103 jours enfer

Le village de Passendale porte un joli nom. En flamand comme en français, il coule avec lyrisme sur la langue, évoquant des images de clairières et de verdure luxuriante parsemée de fleurs. Malheureusement, un hasard géographique fit de Passendale un synonyme de massacre insensé.

Pendant la Première Guerre mondiale, le village devint un énorme cloaque où les rêves, les projets et les réputations allaient s’engloutir. Dernier objectif de la troisième bataille d’Ypres, il fut disputé comme s’il s’agissait de la clé de la victoire, alors que sa valeur tactique était douteuse. À l’approche de l’hiver 1917, le Corps devait capturer ses hauteurs, et mettre ainsi fin à l’agonie.

Au milieu de 1917, les dirigeants de la Grande-Bretagne et de la France avaient compris qu’ils ne gagneraient pas la guerre cette année-là. Ils se concentrèrent donc sur des opérations restreintes servant à affaiblir la résistance de l’ennemi, en vue d’une dernière offensive qui serait lancée en 1918, lorsque les Américains seraient là en grand nombre.

Maître de son art La maréchal Douglas Haig, commandant de l’armée britannique en France, a pourtant négligé de tenir compte des conditions météorologiques.
archives de la revue Légion

Douglas Haig, commandant de l’armée britannique en France, ne voyait pas les choses du même œil. Il ne voulait pas attendre les Américains; il voulait entreprendre une action décisive avant qu’ils n’arrivent pour revendiquer la victoire. Motivé par la prédiction apocalyptique (mais erronée) de la Marine royale voulant que la guerre soit perdue avant 1918 si les ports français et belges de la Manche n’étaient pas interdits aux U-boots, il planifia un coup de maitre près d’Ypres pour reprendre Zeebruges et Ostende. Ensuite, sa cavalerie pourrait libérer la Belgique par l’ouest.

Le premier acte serait une attaque à la crête de Messines, au sud d’Ypres, orchestrée par la Deuxième armée britannique commandée par le maréchal Herbert Plumer. Avec son teint rougeaud et sa moustache gauloise, il ressemblait tout à fait à la caricature du général poussif et sac à vin que le soldat et poète Siegfried Sassoon ridiculisait si férocement, mais ces apparences étaient trompeuses. Plumer était un des meilleurs généraux de la guerre, méticuleux dans ses préparatifs et tout à fait imperturbable. À Messines, il monta une opération « mordre et tenir bon », où il s’agit de lancer une attaque sur un objectif restreint affaibli par une grande quantité d’explosifs, puis d’inviter l’ennemi à subir d’importantes pertes lors de la contre-offensive. Le plan de Plumer tirait le meilleur parti des techniques minières, creusant de longs tunnels sous les lignes allemandes et les remplissant d’ammonal. Quand ils explosèrent le 7 juin, le haut de la crête fut pulvérisé; tout comme la plupart des défenseurs. Les survivants, tourmentés par un barrage d’artillerie dévastateur, étaient trop sonnés pour résister, et ce qui restait de la crête passa aux mains des Britanniques.

La victoire à Messines semblait donner raison à Haig, qui y voyait la preuve qu’une grande offensive en Belgique devait avoir lieu dans la foulée de ce succès. Pour le Cabinet de guerre britannique, qui n’avait jamais fait preuve d’un grand enthousiasme pour les plans de Haig, Messines prouvait au contraire que de petites attaques sur des objectifs restreints étaient de loin supérieures à une grande poussée. Mais les politiciens n’avaient guère envie de se battre avec Haig, et ils lui permirent, bien qu’à contrecœur, de mettre ses plans à exécution. Peut-être espéraient-ils qu’il avait appris les dangers des grandes opérations sans but précis. Si c’était le cas, ils auraient dû s’inquiéter de son changement de cap. À l’avant-garde, la Deuxième armée commandée par Plumer, dont la tactique « mordre et tenir bon » avait fait ses preuves, fut remplacée par la Cinquième armée commandée par Hubert Gough, un vieux de la cavalerie dont la mentalité était d’« avancer coute que coute ».

