Le don de liberté du Canada

Bouleversée par l’occupation allemande de sa patrie, une famille néerlandaise a failli ne pas pouvoir reconstruire sa vie

Un garçon hollandais, seau vide en main, sur un pont en Hollande pendant le hongerwinter (hiver de la faim) de 1944-1945. [KRYN TACONIS/BAC/MIKAN-3604599]

Un garçon hollandais, seau vide en main, sur un pont en Hollande pendant le hongerwinter (hiver de la faim) de 1944-1945.
KRYN TACONIS/BAC/MIKAN-3604599

À trois ans, je ne comprenais pas vraiment les circonstances horribles qui m’entouraient. Une grenade à main qu’un soldat nazi avait négligem-ment laissé tomber a attiré mon attention. Je jouais devant mon domicile aux Pays-Bas, en 1944, quand je l’ai vue par terre dans la cour. Je l’ai ramassée et je l’ai étudiée un instant. Une poignée en bois et une partie ronde en métal : on aurait dit un presse-purée.

Je me suis mis à en frapper un mur de briques. Le claquement a surpris ma mère qui s’est précipitée à la fenêtre de la cuisine, a vu ce qu’il se passait et m’a crié d’arrêter immédiatement et de mettre cet objet dangereux par terre. Je ne voyais pas pourquoi, mais j’ai obéi, bien qu’à contrecœur. Il n’y avait pas de jouets pour m’amuser, et maintenant que j’en avais trouvé un, il fallait que je le laisse.

Quelques mois après, en janvier 1945, un traineau de fortune m’a transporté sur une neige nouvellement tombée vers la ville de Roermond, dans le Limbourg, la province la plus au sud du pays. Mon père qui avait alors dans les trente-cinq ans tirait le traineau. Il avait le corps miné comme à peu près tous les Néerlandais, hommes ou femmes qui avaient survécu au Hongerwinter (hiver de la faim) de 1944-1945.

Le x indique l’endroit où était située la maison des Triesman avant le bombardement de Rotterdam par la Luftwaffe allemande. [AVEC L’AIMABLE AUTORISATION DE GERARD TRIESMAN]]

Le x indique l’endroit où était située la maison des Triesman avant le bombardement de Rotterdam par la Luftwaffe allemande.
AVEC L’AIMABLE AUTORISATION DE GERARD TRIESMAN
Les parents de l’auteur, Gerard et Marie Triesman, le jour de leur mariage, le 26 mars 1940, six semaines avant  l’invasion de la Hollande par les nazis. [AVEC L’AIMABLE AUTORISATION DE GERARD TRIESMAN]

Les parents de l’auteur, Gerard et Marie Triesman, le jour de leur mariage, le 26 mars 1940, six semaines avant l’invasion de la Hollande par les nazis.
AVEC L’AIMABLE AUTORISATION DE GERARD TRIESMAN

Ma sœur Paula qui n’avait alors que 10 mois était dans le landau que notre mère poussait sur la route accidentée, emmitouflée dans des couvertures. Papa lui aurait volontiers pris ce fardeau, mais il devait tirer le lourd traineau. J’étais assis sur les lattes en bois de ce dernier, et tout ce dont ma famille allait avoir besoin pour le long voyage y était aussi chargé.

Je suis né à Rotterdam, le 8 avril 1941, deuxième année de la Seconde Guerre mondiale. C’était presque un an après le blitz de Rotterdam, le bombardement allemand sur la ville portuaire qui avait eu lieu le 14 mai 1940. La ville était encore en ruines. La maison de mes parents avait été complètement détruite, et il ne leur était resté que les vêtements qu’ils avaient sur le dos.

Pendant l’occupation allemande, il était terriblement difficile aux Hollandais de se nourrir. La fourniture de vivres était du ressort du ministère de l’Agriculture et des Pêches, et mon père faisait partie de l’équipe qui cherchait des aliments et les distribuait de façon équitable. Il avait été muté à Roermond, une petite maison de deux étages qu’on nous avait trouvée dans le petit village pittoresque de Maasniel, sur la rive Est de la Meuse, à moins d’un kilomètre de la frontière allemande.

Les Américains ont libéré le sud du Limbourg en septembre 1944, mais les Allemands ont rapidement préparé des positions d’artillerie le long de la Meuse, en aval. De grandes tranchées ont été creusées afin d’optimiser ces lignes de défense et d’empêcher les chars américains de s’avancer davantage. Étant donné qu’il fallait réaliser d’autres travaux pour renforcer ces fortifications, tous les hommes âgés de 15 à 65 ans de Roermond et de ses environs ont été appelés au « devoir de retranchement ».

La plupart des hommes, mon père inclus, sont rapi-dement entrés en clandestinité, forçant les Allemands à choisir une autre approche. Des milliers d’esclaves russes, hommes et femmes, ont été amenés d’Allemagne pour effectuer le travail. Ces tristes gens aux habits miteux ont fait l’éreintant travail manuel qu’était le creusement de tranchées et le montage de barricades de barbelés.

