La guerre de Pépère

Henry Goulet (à d.) et Ephrem Tremblay de Biggar, Saskatchewan, deux amis qui se sont rendus à Montréal s’enrôler dans le 22e bataillon.
Avec l’aimable courtoisie de Michelle T. Lambert

Hormidas Odilon Goulet s’enrôla dans le 22e bataillon, à Montréal, en 1914. En entendant son nom, l’officier lui dit : « On vous appellera Henry ». Henry combattit en France et en Belgique jusqu’à ce qu’il soit blessé, en 1916. Il fut réformé en 1917. Son journal a été adapté pour le présent mémoire par sa petite-fille, Michelle T. Lambert.

Nous sommes en 1914. Je suis tanné de la ferme et de préparer mes propres repas. Pas de blonde. Un vieil homme me parle de la guerre. Elle ne peut pas durer très longtemps, me dit-il. Le gouvernement canadien recrute.

Je parle à mon bon ami Ephrem Tremblay et nous allons à Saskatoon pour nous enrôler. De retour avant le printemps, pensons-nous. On nous refuse. « Le nombre d’offres dépasse les besoins, mais vous êtes Canadiens-Français. Allez à Montréal. On y lève un bataillon canadien-français. »

Nous retournons chez nous, juste au sud de Biggar (Saskatchewan). Ephrem vend du blé et je vends du bétail. Assez pour les billets de train et la bière. Le billet coute 50,50 $. Nous remplissons une valise de nourriture et prenons un train de la Grand Trunk Railway pour Winnipeg. Ensuite, nous passons par les États-Unis jusqu’à Chicago, puis nous retournons au Dominion du Canada, et après, au Québec. À Montréal, nous sommes incorporés dans le 22e Bataillon (canadien-français) du Corps expéditionnaire canadien. Nous sommes le 2 novembre 1914.

On nous emmène à Saint-Jean-sur-Richelieu, pas très loin au sud-est de Montréal, où nous nous entrainons pendant l’hiver. La solde est d’un dollar et dix cennes par jour, et l’ordinaire, la lessive et les vêtements sont compris. Nous sommes dans un grand bâtiment de Saint-Jean où nous avons trois planches à peu près à six pouces du sol pour dormir. J’entends parler des gars qui ont fait de la prison : l’armée ou la prison. Quel choix.

Je comprends vite que je dois obéir aux ordres. L’entrainement est dur, et la pitance est mauvaise, mais ce n’est pas la faute du gouvernement. J’ai entendu dire que le major empoche de l’argent des denrées. Soupe et pain. Nous allons en ville la nuit, où le whisky coute cinq cennes le verre; haricots ou macaroni : même prix.

Au printemps 1915, nous partons pour Amherst, en Nouvelle-Écosse, puis pour Halifax, où on nous fait garder des prisonniers. Le 20 mai, nous sommes environ 2 000 à bord du Saxonia, à destination de l’Angleterre. Encore l’entrainement.

La côte est vraiment belle avec toutes ces fleurs. Je n’ai jamais vu autant de belles fleurs. Comme je parle anglais, je suis des cours de poseur de lignes. Vient ensuite l’appel au service actif. Le 15 septembre 1915, nous embarquons à Douvres : cap sur la France. Places debout seulement pendant cinq heures : protection contre les sous-marins, nous dit-on. J’aimerais être de retour chez nous.

Des médecins soignant les blessés dans une tranchée, en septembre 1916, près de Courcelette, en France, lors de la bataille de Flers-Courcelette. Le soldat Goulet a été blessé pendant la bataille.
William Ivor Castle/MDN/BAC/PA-000627

Nous débarquons au port de Calais, dans le nord de la France, en chemin vers les tranchées. Nous nous battons dans la 5e Brigade d’infanterie, 2e division canadienne, en France. Il fait mauvais temps. On doit dormir dans la boue.

Ephrem, mon meilleur ami, est tué aujourd’hui, le 2 octobre 1915. Il était en haut d’une tranchée à placer des sacs de sable. Un tireur d’élite allemand l’a atteint. Il avait 10 ans de plus que moi, et pour moi il était comme un père. Il veillait sur moi.

En juillet 1916, je suis envoyé aux premières lignes près d’Ypres, en Belgique. Maudites attaques, et tellement de rats. Lourdes pertes canadiennes.

Au début de septembre, je suis à Ypres, puis à St-Eloi, en France, dans une équipe qui se prépare à un assaut à la baïonnette. On nous dit de prendre un cratère entre nos tranchées et celles des Allemands. Plusieurs hommes y passent. Il pleut tellement. Pied des tranchées. Une nuit, j’ai dû enterrer quatre hommes sous moi. Un gars découvre un puits profond. Nous le remplissons de soldats morts.

Je reçois très peu de lettres dans l’armée. Il y en a qui reçoivent des colis avec leurs lettres. Ma famille est très pauvre, et mes sœurs ont des familles nombreuses. Je ne reçois jamais de colis.

Je suis transféré ailleurs en Belgique, où je dois panser le cheval du major Georges P. Vanier. La bataille est féroce. Les Britanniques lancent une vaste offensive. Il y a 50 gros chars qui traversent les tranchées et les fils de fer barbelés. Beaucoup d’avions au-dessus de nos têtes, et tellement d’artillerie lourde. J’entends de plus en plus mal. Les bombes nous tombent dessus. Lourdes pertes. Un tiers des soldats britanniques sont tués. Il y a des cadavres partout, des blessés qui crient au secours. Des régiments de 900 ou 1 000 hommes où il n’en reste qu’une centaine. Des soldats en état de choc, d’autres qui prient à haute voix. C’est l’enfer.