Imperturbable À Passendale, le Corps canadiens était sous le commandement du maréchal Herbert Plumer, commandant de la Deuxième armée britannique.
Wikimedia

Dès le début, les couts furent bien plus importants que les avancées. L’offensive fut lancée le 31 juillet et au bout de quatre jours, la Cinquième armée avait avancé de quelques kilomètres, et perdu plus de 31 000 hommes. Haig rapporta que ces résultats étaient « très satisfaisants ». Une deuxiè-me poussée, à la mi-aout, n’accomplit pas grand-chose et à ce moment-là, l’offensive fut victime d’une chose que Haig et son état-major avaient, inexplicablement, omis de prendre en compte : la météo.

La Flandre est une région basse où la nappe phréatique est haute, à certains endroits à peine un mètre ou deux sous terre. Des générations d’agriculteurs belges avaient appris à composer avec la topographie, bâtissant des réseaux complexes de digues et de tranchées pour assécher leurs champs. Mais trois années de combats avaient détruit pratiquement tous les systèmes de drainage naturels ou artificiels. La Flandre était plaisante pendant la saison sèche, mais quand il pleuvait, l’eau restait en surface, transformant les champs en marasmes boueux. Il commença à pleuvoir le deuxième jour de l’offensive.

Le mois d’aout battit des records de pluie, et la détérioration du champ de bataille obligea Haig à modifier ses plans. Vu l’état du terrain, une grande poussée n’avait plus rien de raisonnable, et il n’était pas question d’avancer le long de la côte à cause d’un revers de situation au nord. Ainsi, la campagne deviendrait un volet de sa stratégie d’usure et d’affaiblissement de l’ennemi jusqu’à ce qu’il ne puisse plus résister. Haig opta pour de petites attaques à objectif limité, redonnant la tête des opérations à Plumer et à la Deuxième armée. C’était la bonne décision, mais l’un de ses effets indésirables fut une réorganisation massive du front qui fit perdre trois semaines de temps sec.

Longue marche: Deux soldats canadiens et un soldat allemand tentent de ne pas s’embourber pendant la bataille de Passendale.
MDN/BAC/PA-003737

Lorsque l’offensive reprit, le 20 septembre, la pluie était revenue. Plumer était quand même enthousiasmé par son plan qui comprenait une grosse concentration de fantassins et de pièces d’artillerie sur un petit front en vue d’un objectif qui n’était qu’à 1 500 mètres devant lui. Il fut entièrement couronné de succès, comme le furent les attaques au bois de Gattigny, le 26 septembre et à Broodseinde, le 4 octobre. Il n’y avait cependant pas moyen de se cacher la dure vérité : après deux mois, la plupart des objectifs du premier jour étaient toujours entre les mains de l’ennemi.

Des critiques maintiennent toujours que l’offensive aurait dû être annulée à cause de la pluie. Toutefois, la stratégie d’usure de Haig s’était précisée et il donnait maintenant trois raisons de continuer : soutenir une attaque imminente des Français en Champagne, occuper l’ennemi pendant les préparatifs de l’offensive de Cambrai et assurer de meilleures lignes pour l’hiver en haut de la crête de Passendale. On décida d’une pause pour améliorer les réseaux routiers, dans l’espoir que la pluie prenne fin, mais la campagne se poursuivrait.

En route vers le front: Des officiers mènent le 8e Bataillon vers la ligne de front à Passendale en octobre 1917. Les 7e et 8e Bataillons capturèrent Vindictive Crossroads, au nord du village, le 6 novembre.
MDN/BAC/PA-0020635

Haig était suffisamment réaliste pour savoir que l’offensive ne pourrait pas reprendre sans de nouvelles troupes, et ses pensées se portaient déjà sur le Corps canadien. Arthur Currie, commandant du Corps depuis juin 1917, n’était pas ravi à la perspective de s’engager dans une campagne si peu prometteuse, mais au moins, il était satisfait de la chaine de commandement. Il ne cacha pas sa réticence à placer le Corps sous le commandement de Gough, mais il avait confiance en Plumer, avec qui il avait beaucoup de choses en commun. Les 3e et 4e divisions canadiennes prirent position le 18 octobre, relevant le II ANZAC Corps.

Le chemin vers le front aurait ébranlé les plus aguerris. L’auteur d’un journal du bataillon rapporta que des milliers de « chevaux et de mules morts gisent sur les quatre miles qui précèdent la ligne de tir; un grand nombre de cadavres d’hommes qui ont été déterrés par les explosions de gros obus soulignent l’horreur dans laquelle est plongée la région ».

