QUE FERIEZ-VOUS?

Deux journalistes s’approchent du labyrinthe.
Dyann Bernard

Je prends une grande respiration et, désireuse de voir notre prochain arrêt, je m’avance au bord de mon siège, prête à quitter la camionnette. Je longe le chemin Ruytershoveweg en direction d’un haut mur blanc en retrait qui semble déplacé parmi les arbres qui l’entourent. Les belles lignes épurées et la forme équilibrée me plaisent; j’aime le contraste du blanc sur le fond vert forêt.

C’est paisible, ici, en périphérie de Bergen-op-Zoom, aux Pays-Bas, en ce jour d’octobre, et le gravier et les feuilles mortes craquent sous mes pieds quand je m’approche. Je suis à l’entrée du labyrinthe Dilemma, une installation artistique interactive, lorsque notre guide, Peter Stoop, pose la question : « Que feriez-vous? »

Situé à côté du cimetière militaire canadien de Bergen-op-Zoom, ce dédale dynamique se compose de croix blanches agencées de façon à mettre les visiteurs face à un choix déterminant à chaque intersection. Chaque choix détermine la suite de l’histoire ainsi que le chemin à travers le labyrinthe.

Les 75 scénarios dans le labyrinthe s’inspirent d’expériences vécues par des Néerlandais pendant la guerre et qui ont altéré le cours de leur vie, soit un pour chaque année écoulée depuis la libération des Pays-Bas. Les témoignages ont été recueillis dans le cadre du programme Brabant Remembers (cf. page 45).

J’entre seule dans le labyrinthe par la première porte. L’espace n’est pas plus grand qu’un placard et je me sens immédiatement à l’étroit et légèrement anxieuse. Mon cœur s’emballe. Les murs blancs qui m’entourent sont austères, et même s’il n’y a pas de toit, le tout crée un sentiment de malaise. Chaque poste audio dans le dédale présente un choix cornélien.

Je m’avance, appuie sur le bouton et écoute attentivement : « Auriez-vous combattu pour ma liberté? »

Ma décision, A ou B, détermine la direction que je vais prendre et quelle porte je vais emprunter. Que ferais-je, exactement, dans une situation où il n’y a pas de bonne ni de mauvaise réponse? C’est plus difficile que ce à quoi je m’attendais, mais je dois quand même prendre une décision.

La visite au labyrinthe Dilemma est une halte dans une tournée médiatique de quatre jours organisée par La Route de la Libération de l’Europe pour le 75e anniversaire de la bataille de l’Escaut et de la libération des Pays-Bas.

Les forces du Canada et des autres alliés firent face à des batailles brutales et en terrain difficile contre les forces d’occupation allemandes entre l’automne 1944 et mai 1945 pour mettre un terme à la Seconde Guerre mondiale. Plus de 7 600 Canadiens moururent à la campagne de neuf mois pour la libération des Pays-Bas.

Le groupe de journalistes dont je fais partie – trois Canadiens et un Hollandais – a assisté à plusieurs commémorations et évènements spéciaux qui ont eu lieu partout aux Pays-Bas, dont l’ouverture officielle du nouveau Liberation Museum Zeeland, une cérémonie de dépôt de couronnes au Monument Sloedam, et des visi-tes au nouveau Musée de la liberté à Groesbeek et au Musée de la mémoire à Nijverdal.

À pied dans les rues pavées de Bergen-op-Zoom, je suis frappée par le nombre de personnes venues encourager le défilé « Li-berté de la ville » qui se rend au centre-ville pour une cérémonie en l’honneur des soldats canadiens qui furent les premiers à libérer la ville. Les tribunes bordant la place sont pleines et l’on voit parmi la foule beaucoup de petits drapeaux canadiens ou néerlandais.

Les festivités, qui durent toute la journée, se terminent par un tattoo accompagné par la musique du Lincoln and Welland Regiment du Canada. De mon perchoir au deuxième étage de la mairie, j’ai une vue imprenable sur le spectacle et l’orchestre. Des drapeaux canadiens flottent fièrement sur la place, ce soir.

Les commémorations continuent le lende-main à la cérémonie du jour du Souvenir tenue au cimetière militaire canadien de Bergen-op-Zoom. La plupart des soldats canadiens enterrés ici ont perdu la vie à la bataille de l’Escaut, au nord d’Anvers, quand la 2e Division d’infanterie canadienne, avec le soutien de la 4e Division blindée canadienne, nettoyait les forces allemandes de la rive nord de l’estuaire de l’Escaut. Le cimetière contient 1 118 sépultures du Commonwealth, dont 31 ne sont pas identifiées.