Nous saisissons le village de Courcelette, au nord de la France. Nous sommes le 15 septembre 1916. Nous sommes quatre dans un cratère d’obus. Et puis un obus explose derrière nous. Deux officiers sont tués. Un soldat est blessé, et il fait l’erreur de se lever. Il est tout de suite atteint d’une balle. Impossible de compter les blessés. Je voudrais rentrer chez nous.

Une plaque de reconnaissance du service présentée à Henry Goulet en juillet 1919.
BAC; avec l’aimable permission de Michelle T. Lambert

J’ai 61 blessures, des éclats d’obus partout dans le corps, surtout du côté gauche. L’épaule et le bras gauche grièvement blessés. Je me sers de mon fusil comme d’une canne. Je tombe dans un trou et y reste jusqu’à ce qu’une estafette, un vieil Écossais, m’aide à en sortir. Le sang me fait froid. D’abord, j’ai chaud; ensuite, j’ai froid. Suis-je en train de mourir?

Maintenant, je me réveille tout en sueur, en pensant à la bataille de Flers-Courcelette, aux soldats enterrés, et à mon ami mort à côté de moi.

Les hommes sont transportés deux par deux dans des charrettes à deux roues poussées par quatre soldats. On panse nos blessures et on nous donne une cigarette. On nous hisse dans des camions; sanglés pour ne pas tomber. Le trajet est pénible parce que le conducteur doit éviter les trous d’obus. Nous jurons sans cesse.

Enfin, on arrive à une ambulance, sous la tente, au nord de la Somme, entre Arras et Albert. Il neige! L’offensive de la Somme s’enraie le 18 novembre 1916, après cinq longs mois de combats.

Certains sont envoyés à l’hôpital en France. Le lendemain, je suis sur une civière dans un bateau en partance pour l’Angleterre. Je suis transporté jusqu’à Londres, à un hôpital du parc Richmond. C’est là qu’est le Corps médical britannique. Je suis le seul non-Britannique. On m’appelle le colonial.

Mes blessures prennent beaucoup de temps à guérir, et mon bras est ankylosé. Les infirmières me font des massages. Le docteur me dit d’exercer le bras, mais je ne le fais pas parce que je ne veux pas retourner aux tranchées. On m’envoie à une maison de convalescence. L’endroit est agréable, le manger est bon et il y a beaucoup de divertissements.

Après quelques semaines, on m’envoie dans le Kent, au village de Sandgate, près de Folkestone. Là, je suis en service réduit : je sers le café. Au moins, je ne suis pas dans les tranchées. L’arrière du bâtiment donne sur la mer, alors je vais à la plage me dégourdir les jambes. Je rencontre une jolie fille aux cheveux roux. Je pense qu’elle m’épouserait, mais je ne la vois pas vivre dans une maison de ferme.

Le public canadien fait du tapage parce que l’armée garde tant d’estropiés en Angleterre, et parce qu’il est obligé d’envoyer trop de nourriture. D’un autre côté, les sous-marins allemands sont encore très actifs.

Encore un examen médical. Beaucoup sont renvoyés en France. D’autres obtien-nent six mois de service réduit, et puis ensuite, c’est les tranchées en se faisant dire :
« Bonne chance, mon pote ». Quand c’est mon tour : « Quant à vous, c’est le Canada ». Je n’en crois pas mes oreilles! J’ai tellement hâte de retourner chez nous!

Quelques jours après, je suis à bord d’un bateau qui retourne au Canada. Nous sommes 15 seulement. Plusieurs jours près de la côte d’Irlande; faut attendre de pouvoir voyager en sécurité.

Des notes du dossier médical du soldat Goulet décrivent ses multiples blessures, causées par des éclats d’obus.
BAC; avec l’aimable permission de Michelle T. Lambert

Accostage à Québec. Là, je prétends que je ne parle pas Français, et j’ai beaucoup de plaisir avec les serveuses. Parce que j’ai été blessé à l’épaule gauche; ça ne se voit pas, bien sûr. Dans le train, une dame fait une remarque comme quoi les bons garçons ne reviennent pas, mais les mauvais, oui, et je lui dis que je suis un des plus mauvais, que j’étais là-bas depuis 1914. J’ai été parti très, très longtemps.

Je suis dans un groupe envoyé à Moose Jaw, en Saskatchewan. Nous sommes reçus comme des héros! C’est bon d’être de retour, mais j’ai de la misère à dormir. Maintenant, je me réveille en sueur, en pensant à la bataille de Flers-Courcelette, à l’enterrement de soldats, et à mon ami qui meurt à côté de moi.

On nous dit que nous pouvons suivre des cours. Je suis pressé de quitter l’uniforme et de revoir ma maison. Je parle de ma ferme au médecin principal, et je lui dis que je veux retourner chez nous. Après un bon moment, le bon docteur parle : « Vous pouvez rester ici jusqu’au printemps. Mais si vous voulez la réforme, vous l’obtiendrez bientôt. » Il organise un examen médical et recommande une petite pension du gouvernement.

Enfin de retour chez nous, sur ma terre. Ma petite pension prend beaucoup de temps à me venir d’Ottawa. Mon épaule me fait mal, et je ne peux pas m’arrêter de penser. Je finis par m’endormir. Je me réveille en sueur, en pensant à la bataille de Flers-Courcelette, à l’enterrement de soldats, et à mon ami qui meurt à côté de moi.

Épilogue : Mon pépère, Hormidas Odilon Goulet (surnommé Henry), s’est dévoué à la Légion royale canadienne jusqu’à sa mort, en 1978. Il allait à la filiale assidument, pour en soutenir les causes et parler avec ses vieux copains, et il n’en disait que du bien. Chaque année, le jour du Souvenir, beau temps, mauvais temps, il revêtait son uniforme et allait au cénotaphe. Il ne disait jamais où il allait, ni pourquoi.

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