Le Néo-Écossais Frank Iriam, qui avait parcouru le même chemin en 1915 en tant que membre du 8e Bataillon, s’est rappelé par la suite que « la voie unique qui traversait la mer de boue était un désastre, un charnier et un parfait exemple de ce à quoi devait ressembler l’enfer ».

Renforts: Le général Arthur Currie entouré de ses officiers à Passendale en novembre 1917. Currie avait exigé que le Corps canadien serve avec la Deuxième armée britannique sous le commandement de Plumer.
MDN/BAC/PA-002150

Les Canadiens étaient maitres de deux emplacements plus élevés. Juste à gauche du centre, un éperon bas s’étendait vers le sud-ouest, vers Ypres, et aboutissait au hameau de Bellevue. À droite, il y avait la ligne principale de la crête de Passendale-Wytschaete. Entre les deux se trouvait un terrain véritablement désert : la vallée de la rivière Ravebeek. Les berges de ce cours d’eau avaient disparu depuis longtemps, transformant toute la région en marécage de centaines de mètres de large par endroits. Presque la moitié du secteur canadien était trop détrempé pour être utile, et l’autre moitié était encombrée par les déjections des combats que les Australiens n’avaient pas pu nettoyer. C’était de cela que Currie devait s’occuper en premier lieu. Les autres tâches essentielles étaient de dégager des dizaines de pièces d’artillerie pour les réparer et de creuser des trous à canon convenables. Currie était décidé à dépenser des munitions plutôt que des hommes, alors il fallait permettre aux canonniers d’exercer leur métier.

La première attaque des Canadiens fut la première étape de la progression par à-coups vers le village de Passendale. Elle fut soutenue par plus de 400 pièces d’artillerie de tous calibres des batteries canadiennes, britanniques et néo-zélandaises, lesquelles se tenaient prêtes dans les trous à canon creusés laborieusement par les équipes des unités de soutien. Le travail avait semblé interminable à ces fantassins-pionniers. Il est rapporté dans le journal militaire du 75e Bataillon que les « hommes commencent à donner des signes de fatigue, mais ils continuent dans la bonne humeur […] de la boue partout, je n’aurais jamais imaginé qu’il y avait autant de boue dans le monde. »

À l’abri: Des soldats canadiens blessés se réfugient derrière une casemate endommagée à Passendale.
MDN/BAC/PA-002139

J.H. Becker du 75e aurait été d’accord. Accroupi dans un trou d’obus, de l’eau jusqu’aux genoux, il attendait il ne savait que trop avec un compagnon d’armes : « La pluie tombait à verse et nous restions assis là, le dos contre la terre vers les Allemands, à écouter le sifflement et les explosions d’obus autour de nous, nous étions aussi misérables qu’on peut l’imaginer […]. Nous ne savions ni où nous étions, ni qui était à la ligne de front avant nous, ni même où se trouvait cette ligne. Tout ce que nous pouvions faire, c’était de rester assis, à nous poser toutes sortes de questions. »

Les premiers bataillons prirent le départ juste avant 6 heures, le 26 octobre, dans un brouillard épais qui tournerait bientôt à la pluie. Dans les tranchées, à l’extrême gauche du front canadien, le lieutenant Ray Warne du 4e bataillon du Canadian Mounted Rifles attendait le moment de passer à l’attaque. Ses hommes « étaient presque congelés, trempés jusqu’à l’os, et la pluie tombait à verse […]. Enfin [le barrage] prit fin et nous prîmes le départ. C’était une scène inoubliable. Des hommes tombaient tout le long de la ligne, mais les autres peinaient à travers la boue vers les abris fortifiés […] où les mitrailleuses crachaient une grêle de mort […]. C’était terrible de voir les blessés lever les bras en suppliant qu’on les aide sans pouvoir leur porter secours. »

Les 43e et 58e bataillons à leur droite, les fusiliers montés s’avançaient lentement vers leur objectif malgré le feu punitif des Allemands. La plupart d’entre eux finirent par atteindre l’endroit prévu, mais ils en furent repoussés par des tirs venant de leurs flancs. Il n’y eut qu’une exception : une petite escouade du 43e Bataillon qui s’accrochait au bout sud de l’éperon de Bellevue. Elle tint bon durant les heures cruciales qu’il fallut pour organiser une autre attaque, et en milieu d’après-midi, le 52e Bataillon avait repris la ligne intermédiaire. Le lendemain matin, les unités de devant se trouvaient à quelques centaines de verges de leurs objectifs ultimes.

