant les années 1990, a une longue histoire de marginalisation des régions isolées, comme le Sud, et il réserve les ressources nationales pour la population concentrée dans la capitale. La situation à Darfur, au Soudan de l’Ouest, où les conflits ont causé la mort de centaines de milliers de personnes ces dernières années, est la plus longue des guerres civiles brutales.

Il y a à peine plus d’un an qu’une paix fragile s’est installée au Sud-Soudan. Après presque 50 ans de guerre sporadique et plus de deux millions de morts, les combats entre le gouvernement du nord et les rebelles du sud ont quasiment arrêté. L’accord de paix signé en janvier 2005 est la raison pour laquelle des troupes canadiennes sont actuellement au Soudan.

En mars 2005 l’ONU acceptait d’envoyer 10 000 mainteneurs de la paix pour surveiller l’accord, faciliter la démobilisation paisible de soldats et aider des millions de personnes déplacées, comme les Dinkas de Bor, à retourner chez eux.

Lorsque le déploiement sera terminé, il y aura 750 observateurs militaires de l’ONU (OMONU) et une force de protection de quelque 4 500 soldats. Le reste des 10 000 font partie du personnel de soutien, logistique et civil.

L’ONU va être au Soudan au moins durant les prochains six ans. Actuellement, des soldats de plus de 50 pays sont déployés tranquillement à travers le Sud. Il y a des Mongols, des Égyptiens, des Boliviens, des Chinois, des Russes, des Grecs et beaucoup d’autres. Vers la fin de 2005, quand la première vague de soldats y sont allés, c’était clair aux yeux de beaucoup d’entre eux que la situation était encore instable. On a simplement un sentiment, tout au moins à Juba, la capitale du Sud, que le conflit n’est pas complètement terminé. Tous les jours les deux côtés apportent les mortiers, s’approchent de leurs canons et se préparent à défendre leur territoire. “Ils ont une longue histoire de guerre, c’est tout ce qu’ils savent”, dit le capitaine Sam Perreault, un OMONU d’Ottawa. “Ils sont armés et ils sont agressifs. Il ne manque qu’une étincelle.”

Son, Perreault et plus de 20 autres OMONU sont aux premières lignes de l’effort ayant pour but d’empêcher cette étincelle de rallumer le Sud-Soudan. Les OMONU, vivant en petits groupes parmi les Soudanais, sont les yeux et les oreilles du Conseil de sécurité de l’ONU. Les OMONU vérifient que les deux anciennes parties du conflit obéissent à l’accord de paix et que d’autres groupes armés, comme les Dinkas de Bor, ne causent pas trop de problèmes, en patrouillant, en parlant aux soldats locaux et en inspectant les sites militaires.

Mais les OMONU ont un autre rôle à jouer qui est peut-être plus important que la collecte de renseignements. Ils sont une indication pour les gens de la localité qui ont souffert si longtemps, rien que par leur présence, que la communauté internationale est vraiment là, qu’elle aide vraiment. “La situation est vraiment compliquée ici”, dit Alan Bones, un chargé d’affaires de l’ambassade canadienne à Khartoum. “La guerre civile vraiment horrible qui a eu des conséquences dévastatrices pour le Sud a duré longtemps. Il est dépourvu d’infrastructure et plusieurs générations ont perdu leurs moyens d’existence, leur éducation et leurs familles. Alors c’est vraiment important que la communauté internationale soit considérée comme servant à consolider la paix maintenant que les parties se sont mises d’accord de déposer les armes.

Malheureusement, le groupe le plus hostile au Sud-Soudan, l’ARS, n’a pas accepté de déposer les armes. Surnommé ‘tong-tong’ dans la région, l’ARS est un retour de souffle d’un ancien effort européen qui devait servir à stabiliser le Soudan. Leur leader, un sauvage messianique appelé Joseph Kony, croit qu’il est possédé par l’esprit d’un missionnaire italien qui a vécu dans la région. L’ARS, renommée pour son barbarisme incroyable (ses membres attaquent les bébés à la machette, sont cannibales et forcent des enfants à tuer leurs parents), est un résultat qu’aucun missionnaire n’aurait désiré.