En attendant l’arrivée des dignitaires et le début de la cérémonie, mon groupe remarque une Canadienne de Canmore, Alberta, aux côtés de membres du régiment South Alberta Light Horse. Il est assez facile de repérer Liz Rolf – fièrement vêtue de la tête aux pieds aux couleurs canadiennes et portant des symboles du Canada.

« Je suis très fière d’être associée à ce que les Canadiens ont fait pour libérer l’Europe, dit-elle. Mais j’ai aussi un grand sentiment d’humilité, car je n’ai rien fait moi-même. Les jeunes hommes et femmes qui ont tout fait me portent tous sur leurs épaules. Ceux qui sont retournés chez eux, les autres, moins chanceux. »

« La commémoration ne sera plus jamais pareille pour moi […]. Je suis tellement reconnaissante, tellement fière. C’est un vrai cliché. Ces mots ont été prononcés encore et encore. Je suis honorée de savoir qu’étant Canadienne, des étrangers me portent dans leur cœur. »

La cérémonie solennelle comprend une chanson émouvante de la comédie musicale néerlandaise Oorlogswinter (guerre hivernale) interprétée par la Roncalli Scholengemeenschap Junior Musical Class, de jeunes chanteurs hollandais qui déposent par la suite des bouquets de gerberas rouges au pied du monument. Dans son discours, Lisa Helfand, ambassadrice du Canada aux Pays-Bas, prononce des paroles
de « Pass It On », chanson populaire qu’elle a apprise quand elle était adolescente et dont voici une traduction.

  La liberté ne vient pas comme un oiseau à tire-d’aile

  La liberté ne tombe pas comme une pluie d’été

  La liberté est une chose difficile à gagner

  Il faut travailler pour elle, se battre pour elle, jour et nuit

  Et chaque génération doit lutter pour l’obtenir

  Fais-en part à tes enfants, mère

  Fais-en part à tes enfants, frère

  Fais-en part

Lorsque la cérémonie se termine, des personnes de tous âges vont silencieusement déposer des fleurs au monument. Un geste si simple, et pourtant si important.

Le labyrinthe Dilemma près du cimetière militaire canadien de Bergen-op-Zoom défie les visiteurs.
Dyann Bernard

« Pays-Bas » : Comme ce nom l’indique, une grande partie des terres du pays est effectivement en dessous du niveau de la mer, mais à mesure que nous nous déplaçons vers l’est, je suis surprise de voir apparaître des crêtes, des collines (que les Néerlandais appellent des montagnes) et des zones boisées.

Au nord de Groesbeek et à trois kilomètres de la frontière allemande, nous arrivons à une ferme appartenant à la famille Langeveldt.

En octobre 1944, la famille fut évacuée vers un endroit sûr, bien que Papa Langeveldt y retournât à plusieurs reprises, sans autorisation, pour empêcher qu’on ne lui vole ses biens.

Un arbre du domaine servit de poste de guet aux forces alliées. Cet « arbre de Horrocks », nommé ainsi en l’honneur du lieutenant-général Brian Horrocks, commandant du XXXe Corps d’armée britannique, y est encore. La ferme et ses environs furent attaqués jour et nuit par les Allemands entre le 17 septembre 1944 et le 8 février 1945.

Cinq mois après la libération, Papa Langeveldt retrouva sa ferme en ruines et ses champs truffés de mines allemandes appelées « Bouncing Bettys ». Il parvint à les repérer parce que l’herbe était plus haute là où elles étaient enterrées. Après les avoir soigneusement déterrées, il les rangea sous un tas de bois et se servit de vieilles tuiles pour y construire un abri temporaire. Des Allemands faits prisonniers de guerre, envoyés dans la région pour recueillir les mines, se contentèrent de les faire exploser en jetant une grenade dans le tas de bois, détruisant l’abri.

déposent des fleurs au pied du mémorial au cimetière militaire canadien de Bergen-op-Zoom.
Dyann Bernard

C’est la fin de l’après-midi. Le soleil couchant jette une lueur chaude quand nous arrivons au cimetière militaire canadien de Groesbeek, à proximité de la ville de Nimègue, dans l’est du pays. Plus de 2 300 Canadiens sont inhumés ici – la plupart tués au cours de la campagne de la ligne Siegfried –, dont Aubrey Cosens du Queen’s Own Rifles à qui fut décernée la Croix de Victoria. Sur le Monument commémoratif de Groesbeek, à l’entrée du cimetière, se trouvent les noms de 103 Canadiens dont la tombe n’est pas connue.