Héroisme: Le major George Pearkes, photographié en décembre 1917, a été blessé cinq fois pendant la guerre; on lui a remis la Croix de Victoria.
PA-002364; PA-040138

En attendant, la confusion régnait dans l’opération au sud de Ravebeek. Le taillis Decline, qui chevauchait la ligne séparant les secteurs canadien et australien, était un point vulnérable quelle que soit la tactique choisie. Le 46e Bataillon l’avait capturé, mais l’inefficacité des communications avec l’unité de relève permit aux Allemands de reprendre des parties de leur ligne. Les deux côtés livrèrent un amer combat pour le taillis dévasté pendant des heures, et ce n’est que le lendemain soir que les derniers Bavarois en furent chassés. Une journée d’attaques avait été suivie par trois journées de refoulement des Allemands qui contrattaquaient, mais les lignes finirent par être reconquises.

Le 30, la deuxième attaque canadienne saisit ce qui finirait par être la ligne de départ de l’attaque du village de Passendale lui-même. C’était une journée claire, mais froide et venteuse, qui finit par tourner à la pluie en après-midi, ce qui ne surprit personne. Il est noté dans les documents officiels que l’avancée se fit sans à coup. Avec le sang-froid dont seul un auteur de journal de bataillon peut faire preuve, celui du 78e rapporta que « toute la brigade s’avançait à couvert du barrage comme dans un défilé ».

En fait, le barrage était inégal, et l’avancée des 78e et 85e bataillons n’avait rien d’un défilé, s’affaiblissant et s’arrêtant même ensuite sous le feu nourri de l’ennemi. Mais l’immobilisation ne fut que temporaire. Le plus haut gradé du 85e encore en vie fit avancer sa compagnie de réserve, et l’assaut reprit grâce à ce regain d’énergie, les hommes rampant dans la boue et tirant vers les positions de l’ennemi. La même chose se passa chez le 78e : une immobilisation temporaire, une intervention décisive par un officier survivant et un nouvel effort portant fruit. Les deux bataillons se mirent à consolider leurs nouvelles positions dans les 90 minutes suivant l’heure zéro.

Le succès des hommes du 72e Bataillon semblait encore plus improbable. La Crest Farm qui se trouvait devant lui était si bien protégée qu’il n’y avait qu’une brèche étroite par où les compagnies attaquantes pouvaient passer. On aurait parié contre elles, mais profitant d’un barrage d’artillerie irréprochable, elles traversèrent le terrain marécageux à une vitesse étonnante. Leur capture de la Crest Farm impressionna même Haig, et l’on pardonne à l’auteur du journal de guerre son ton triomphal : « Les Boches couraient dans tous les sens, et ils étaient complètement démoralisés, c’est certain. »

Au nord, les perspectives tactiques étaient peu réjouissantes. Les unités attaquantes – la Princess Patricia’s Canadian Light Infantry et les 49e et le 5e bataillons canadiens de fusiliers à cheval – devaient grimper pour avancer, et le soutien de l’artillerie était très inégal, trop peu d’obus n’atteignant leur cible. Le Patricia subit de lourdes pertes pour prendre le hameau de Meetcheele et le 49e, qui ne s’avança que jusqu’à Furst Farm perdit encore plus d’hommes. À l’extrême gauche, le 5e BCFC eut une peine énorme à atteindre son objectif, et aucune unité ne protégeait ses flancs.