Le but supposé de Kony est de renverser le gouvernement de l’Ouganda, le pays voisin, et d’y imposer une sorte de fondamentalisme chrétien. Kony, basé au Sud-Soudan depuis le début des années 1990, a formé une armée en kidnappant des milliers d’enfants et commencé à attaquer des cibles de l’ONU, ayant tué dernièrement un démineur suisse. “L’ARS est un élément dévoyé particulièrement brutal qui, d’après moi, devrait être supprimé”, dit le brigadier-général canadien Greg Mitchell, qui a passé six mois en 2005 au poste de commandant de la mission de l’ONU au Soudan. “Mais ce n’est pas facile à faire parce que le territoire est vaste, les capacités de l’ARS sont plutôt grandes et ses capacités de terrorisme sont encore plus grandes, alors ses membres ont une réputation qui fait que les gens en ont peur; même les militaires ont peur d’eux. Mais il faut qu’on s’en occupe, d’une façon ou d’une autre, et le plus vite possible.”

La mission de l’ONU au Soudan est essentiellement d’empêcher le chaos de gagner du terrain. Dans n’importe quelle situation d’après-conflit, il y a une période où l’espoir point et où la paix est possible. Si le progrès est lent ou irrégulier, l’espoir risque de disparaître et les nations de l’Ouest ne veulent absolument pas faire partie des hostilités au Soudan. C’est pour ça que le rôle des OMONU est si important. Ils sont, chichement éparpillés à travers toute la largeur du Soudan du Sud, des présages de paix sans armes qui se servent de raisonnement et de bienveillance pour amener les anciens combattants réticents et des fois méfiants à renoncer à se battre. Ses OMONU sans armes vont dans les endroits où les armées ont peur d’aller, littéralement. “Normalement, on voit les militaires comme des gens porteurs de fusils et tueurs, alors que quand on est OMONU, on n’a pas ce sentiment-là, on nous considère comme des gens qui essaient de leur apporter de l’aide”, dit Son, qui était officier naval de lutte au-dessus de la surface avant d’être muté au directorat de la politique d’instruction et d’éducation des Forces canadiennes à Ottawa.

“Nous sommes ici pour les aider à maintenir la paix. Nous ne les obligeons pas à faire quoi que ce soit. Nous voulons simplement les aider à rétablir leur pays, les aider s’il y a un désaccord entre deux factions, les aider à aplanir les difficultés, sinon ils recommencent la guerre.”

Ce n’est pas la première fois que les Canadiens ont montré le chemin au Soudan. Durant les années 1880, quand le Soudan était une frontière de l’empire britannique, un groupe de quelques centaines de voyageurs canadiens ont été engagés pour diriger une colonne le long du Nil dans le but de relever un général anglais du nom de Charles Gordon. Malheureusement, Gordon a été transpercé d’un coup de lance et décapité avant que les Canadiens n’arrivent pour lui sauver la mise. Les Britanniques se sont vengés quelques années plus tard quand ils ont repris Khartoum, cette fois-là avec l’aide de la nouvelle mitraillette Maxim et un jeune soldat de cavalerie du nom de Winston Churchill.

Il est clair que cette mission de l’ONU au Soudan n’est pas la première fois que des étrangers ont essayé de rétablir l’ordre dans cette partie de l’Afrique. Les Européens ont essayé de sauver le Soudan de temps en temps durant plus d’un siècle. Durant le règne britannique jusqu’en 1956, le Soudan était officiellement divisé en Nord et Sud. En conséquence, il y a eu une guerre périodique entre les deux moitiés du Soudan depuis que les Britanniques sont partis.

Mais maintenant l’ONU est arrivé à Khartoum et cette fois-ci on a l’intention de faire les choses comme il faut. Bien entendu, l’Afrique fait de drôles de choses aux meilleures intentions des étrangers.

