Hugh A. Halliday dit que NON
L’élégance, comme la beauté, est une notion très subjective. Qu’il s’agisse d’avions, de scotch, de vin ou de voiture, les goûts et les couleurs ne se discutent pas, comme on dit. C’est pourquoi il vaut mieux éviter les superlatifs tels que « le plus », « toujours » et « jamais »lorsqu’on parle de préférences personnelles. De plus, les pilotes (comme les marins) sont en général très attachés à leurs appareils.
Le Spitfire était sans aucun doute un avion attrayant, surtout avant que ses ailes ne soient enlaidies par l’ajout de canons de 20 millimètres, puis raccourcies et équarries pour le vol à basse altitude. Mais était-il « le plus » quoi que ce soit? Il n’était certainement pas le plus confortable : de nombreux pilotes se sont plaints de son habitacle étroit et ont exprimé leur bonheur en prenant les commandes d’avions de chasse américains aux dimensions plus généreuses. « On aurait pu faire l’arbre droit dans l’habitacle d’un Thunderbolt, » nous dit l’un d’eux.
Mais revenons à la question de l’esthétique. Les photos de planeurs profilés flottant à travers les nuages sont parmi les plus envoutantes. Ne sont-ils pas élégants? Un simple coup d’œil suffit pour conclure que le Rutan 76 Voyager est un avion incroyablement élégant, fortement inspiré par la technologie du planeur qui, en 1986, lui a permis de faire le premier vol sans escale autour du monde.
Les avions de la Seconde Guerre mondiale – dont le Spitfire – captivent les amateurs d’aéronautique, dans une large mesure parce qu’ils précèdent l’ère du numérique et parce qu’ils évoquent des événements historiques et des actes héroïques. Même un appareil franchement laid, comme le Vought F4U Corsair, a des airs romantiques, en partie grâce à son nom qui évoque la piraterie, mais le Hawker Sea Fury – un bel avion, malgré son moteur radial – arriva tout simplement trop tard pour prendre part à des conflits d’une envergure comparable. Sa réputation, méritée ou non, de chasseur à moteur à pistons le plus rapide, suscite à peu près autant d’intérêt aujourd’hui qu’une discussion au sujet de la performance et du confort des calèches de jadis.
Quand je pense à l’esthétique aéronautique, c’est plutôt l’Albatross de Havilland, un nom parfait pour un avion de ligne d’une beauté manifeste pour son époque, qui me vient en tête. Sa carrière fut écourtée par le début de la Seconde Guerre mondiale. Sept seulement furent construits avant que la compagnie ne se consacre à la fabrication d’avions de combat. Que serait devenu l’Albatross si on avait permis son développement (comme ce fut le cas pour le Douglas DC-3)? Et à propos d’avions de ligne, la forme du Constellation de Lockheed et celle du Comet de Havilland n’étaient-elles pas élégantes elles aussi, surtout quand on les compare à l’utilitarisme grossier du Boeing 747?
À peine aurez-vous qualifié tel ou tel appareil du plus ceci ou du meilleur cela qu’un expert, parfois autodésigné, sortira des buissons pour vous contredire. Dites qu’une chose est « l’une des seules » à posséder telle ou telle qualité, et vous sèmerez surtout la discorde et la confusion. Il en va de même ici. Dire que « le Spitfire est l’avion le plus élégant jamais construit » revient à reléguer aux oubliettes beaucoup d’autres appareils méritoires et leurs concepteurs pour des raisons essentiellement subjectives.
Dave Hadfield dit que OUI
Est-il convenable de dire qu’une machine de des-truction est élégante? Le Spitfire ne fut pas conçu pour les spectacles aériens ni pour les photographes. La forme élancée et le moteur Merlin n’avaient qu’un seul but : défendre la patrie en grimpant comme une fusée pour bombarder l’ennemi aussi férocement et efficacement que possible.
Mais le Spitfire est plus que cela.
L’été dernier, j’ai fait un vol de 9 700 kilomètres dans le seul Spitfire qui fonctionne encore au Canada, l’aller-retour de Gatineau (Qc) à Comox (C.-B.). L’avion a été vu par environ un million de personnes au cours de cinq spectacles aériens.
Les commentaires que j’ai entendus étaient merveilleux. Les gens étaient attirés par le Spitfire, voulaient le toucher et, quand ils pouvaient le faire, ils étaient touchés en retour. Pendant les jours où il restait au sol, j’ai dû cesser de m’inquiéter. Il n’y avait pas moyen d’empêcher les gens de s’approcher de l’appareil et demander si c’était bien un Spitfire, puis de caresser de la main le métal du bord de fuite ou du stabilisateur de l’aile.
L’avion n’avait que 20 heures de vol. La peinture et la finition étaient parfaites. Son propriétaire y avait mis des millions de dollars. J’étais hyper vigilant, craignant la moindre éraflure. Mais j’ai vite vu que le contact se faisait toujours dans le respect. Femmes, hommes, enfants – quand ils entendaient le mot « Spitfire » et se rendaient compte qu’ils pouvaient s’approcher suffisamment pour sentir l’huile chaude et l’échappement, jeter un coup d’œil au cockpit, parler au pilote qui transpirait encore – voulaient simplement mieux connaitre l’avion et faisaient preuve d’une grande révérence à son égard.
D’après moi, c’est cela, l’élégance : le pouvoir qu’a la forme d’affecter les gens. La réaction est émotionnelle, subjective.
« J’ai vu un ange dans le marbre et je l’en a libéré », a dit Michel-Ange. La conception d’avions militaires est moins romantique, mais les lois de la physique et les matériaux imposent leurs contraintes dans les deux cas. Peaufiner sans cesse, réduire l’œuvre ou la machine à sa plus simple expression, tout cela aboutit à la beauté dans la forme, sans pour autant tout expliquer. Parfois, une courbe devient parfaite. Parfois, une forme n’est pas qu’utilitaire.
L’élégance, c’est une caractéristique forgée dans l’action. Le Spitfire n’est pas une œuvre d’art statique. Sa puissance de 1 600 chevaux au décollage, son accélération impressionnante et la fluidité de ses manœuvres sont captivantes à elles seules. Faites baisser le nez, maintenez le régime, et vous atteindrez 400 milles à l’heure en quelques secondes.
Et pourtant, le Spitfire est d’une rare indulgence. Ce fut ma plus merveilleuse découverte à son sujet. À faible vitesse, il ronronnait doucement comme un chat. Même si, au cours d’un spectacle aérien, je tirais trop fort sur la manette, il n’y avait pas de secousse réprobatrice; juste un bourdonnement dans la gouverne qui semblait dire « N’en demande pas trop ». Alors je relâchais un peu la pression et tout rentrait dans l’ordre. Et même après un atterrissage trois points, il allait tout droit sur la piste comme s’il était sur des rails. Pas de brusqueries d’étalon indompté. Non, au contraire : une politesse rassurante.
Le lieutenant-colonel à la retraite James Edwards (surnommé Stocky), le pilote de chasse qui a le meilleur score parmi les pilotes canadiens encore en vie, a volé avec moi, en 2009, dans un Curtiss P-40. On a eu du bon temps. Mais après, il m’a dit :« Attends de piloter un Spitfire! »
Il avait raison. Le Spitfire allie puissance et grâce : le summum de l’élégance.
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