Le major George Pearkes était le commandant d’une petite bande de survivants occupant Vapour Farm. S’étant avancés plus profondément que toute autre unité de la division, ils n’étaient pas disposés à abandonner. Les messages que Pearkes avait envoyés tout au long de la journée donnent une idée de la précarité de sa situation. À 7 h 45, il rapporta n’avoir « plus qu’environ 50 hommes des [compagnies] C et D. Il nous faut de l’aide des deux côtés. Boches à 200 verges. Je campe sur mes positions ». À 13 h, la situation avait empiré :
« Mes deux flancs sont à découvert. Il faut que la brigade de gauche arrive. Presque plus de m. p. c. [munitions de petit calibre] mais je m’accrocherai. » À 14 h 45, la pression se faisait vraiment sentir : « Tous vraiment épuisés. Munitions touchent à leur fin. Ne pense pas pouvoir tenir bien longtemps sans relève. » Trois heures après, il reprenait « Ne pense pas pouvoir tenir jusqu’au matin. » Mais ils tinrent jusqu’à la relève qui arriva au crépuscule. La Croix de Victoria fut décernée à Pearkes dont le pantalon était taché de sang à cause d’une blessure dont il avait fait fi pendant des heures.

Après cette attaque, une avancée de mille verges qui leur avait couté plus de 2 300 hommes, les 3e et 4e divisions avaient terminé leur travail à Passendale; elles furent envoyées aux lignes de réserve et les 1re et 2e divisions prirent leur place.

Brancardiers : Des brancardiers canadiens transportant un blessé allemand contournent un trou d’obus rempli d’eau.
PA-002364; PA-040138

Une opération en deux étapes les attendait. La première, prévue pour le 6 novembre, serait la capture du restant du village de Passendale; la deuxième, la saisie de la crête de l’autre côté du village.

Ce serait l’épreuve la plus dure pour les Canadiens. Bien que le terrain sur lequel les fantassins s’avançaient peu à peu fût un peu plus élevé et plus sec, il consistait alors en une mosaïque de trous d’obus pleins d’un affreux mélange d’eau de pluie, de produits chimiques et de chair humaine.

« Ici, au champ de bataille, les choses sont horribles, écrivit Napoléon Gagné à son épouse, à Pointe-Gatineau, Québec, le 6 novembre. Ce qu’on lit dans les journaux au pays, ce n’est rien par rapport à ce que nous voyons au front. Nous sommes démoralisés […]. Je suis si fatigué de cet état misérable. Il pleut tout le temps et l’hiver arrive. »

Les positions de l’artillerie n’avaient de trous à canon que le nom, et les canons s’enfonçaient un peu plus à chaque salve. Leurs servants travaillaient à découvert, comptant sur l’épaisse boue qui les entourait pour atténuer le choc des explosions rapprochées, mais leurs nerfs en prenaient un coup.

« Il pleut toute la journée, » écrivit le Néo-Brunswickois Harry Mollins de la 2e Batterie de campagne dans son journal. « La boue est innommable. Les trous d’obus sont tous pleins d’eau. Je suis trempé et couvert de boue. Tout me dégoute. »

Repos: Des soldats canadiens épuisés par les combats prennent un temps de repos dans une maison en ruines après la bataille de Passendale.
MDN/BAC/PA-003694

La situation des hommes qui devaient transporter les provisions jusqu’au front n’était guère meilleure. Les routes restaient praticables grâce aux réparations incessantes, mais à peine. Howard Stevens, jeune officier du 107e Bataillon des pionniers, décrivit cette scène dans une lettre à sa famille publiée dans le journal local de Bracebridge, Ont. : « C’est la pire boue que j’aie jamais vue. Des chevaux s’enlisent dans les trous d’obus et comme on ne peut pas les en sortir, il faut les abattre. J’ai vu des dizaines de chevaux et d’hommes morts étendus le long des routes, à l’endroit où ils étaient tombés, tués par des explosifs ou des éclats d’obus qui avaient explosé au-dessus de leurs têtes. On les avait tirés d’un côté de la route et laissés là. Pas le temps de les enterrer parce qu’il fallait que les munitions parviennent au front. »

Le barrage commença le 6 novembre à 6 heures, et les premières unités s’élancèrent lors d’une avancée où il fallait, selon Frank Iriam « nager et ramper, effort misérable à travers le marasme sous le crachin froid et la pluie d’hiver ». Malgré le terrain inhospitalier, ils s’avancèrent étonnamment vite, et ils suivirent le barrage de si près qu’ils le rejoignaient parfois. Sautant méthodiquement d’un trou d’obus à l’autre, les fusiliers de cinq bataillons évoluèrent résolument vers Passendale, se servant de leur baïonnette autant que des balles et des bombes. Le village fut pris dans les trois heures sui-vant l’heure zéro, et les bataillons de soutien s’avancèrent au nord vers la crête. Ils avaient encore une longue journée devant eux, car les Allemands essayaient de les déloger des ruines fraichement conquises, mais ils ne lâchèrent pas. Passendale et ses environs étaient fermement entre les mains des Canadiens, au prix de 2 200 pertes, dont 734 morts.