Khartoum, où le Nil blanc et le Nil bleu se joignent, tout juste au sud du désert du Sahara, est une ville de 4,5 millions de personnes. Bien qu’elle soit loin de la guerre qu’il y a à Darfur, de l’agitation tribale du Sud et de la violence de l’Est, la tension est encore évidente. À l’extérieur des édifices du gouvernement il y a des camionnettes Toyota dans la benne desquelles une mitrailleuse lourde a été boulonnée. Il y a partout des gens mystérieux et pressés. C’est le genre d’endroit où les journalistes se font arrêter par la police secrète pour avoir photographié des arbres.

Dans la partie particulièrement ensablée de Khartoum absurdement appelée la ville jardin, la mission de l’ONU au Soudan (UNMIS) s’est installée et y a grandi jusqu’à devenir un enclos cerné de fil de fer barbelé et d’un mur très haut. Sous une tente à la cafétéria extérieure, des soldats et des employés de l’ONU venus du monde entier s’assemblent pour boire un thé laiteux et penser à leurs options. Le nombre de motifs de camouflage est déroutant. Indien, bangladais, australien, pakistanais, rwandais. Certains des dessins les plus intéressants semblent servir à se faire remarquer plutôt qu’à se cacher. Le bleu et le violet vifs des paramilitaires soudanais en sont un bon exemple. Au milieu de ce cirque multinational se trouvent les Canadiens, portant un uniforme conçu par ordinateur comparativement raisonnable.

Un réserviste aimable et énergétique du King’s Own Calgary Regiment, le major Joe Howard, au quartier général de l’UNMIS à Khartoum, travaille aux relations civiles-militaires. Tous les jours il marche 40 minutes à travers la circulation folle de la ville pour arriver à son bureau à air climatisé, dans un conteneur d’expédition, au milieu de l’enclos des Nations unies. Quand cela faisait deux ou trois mois qu’Howard était là, il a entrepris une nouvelle routine où il s’arrête prendre le thé avec une dame édentée, pourchassé par une meute de chiens et se fait souvent apostropher par un gars du coin qui crie “Yankee go home”.

“Il n’y a pas de problème au Soudan”, dit l’aimable Howard, qui n’a pas encore réussi à empêcher le servant de son propriétaire à utiliser sa salle de bain. “Tout est simplement ‘pas de problème’. Et on n’a qu’à adopter cette attitude parce qu’il se pourrait fort bien qu’on n’ait pas les moyens de résoudre le problème de toute façon.”

Le major-général bangladais Fazle Akbar est probablement d’accord avec Howard qu’il n’existe pratiquement rien de plus difficile qu’un problème soudanais. En tant que commandant de l’UNMIS, Akbar, en fin de compte, est responsable de toutes les opérations militaires de l’ONU au Soudan, y compris le déploiement des OMONU.

Vers la fin de 2005, l’UNMIS avait 60 pour cent de retard en ce qui concerne le déploiement et Akbar commençait à s’inquiéter que l’UNMIS perdait de sa crédibilité sur les lieux. Un des problèmes principaux était que l’équipement pour les milliers de soldats de l’ONU qui attendaient d’être déployés devait être transporté par voie terrestre du Kenya. Mais les routes sont minées et un vrai bouchon avait été créé à cause des attaques des démineurs par l’ARS. “C’est un effet séquentiel”, dit Akbar. “Si le déminage est arrêté, nous ne pouvons pas dégager la route, alors nous n’avons pas l’équipement, alors nous ne pouvons pas avoir les soldats. Actuellement, nous n’avons qu’une seule compagnie de soldats et nous devons nous occuper de la protection des démineurs, et bien entendu, celle des OMONU, vu qu’on ne peut pas les laisser aller n’importe où se faire attaquer ou tuer par l’ARS. Alors nous sommes plutôt handicapés.”

Effectivement, il y a toute une liste de problèmes dont Akbar a la responsabilité mais dont il n’a guère le contrôle. Il lui faut des hélicoptères, mais très peu sont disponibles. Il lui faut des fonds pour financer les nouvelles unités militaires mixtes, mais il n’y en a pas. Il lui faut se débarrasser de l’ARS, mais il ne peut trouver de façon de le faire. Parmi tous ces problèmes, toutefois, en l’occurrence, rien ne frustre Akbar davantage que l’inefficacité de l’ONU elle-même. “Le système de l’ONU a sa propre logistique, qui fait partie de la division du soutien des missions, et la responsabilité de déployer les gens sur le terrain lui appartient. Savez-vous, dans l’armée, tous les éléments sont sous un même commandement, et quand un commandant fait un plan, il s’assure qu’il y ait le soutien dont il a besoin et ensuite il peut réguler le plan. Mais ici je n’ai pas les services de soutien dont j’ai besoin sous mon commandement, alors il ne s’accorde ni ne fonctionne jamais en tandem. C’est ça qui m’a frustré le plus.”