Des élèves de la Scholengemeenschap Junior Musical Class.
Dyann Bernard

Notre guide, Maarten Dekkers, nous parle du caporal suppléant Antonio Barbaro, Canadien enterré dans la tombe III. D. 10. Le 15 février 1945, Barbaro, alors âgé de 22 ans, et deux autres soldats tentèrent de traverser la Meuse. La coque de leur bateau fut percée par sa propre bôme à cause des eaux agitées du puissant courant. Alors que le bateau prenait l’eau, Barbaro donna les deux gilets de sauvetage à ses camarades, qui ne savaient pas nager. Étant bon nageur, Barbaro pensait pouvoir atteindre la terre ferme, mais il se noya.

« Il a sacrifié sa vie pour que ses compagnons aient de meilleures chances de survivre », écrivit l’aumônier de son régiment dans la lettre qu’il envoya à ses parents. »

Barbaro fut enterré, le 18 avril 1945, dans un cimetière temporaire près d’un pont Bailey à Mook, et en juillet 1946, il fut porté en terre au nouveau cimetière militaire canadien de Groesbeek. Le monument Antonio Barbaro a été dévoilé en septembre 2014, à Mook, près d’un pont de chemin de fer. L’appartement de Dekkers a vue sur le monument.

Liz Rolf dit que les Canadiens sont aimés aux Pays-Bas. La foule (à droite) s’assemble pour voir le défilé « Liberté de la ville » à Bergen-op-Zoom.
Dyann Bernard

Alors que nous poursuivons notre déplacement vers l’est, vers la région de Veluwe riche en forêts, nous arrivons au Palais Het Loo d’Apeldoorn, où le dernier quartier général canadien était situé à la fin de la guerre. Dans les écuries qui servent maintenant de salles de réunions, nous rencontrons Anita Menninga, présidente de la Foundation Liberation Apeldoorn 1945 et le reste du comité d’organisation. La planification des célébrations des 75 ans de la libération à Apeldoorn et aux villages avoisinants va bon train, y compris le Festival de Libération canadien, les 9 et 10 mai 2020.

Le Monument national aux libérateurs canadiens, surnom-mé l’homme aux deux chapeaux, symbolise les liens entre les Pays-Bas et le Canada.
Dyann Bernard

Le Monument national aux libérateurs canadiens se trouve à quelques pas du palais. À cet endroit, sur une plateforme dallée portant la feuille d’érable canadienne, se trouve une statue de bronze de 4,6 mètres qui tient un chapeau à chaque main, les pieds solidement ancrés en terre et les bras tendus vers le ciel. Les chapeaux représentent la guerre et la paix, la répression et la liberté, la vie et la mort, la tristesse et la joie. On dit parfois que si un Né-erlandais avait deux chapeaux au lieu d’un seul à la fin de la guerre, il avait eu de la chance.

Sculpté par Henk Visch, De man met de twee hoeden (« L’homme aux deux chapeaux ») symbolise le lien entre le Canada et les Pays-Bas. Le double de la statue, dévoilé par la princesse Margriet des Pays-Bas le 11 mai 2002, se trouve au parc des Commissaires au lac Dow, à Ottawa. Les statues ne sont cependant pas identiques : les yeux de la statue d’Apeldoorn sont peints, ceux de celle d’Ottawa ne le sont pas.

Le lieutenant-général Brian Horrocks, commandant du XXXe Corps d’armée britannique, observe les mouvements de l’ennemi du haut de l’« Arbre de Horrocks », pendant les combats près de Groesbeek.
Collection privée de Horrocks

Je sors par la dernière porte du labyrinthe Dilemma et tente de digérer l’expérience. Je suis profondément émue par cet exercice éthique simple mais très puissant. La guerre pousse les gens à faire des choix impossibles. C’est là le thème dominant de cette tournée trop brève. Ces récits de choix déchirants et inspirants qu’ont dû faire les Néerlandais pendant l’occupation allemande et les Canadiens courageux et tenaces qui se sont battus pour les libérer, ne me quitteront jamais.