La dernière mission – la capture du terrain au nord de Passendale, dont le point le plus élevé s’appelait à bon propos Vindictive Crossroads (carrefour vindicatif, NDT) – eut lieu le 10 novembre, sur un front encore plus étroit. Le gros du travail fut fait par deux bataillons, les 7e et 8e, dont le front devint rapidement encore plus étroit. À 6 heures, sous la pluie battante habituelle, les premiers bataillons prirent le départ et parvinrent à s’avancer. En peu de temps, une compagnie du 8e rapporta qu’elle avait atteint « son objectif et [qu’elle était] appa-remment très contente de la situation ».

Au flanc gauche, cependant, l’attaque des Britanniques vacilla puis stoppa, obligeant le 8e Bataillon à défendre son flanc pendant que le 10e Bataillon venait les aider à tenir la nouvelle ligne de front. Le front des Canadiens ayant été raccourci de presque un tiers, l’artillerie des Allemands – appartenant à cinq corps – pouvait concentrer son feu aisément. Ces derniers bombardaient les tranchées qu’ils avaient occupées tout récemment, et ils savaient donc ajuster leur tir, tandis que le feu des contrebatteries canadiennes était gêné par la mauvaise visibilité.

D’heure en heure, les obus pleuvaient sur les Canadiens et leurs effectifs s’amenuisaient. La pluie et la boue abîmaient leurs fusils, dont beaucoup devinrent inutilisables. Mais ils résistèrent, sombrement, avec acharnement, et ils finirent par consolider leurs gains. Les blessés chancelaient et trébuchaient vers les postes de secours régimentaires. Un officier
du 10
e Bataillon dit à propos de ces hommes qu’ils faisaient « peine à voir ». Et pourtant, ils étaient les plus chanceux du lot, car beaucoup ne s’en sortirent jamais. L’auteur du journal de guerre du 8e Bataillon rapporta que deux hommes se noyèrent dans le Ravebeek, « n’ayant pas la force de traverser le petit cours d’eau ».

Après cette dernière bataille, l’écrivain du 10e Bataillon observa ironiquement que « l’unité n’avait pas eu l’occasion de prendre des mesures inspirées ». Ce commentaire pourrait s’appliquer au Corps canadien tout entier à Passendale. Ce ne fut pas un chef-d’œuvre tactique, car les conditions ne le permettaient guère. La campagne fut plutôt marquée par une détermination inébranlable, des préparatifs méticuleux, le poids écrasant de l’artillerie, et d’innombrables actes héroïques. Si l’on peut qualifier certaines batailles d’inspirées, Passendale elle, fut tout en travail acharné et en endurance quasi-surhumaine.

Les historiens décortiqueront longtemps la campagne de 103 jours : qu’a-t-elle accompli? Valait-elle la peine? Mais Currie et le Corps canadien ne pouvaient pas se permettre d’ouvrir un tel débat. Ils avaient une tâche à accomplir, et c’est tout. Currie pouvait remanier quelque peu les plans et les dates pour faire pencher la balance en faveur de ses hommes, mais il ne pouvait pas refuser l’ordre. Lorsqu’on le mit au défi de prendre Passendale, il prédit que cela couterait 16 000 pertes. En fin de compte, il n’était qu’à quelques centaines de ses prévisions.

Un siècle plus tard, Passendale a retrouvé son apparence bucolique : taillis verdoyants, champs fertiles, paysage paisible et ordonné. Chaque printemps, on y organise une récolte de fer où les agriculteurs, en labourant leurs champs, récoltent les débris de la guerre qui remontent à la surface pendant l’hiver. Les traces des tranchées et des cratères sont encore visibles du ciel, et on voit encore des casemates allemandes au cimetière de Tyne Cot. À Crest Farm, un bloc de granite canadien porte une épitaphe dont la concision elle-même est évocatrice : « Après avoir franchi sous un feu meurtrier la redoutable fondrière qu’était alors ce vallon, l’armée canadienne s’empara de cette crête et s’y maintint en octobre – novembre 1917. »

 

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