Cette division de la logistique de l’ONU a eu une conséquence directe pour plusieurs OMONU canadiens, car Akbar a ordonné une modification de la procédure qui risque de s’avérer dangereuse à cause des retards constants. “D’après le concept opérationnel, les éléments de protection sont les premiers, les éléments médicaux suivent et les OMONU sont les derniers. Dans une telle situation, je ne pouvais pas attendre infiniment pour arriver sur le terrain, pour faire acte de présence”, dit Akbar. “Alors j’ai pris le risque de mettre les OMONU en premier, le médical ensuite et la force de protection en dernier. Si j’avais suivi le concept opérationnel, croyez-moi, nous ne comprendrions qu’un dixième de ce que nous comprenons maintenant en ce qui concerne la situation.”

Conséquemment, quand le capitaine Sam Perreault a été déployé en octobre à Maridi, à l’ouest de Juba, les autres OMONU et lui vivaient dans des huttes précaires sans force de protection ni de soutien médical rapproché.

Les gens de Maridi se sont révélés extrêmement aimables envers Perreault et les autres OMONU, et pas une seule fois n’a-t-il senti qu’ils étaient dangereux. Les mines, d’un autre côté, l’ont inquiété; mais même les mines n’étaient pas aussi mauvaises que la perspective d’une attaque de l’ARS. “Je ne pouvais faire autrement que d’y penser, à la situation concernant l’ARS, parce qu’elle a attaqué une ou deux fois pendant que j’étais à Maridi, à 20 ou 30 kilomètres de là-bas”, dit Perreault, qui vient de finir ses études de droit et pour qui c’était le premier déploiement dans les Forces canadiennes. “Pendant la journée, quand on était en patrouille, je n’y pensais pas beaucoup. Même si au fond de moi-même c’était comme, est-ce que c’est aujourd’hui mon dernier jour sur terre? La nuit, le seul temps où je pensais à l’ARS c’était quand toutes les lumières étaient éteintes et qu’on allait se coucher, et que la seule chose entre elle et nous c’était un mur en bambou.”

Avant d’être déployés au Soudan, les OMONU canadiens ont un mois de préparation intense au Centre de formation des Forces canadiennes pour le soutien de la paix à Kingston (Ont.). C’est là que Perreault a appris les trucs du métier : quoi dire pour traverser les postes de contrôle, désamorcer les situations hostiles, mériter la confiance des combattants locaux et des douzaines d’autres habiletés. “Je crois que tout pays qui désire la paix, mérite la paix. Nous sommes chanceux au Canada, alors il faut que les gens comme moi et tous mes collègues viennent le faire, quelqu’un doit le faire. Et si c’est la manière qu’il faut le faire, sans armes, eh bien c’est comme ça qu’on va le faire. C’est pour ça que je me suis engagé.”

Bien que l’idée d’envoyer des soldats en uniforme sans arme à des endroits comme le Soudan soit un peu étrange, il y a peut-être de bonnes raisons de le faire. D’après la théorie, tout au moins, donner des armes courtes ou des fusils aux OMONU ne ferait qu’augmenter les risques. Afin de les protéger vraiment contre une force armée hostile, il leur faudrait bien plus qu’une arme personnelle. “Les observateurs sont sans arme par exprès et militaires par exprès”, nous explique le brigadier-général Mitchell. “Il faut une expertise militaire, mais en étant sans arme, on ne constitue une menace pour personne. Quant aux individus eux-mêmes, leur protection c’est qu’ils ne sont pas une menace. C’est la théorie et ça marche dans bien des endroits et il y a des endroits où ça ne marche pas.”