Un extrait adapté et traduit de Brabant Remembers, recueil de 75 expériences bouleversantes vécues pendant la guerre par des Néerlandais dont la vie fut à jamais changée, à 75 endroits de la région de Brabant.

Pendant la guerre, la Sicherheitsdienst, agence du renseignement nazie, pourchassait les ennemis de l’État, dont les juifs, les communistes et les résistants. D’aucuns essayaient d’échapper à ces recherches en s’enfuyant vers un territoire neutre; d’autres, en se cachant. D’autres encore ne prenaient pas de telles précautions et vivaient dans le plus grand danger.

En 1937, la famille Bruining emménagea dans une maison d’Einhoven, au Centre-Sud des Pays-Bas. Hajo travaillait au laboratoire de physique Philips et son épouse, Nora, s’occupait de leurs quatre enfants chez eux. La fille ainée, Annette, avait la tuberculose, ce qui l’obligeait à passer ses journées au lit.

En 1942, Annette savait que son père envoyait des messages en Angleterre à l’aide d’une boite qui avait toutes sortes de commutateurs et de boutons. Hajo semblait apporter secrètement son soutien à la résistance. Annette s’était fait dire : « ne dis rien, pas un mot ».

En 1943, Hajo aménagea une cachette pour une médecin juive, Betty Levi, dans le grenier de la maison. Leur travail secret pour la résistance mettait la famille en danger. Une nuit, moins d’un an après l’arrivée de la docteure, des coups retentirent à la porte. C’étaient des agents de la Sicherheitsdienst qui cherchaient Hajo.

Le bruit effraya Annette. Nora se rendit dans sa chambre : « J’ai caché ton père sous le plancher, mais la porte ne ferme pas bien. La bâche est drapée par-dessus. » Elle prit sa fille à moitié endormie dans ses bras et l’emmena à une autre chambre. « Je vais te mettre dans le lit de ton père, car il est encore chaud. Fais semblant de dormir. »

Alors que Nora ouvrait la porte aux agents, Annette vit l’émetteur de son père. Nora tenta de convaincre les agents que son mari n’était pas à la maison, mais en vain. Annette cacha rapidement l’émetteur sous les couvertures et le poussa avec les pieds au fond du lit, ainsi que les pantoufles de son père, oubliées à côté du lit. Les hommes montèrent à l’étage, ouvrirent porte et Nora dirigea sa lampe vers le lit. Ils tirèrent sur le drap qui recouvrait le visage d’Annette. « C’est ma fille, dit Nora. Elle est très malade. Elle a la tuberculose. » Les Allemands lâchèrent immédiatement le drap; craignant d’attraper la maladie.

Ils fouillèrent, reste de la maison et, quand ils montèrent à la chambre de Levi, au grenier, Nora leur dit que Levi était la nourrice. Levi dormait et on ne voyait que ses boucles blondes au-dessus des couvertures. Les agents la crurent et partirent. Mais le danger n’était pas écarté pour autant.

Les hommes n’avaient pas l’intention de partir sans trouver Hajo. L’un d’eux monta la garde à la porte d’entrée et l’autre, derrière la maison. Hajo resta caché sous le plancher pendant toute la nuit. Nora éteignit les lumières et se coucha avec Annette.

Le matin, Nora fit sortir le chat par la porte avant. Personne n’était là. Ensuite, elle alla chercher du charbon à la remise derrière la maison, et il n’y avait personne non plus. Hajo sortit vite de la maison, la Bible de leur bonne sous le bras, et se faufila parmi les passants en direction de l’église. C’est ainsi qu’il atteignit l’hôpital Royal de psychiatrie dont le directeur, un de ses amis, l’admit à titre de patient pour le cacher. Levi trouva une autre cachette sûre à Eindhoven.

Eindhoven fut libérée peu de temps après, et Hajo rentra chez lui. L’inquiétude régnait encore en ce temps-là. L’offensive des Ardennes tenait tout le monde en haleine. On avait très peur que les Allemands reprennent la ville. Tout de suite après la libération des Pays-Bas, Hajo fut décoré par le gouvernement britannique au Ridderzaal, à La Haye, et il devint membre de l’Ordre de l’Empire britannique.

Hajo déclara : « La guerre est finie », et il n’en parla plus jamais. Levi émigra en Israël et maintint le contact avec la famille Bruining.

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