La pénurie alimentaire a empiré. Pour pallier cette situation grave, les autorités civiles ont mis en place des soupes populaires, mais il y avait à peine assez de nourriture pour tout le monde, et la qualité en était déplorable. Pour aggraver les choses, Paula a contracté la coqueluche, une maladie infectieuse bactérienne. Elle a été emmenée au petit dispensaire de Maasniel, où les infirmières lui prodiguaient une abondance de soins attentionnés, mais disposaient de maigres quantités de médicaments.

Ma mère et moi devions aller par bois et par champs jusqu’à la soupe populaire, passage difficile à cause des mesures de défense allemandes. Il n’y avait qu’un moyen de franchir les tranchées profondes et larges : y descendre d’abord et grimper de l’autre côté ensuite.

Un jour, comme nous cheminions ainsi, des explosions et des éclats d’obus ont soudainement envahi l’espace autour de nous. Ma mère m’a poussé à terre et m’a couvert de son corps. La tête basse et tremblant comme une feuille, elle m’a abrité jusqu’à ce que le barrage prenne fin. Quand nous sommes enfin rentrés chez nous ce jour-là avec les rations de nourriture, ma mère épuisée s’est agenouillée et a remercié le ciel de nous avoir préservés tous deux.

Les Américains ont atteint la rive Ouest de la Meuse en novembre, à peu près en même temps que la Première Armée canadienne libérait l’estuaire de l’Escaut. De l’autre côté du fleuve et toujours aux mains des Allemands, Roermond a été pilonné sans relâche, mais les paras d’Hitler avaient fortifié la ville et ses environs. Les Allemands étaient déterminés à ne pas perdre ce bastion.

Un soldat du Stormont, Dundas and Glengarry Highlanders distribue des bonbons à des habitants de Bathmen, ville de  l’est des Pays-Bas, le 9 avril 1945. [MDN/BAC/PA-137908]

Un soldat du Stormont, Dundas and Glengarry Highlanders distribue des bonbons à des habitants de Bathmen, ville de l’est des Pays-Bas, le 9 avril 1945.
MDN/BAC/PA-137908

Alors qu’ils renforçaient la défense de Roermond, les Allemands ont vu la présence de la population néerlandaise (surtout des femmes, des enfants et des vieillards) comme leur faisant obstacle. Leur solution a été d’évacuer les civils. Cela a commencé à la mi-janvier 1945. Douze-mille personnes ont été envoyées au nord. Mon père est sorti de sa cachette et nous a préparés au voyage. Bébé Paula, bien que toujours très malade, a été ramenée à la maison.

Fatigués de la marche ardue dans la neige entre Maasniel et Roermond qui nous avait donné si froid, nous nous sommes joints à d’autres personnes qu’on évacuait, dans la grande salle qui servait aux ventes aux enchères agricoles, et nous avons passé la nuit sur le béton glacé recouvert de paille ici et là. Tôt le lendemain matin, des soldats allemands bruyants nous ont menés par les chemins boueux et glissants de l’autre côté de la frontière. Près du village de Brüggen, juste à l’intérieur de l’Allemagne, un long train tiré par une énorme locomotive à vapeur nous attendait.

Mes parents et moi, et Paula dans son landau avons été placés dans un compartiment. Beaucoup d’autres, moins chanceux que nous, sont montés dans des wagons à bovins. Blottis dans des couvertures et des manteaux d’hiver usés, nous attendions tous tranquillement le départ. Des voix sourdes et de faibles cris parvenaient jusqu’à nous. Le seul Allemand autour du train qui ne portait pas d’uniforme était un médecin qui passait parmi les passagers pour s’occuper des malades. Il a aussi examiné Paula. Il ne pouvait rien pour elle, et il a gentiment dit quelques mots à mes parents pour les rassurer.

La machine à vapeur s’est mise à tirer et le train, à s’avancer par secousses au fur et à mesure que les attelages se transmettaient le tirage à chacun son tour. Un coup de sifflet aigu a retenti dans l’air humide du matin, étouffant presque le crissement des roues. Les sons ont accru notre anxiété, nous faisant oublier un instant nos ventres vides. Le train a pris de la vitesse, des nuages de suie sale, malodorante passaient devant les fenêtres du compartiment.

Les forces alliées voulaient détruire autant de moyens de transport que possible utilisés pour les soldats allemands et pour leurs provisions militaires. Tout ce qui bougeait était pris pour cible, ce qui est vala-ble comme stratégie, mais regrettable pour les gens qu’on évacue. Notre train roulant vers le Nord du côté allemand de la frontière, il a été perçu comme une tentative du troisième Reich chancelant de déplacer des soldats et du matériel, et les avions de l’Aviation royale britannique l’ont rapidement attaqué.