Quant à la patrouille du lieutenant-commander Hugh Son devant les guerriers dinkas de Bor et jusqu’à Rokon, personne n’était désireux de tester la théorie selon laquelle être désarmé est une protection. À la place, deux camions de soldats bangladais avaient reçu l’ordre d’accompagner la patrouille. Chose inquiétante, ils avaient 40 minutes de retard au début de la patrouille. “Ce n’est pas la meilleure chose que d’avoir un contingent de la force de protection en retard”, dit Son, “car ce sont là les gens sur qui il faut compter. Alors le simple fait qu’ils ne pouvaient pas être à l’heure m’inquiétait; pouvons-nous compter sur ces gars au moment crucial?”

Après cinq heures de soubresauts le long des chemins de terre, Son a finit pas arriver à Rokon, un petit village qui est essentiellement une base de l’armée soudanaise. Là, après quelques civilités tendues, Son est allé faire une petite promenade avec le commandant de la base, le grand et énigmatique colonel Ali. Ils ont parlé de la force des troupes, des redéploiements et aussi de ce que l’avenir pouvait réserver à Ali. “Un des messages que j’espérais lui transmettre, et je le lui ais réellement dit, c’est qu’un jour lui et moi pourrions peut-être aller en mission pour l’ONU ensemble, qu’un jour le Soudan pourrait envoyer des troupes, tout comme le Rwanda envoie des troupes au Soudan”, dit Son.

Selon un autre exemple de procédures opérationnelles de l’ONU qui risquent d’être désastreuses, après être revenu de patrouille, Son est harangué dans la cafétéria par une Australienne véhémente du bureau de l’ONU qui s’occupe de l’alerte au danger des mines à Juba. Elle prétend que la route vers Rokon n’était pas déminée et que l’on y avait découvert des mines à peine quelques jours avant. Bien sûr, Son était passé par le bureau avant d’aller en patrouille, mais l’Australienne n’y était pas et il semblerait qu’elle n’avait dit à personne, pas même à son patron, qu’elle savait que la route de Rokon était dangereuse. Selon un hasard étrange, aucun des membres du personnel de l’alerte au danger des mines ne pouvait préciser où et pourquoi les communications avaient été interrompues, ni qui avait la responsabilité de faire en sorte que ça ne se renouvelle plus jamais. “Au moins maintenant nous savons que la route était dégagée jusqu’à Rokon, en ce jour particulier. Je ne sais pas si on peut dire la même chose pour demain, mais au moins nous savons qu’en ce jour-là il n’y avait pas de mines”, dit Son en grommelant, visiblement mécontent à propos de l’incident.

Ce n’est pas facile de s’imaginer le Soudan. Les mots nous font défaut pour décrire ce qui se passe aux abords d’un endroit comme Juba. Tout est bouleversé et raté. Il y a des ordures et des eaux-vannes partout, les maisons sont en boue, et beaucoup d’entre elles sont brisées. Les enfants, bien dans la troisième génération de guerre brutale, vous dévisagent avec un mélange d’incompréhension et d’émerveillement. “C’est tout à fait différent du Canada”, dit le lieutenant-colonel Michael Goodspeed, un OMONU de Kingston qui a un poste d’officier d’état-major au quartier général de l’ONU à Juba. “Le degré de souffrance et de douleur est incroyable. Je vois des gens qui ont évidemment très faim et qui sont malades.”

Goodspeed, comme nombre de soldats à Juba, est très dévoué quand il s’agit d’aider les enfants aux deux orphelinats locaux. Mais même maintenant, après toute l’assistance, ces gamins vivent encore dans des conditions sordides. Ils sont couverts de crasse et de mouches, ils n’ont que très peu de nourriture et la maladie est vraiment un problème. Goodspeed fait tout ce qu’il peut pour les aider, mais les fonds sont peu abondants. Au plus petit orphelinat, où les gamins font des sculptures pour le commerce touristique inexistant, Goodspeed a passé une grosse commande pour des sculptures servant de cadeaux officiels de l’ONU. “Ce sont certainement les populations les plus vulnérables. Ces enfants, pour diverses raisons, ont vécu des horreurs terribles et maintenant ils se retrouvent complètement seuls. Et on peut faire quelque chose durant nos heures libres, alors c’est ce qu’on fait. On est en train de réparer leur orphelinat”, dit Goodspeed.