Craignant pour leur vie, les passagers priaient pour que le raid prenne vite fin, mais les projectiles meurtriers continuaient de tomber. Au moment où le train s’arrêtait, j’ai sursauté parce que la fenêtre de notre compartiment a été fracassée, et des éclats de verre sont tombés dans la poussette de Paula. Ma mère s’est penchée sur ma petite sœur, tremblant de peur et a de nouveau remercié Dieu. Elle n’avait pas été blessée.

Au cours d’une accalmie, tout le monde est allé se réfugier, à 20 mètres, sous un train de marchandises en stationnement sur une autre voie. Soudain, un obus a explosé à proximité et le souffle en a fait rouler les wagons, ce qui a provoqué la panique. Mon père et les autres hommes ont mis les mains aux essieux et ont réussi à le retenir.

Quand les bombardements ont pris fin et que les avions de la RAF sont partis, la fumée s’élevait encore de quelques wagons. Ils avaient néanmoins l’air en assez bon état, et le périlleux voyage a repris.

Trois jours et environ 300 kilomètres après, notre train endommagé a franchi la frontière entre l’Allemagne et les Pays-Bas. Au village de Parrega, dans la province de Frise, nous avons été logés dans des maisons privées. Mes parents et Paula ont été accueillis par un capitaine frison et son épouse. Pour m’empêcher de contracter la maladie de Paula, j’ai été placé provisoirement dans une ferme juste en dehors du village. Au bout de quelques semaines, cependant, j’ai été réuni avec mes parents dans la petite maison du capitaine Feenstra, mais pas avec ma petite sœur. Sa santé s’était détériorée rapidement et il avait fallu l’hospitaliser. Paula a succombé le 28 février.

Le 8 avril, jour de mon anniversaire, le message provenant d’Angleterre tant attendu, « De fles is leeg » (la bouteille est vide) a été prononcé à la radio. Ce message en code transmis aux Hollandais signifiait que la guerre serait très bientôt finie et que la résistance devait mettre en train le sabotage prévu des opérations allemandes. Les premiers blindés canadiens qui sont arrivés en Frise venaient de régions qui avaient déjà été libérées. Le peuple néerlandais applaudissait les soldats canadiens lorsque, une ville après que l’autre, il se faisait libérer. La province a été entièrement libérée des Allemands le 18 avril, et des célébrations exubérantes ont éclaté partout.

La liberté et la paix retrouvées avaient couté extrêmement cher. Des combats acharnés, causant de lourdes pertes aux forces alliées, et en particulier à l’armée canadienne avaient mis fin aux souffrances du peuple néerlandais. Plus de 7 600 courageux soldats canadiens ont fait le sacrifice ultime lors de la libération des Pays-Bas. Aujourd’hui encore, les Néerlandais ressentent la reconnaissance la plus sincère et le respect le plus profond envers les libérateurs canadiens. Il n’est pas surprenant que des liens d’amitié solides aient été noués entre les deux pays.

Après la guerre, nous sommes retournés à Maasniel dans des camions de l’armée américaine et par transbordeur sur la Meuse. Tout ce que les troupes allemandes n’avaient pas pris avait été endommagé ou, soupçonnait-on, pillé par des voleurs civils. Notre maison avait été complètement mise à sac pendant notre absence de presque cinq mois. Mes parents devaient recommencer leur ménage. Mais avec une ferme volonté et beaucoup de détermination, ce commencement d’une nouvelle vie leur a donné espoir. Mon père a repris son travail de comptable au bureau de Roermond du ministère de l’Agriculture et des Pêches, et ma mère était heureuse d’être femme au foyer à nouveau. L’été de 1945 a été splendide. Maman était gaie et chantait souvent dans la maison, et elle ne se fatiguait jamais des nombreux bouquets de fleurs sauvages que je cueillais pour elle.

La vie n’était certainement pas un long fleuve tranquille pour mes parents. C’était une lutte, de nombreuses nécessités étant encore rares, mais ils étaient heureux. Il n’y avait pas non plus de pénurie de nourriture. Les agriculteurs locaux faisaient le nécessaire. Le bonheur a rempli notre maison encore plus quand, au début de l’automne de notre première année entière de liberté, mon frère Robbie est né.

Bien que la vie soit revenue lentement à la normale, mes parents portaient des cicatrices mentales causées par les horreurs de la guerre. À un réveillon, longtemps après la guerre, le bruit de feux d’artifice a fait sursauter ma mère. Elle a paniqué pendant quelques instants, tremblant de peur comme si nous étions bombardés. Pendant de nombreuses années, quand des amis de mes parents venaient leur rendre visite, on racontait l’histoire de mon dangereux jouet : la grenade. L’occupation allemande était toujours le sujet de conversation. J’ai l’impression que c’était thérapeutique pour eux.

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