Voir ces tout petits, des bébés avec le ventre gonflé et des petites filles en robes sales et déchirées, nous fait voir d’un autre oeil la réalité que sont les efforts du Canada en vue d’aider un endroit comme le Soudan. La nouvelle politique officielle d’Ottawa c’est que le Canada est responsable de la protection des innocents en danger. Elle est basée sur le principe que nous devons les aider parce que nous le pouvons. Quand on voit ces orphelins, il est clair que c’est une bonne idée, mais dans un cas comme à Darfur, où la protection des civils risque de vouloir dire qu’il faut se battre, les conséquences ont une grande portée. “Sans trop y réfléchir, j’ai beaucoup d’affinités avec la responsabilité concernant le projet, mais je pense que la guerre, comme le disait Lénine, est un pas dans la noirceur”, dit un Goodspeed pensif, qui a publié un livre sur la guerre moderne. “Quand on va en guerre, et admettons-le, quand on protège quelqu’un, il s’agit de combattre, on réalise à quel point la guerre est complexe, qu’on vient de multiplier toutes les variables et, sans mentionner spécifiquement le Soudan, je pense qu’il faut faire très très attention à la façon dont on choisit les combats où s’engager.

Au Sud-Soudan tout au moins, le combat a déjà commencé. Malgré la bureaucratie de l’ONU, il est tout à fait possible qu’avec l’aide des OMONU, le Sud finisse par passer à travers et devenir un endroit où un jour les touristes pourront aller faire un safari. Bien entendu, en premier lieu il faut s’occuper de l’ARS.

En plus des défis pratiques, toutefois, il y a aussi, en arrière-plan qui persiste, l’histoire des tentatives manquées de faire le bien au Soudan, et ailleurs en Afrique. Les problèmes dans ces endroits ont tendance à être tenaces et les meilleures intentions ne suffisent pas. “C’est un pays aux complexités infinies et subtiles”, dit Bones, le chef de l’ambassade du Canada au Soudan. “S’il existait des réponses faciles aux problèmes d’ici, on les aurait trouvées il y a longtemps. La raison pour laquelle le Soudan est toujours un problème à tous points de vue c’est parce qu’il n’existe pas de réponse facile. Ce qu’on doit faire c’est le mieux qu’on puisse dans les circonstances et espérer, comme les médecins, que ce qu’on fait n’empire pas les choses.”

Le Soudan soulève des questions importantes. Des millions de personnes y sont déjà mortes et la violence continue. Qu’est-ce que les Canadiens représentent? Pour quelles causent accepteraient-ils de se battre? Les Canadiens ont-ils la responsabilité de protéger les petites filles africaines du mal?

Pour les soldats canadiens au Soudan, ceux qui se sont portés volontaires et qui ont accepté de risquer leur vie, les réponses franches à ces grandes questions sont crues. “Dans ce monde”, dit Goodspeed, “dans ce monde globalisé où nous vivons, on ne peut pas se détourner en disant ‘Il y a un trou dans votre côté du bateau, qu’est-ce que vous allez faire?’ Nous sommes dans le même bateau.”

Aux yeux des soldats, il s’agit d’un devoir qui ressemble beaucoup au sauvetage de l’Europe contre les nazis ou de la Corée contre les communistes. Il s’agit de protéger l’innocent du mal et de le libérer de l’oppression, malgré les risques. Il s’agit d’un travail pour des soldats. “D’après mois, tout ceci fait partie de la mission des Forces canadiennes qui est d’apporter la paix et la sécurité dans le monde”, dit Son. “Si on ne s’en mêle pas, personne d’autre va le faire. C’est comme si vous voyez quelqu’un qui se fait attaquer et que vous ne fassiez rien, parce que vous ne voulez pas vous en mêler, parce que vous ne voulez pas vous faire faire mal. Voyez-vous, ces gens ont besoin d’aide et on doit contribuer, on ne peut pas en parler seulement, on doit vraiment faire quelque chose.”

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