QUATRE MOIS APRÈS VIMY,
UN AUTRE TRIOMPHE DU CANADA
FUT TOUT AUSSI HÉROÏQUE
Le premier assaut de grande envergure donné par le Corps canadien après Vimy fut une victoire tactique remarquable dans le cadre d’un objectif stratégique plus large. Le but immédiat de l’assaut était de s’emparer des hauteurs occupées par les Allemands au nord de la ville, de les obliger à se replier et de menacer leur contrôle de Lille, un important centre de transport. Mais le plus important était de mobiliser les forces allemandes aux alentours de Lens et de les éloigner de l’offensive britannique en Flandres qui avait commencé le 31 juillet. L’offensive canadienne avait également pour but de causer autant de pertes que possible aux Allemands, pour empêcher l’affectation de renforts en Flandres.
En juin, le lieutenant-général sir Arthur Currie était devenu le premier Canadien promu au commandement du Corps canadien. L’attaque de la côte 70 allait être sa première grande opération à ce poste. Le 7 juillet, son supérieur immédiat, le général britannique sir Henry Horne, commandant de la Première Armée, lui demanda de formuler un plan pour prendre Lens, terrain hostile couvert de maisons en ruines et de rues méconnaissables au milieu d’un dédale de terrils et d’installations minières et ferroviaires.
Il était entendu que la capture de Lens, contre des défenseurs tenaces, bien cachés et campés dans leurs positions, serait difficile et qu’elle coûterait certainement très cher. Currie fit lui-même la reconnaissance du terrain. D’après lui, il n’était pas logique d’attaquer Lens sans avoir d’abord pris la côte 70 d’où les Allemands pourraient observer les Canadiens et les prendre pour cibles faciles. La ville deviendrait alors un piège mortel.
L’attaque à travers le terrain plein
de cratères d’obus fut lancée juste
avant l’aube, à 4 h 25.
Currie demanda hardiment à Horne l’autorisation de saisir la côte 70 plutôt que Lens elle-même, s’attendant à ce que les Allemands abandonnent la ville lorsque cette hauteur serait aux mains des Canadiens. Il avait l’intention de fortifier la côte tout de suite après l’avoir capturée, sachant que l’ennemi avait pour habitude de contrattaquer immédiatement, pour lui infliger de lourdes pertes grâce à son artillerie et à ses mitrailleuses.
L’état-major canadien et britannique choisit les objectifs et prépara l’attaque, tandis que l’entrainement et les simulations, avec reproductions du champ de bataille, permirent aux officiers et aux hommes de se familiariser avec tous les aspects du plan. Des munitions furent avancées jusqu’à la ligne des canons, et des approvisionnements furent transportés par les routes et les chemins de fer à voie étroite qui serpentaient aussi près du front que possible. Les fortes pluies et l’insistance de Currie sur une préparation minutieuse repoussèrent l’assaut au 15 aout, probablement trop tard pour garantir un effet de diversion optimal.
Pendant les jours précédant l’attaque, presque 500 canons canadiens ou britanniques tirèrent presque 800 000 obus qui affai-blirent peu à peu les défenses allemandes, coupèrent les barbelés, entravèrent les communications et écroulèrent des tranchées. Le feu des contrebatteries mit hors de combat 40 des 102 pièces d’artillerie situées dans des positions d’où elles auraient nui à l’assaut. Les gros canons et les canons obusiers bombardaient les arrières pour déstabiliser l’artillerie allemande et réduire les concentrations de soldats ennemis. Cela fut la cause, en plus du feu indirect de 160 mitrailleuses Vickers, de milliers de victimes parmi les Allemands. Des millions de balles de mitrailleuse allaient être tirées durant la bataille elle-même. Les Royal Engineers envoyèrent à Lens 3 500 barils de pétrole lampant et 900 obus à gaz, faisant des ravages et créant un énorme écran de fumée juste avant l’assaut.
Currie avait prévu d’envoyer deux de ses quatre divisions sur un front d’environ 3 700 mètres et sur 1 400 mètres de profondeur pour libérer la côte 70. La charge des Canadiens visait trois objectifs principaux : d’abord, les tranchées du front allemand sur la pente de devant; ensuite, la crête de la colline; enfin, l’autre versant.
La bataille de la côte 70 en aout 1917
fut une énorme boucherie.
L’attaque à travers le terrain plein de cratères d’obus fut lancée juste avant l’aube, à 4 h 25. Plus de 200 canons de 18 livres et 48 canons obusiers de 4,5 pouces firent un barrage mobile de feu et d’acier pour protéger les Canadiens qui s’avançaient. La 1re Division canadienne, du côté gauche, donna l’assaut à la côte 70 elle-même; la 2e, à droite, s’avança par le sud, à travers les ruines d’une banlieue industrielle de Lens. Chaque division avait deux brigades en avant, la force d’assaut initiale étant formée de 10 bataillons – environ 7 000 hommes – renforcée et dépassée tour à tour par d’autres bataillons. En même temps, la 4e Division de la 12e Brigade créa une diversion au périmètre sud de Lens, qui réussit à faire éloigner le feu d’artillerie allemand de la bataille principale.
Dans son journal, Arthur Lapointe de la 2e Division du 22e Bataillon décrivit l’assaut ainsi : « Heure zéro! Un roulement semblable au tonnerre résonne et le ciel est fendu par de grands rideaux de feu […]. Je me rue par-dessus le parapet et […] je suis un des premiers dans le terrain neutre […]. Le vacarme du barrage nous assourdit; l’air bat au rythme des explosions et la terre tremble sous nos pieds […]. Nous atteignons la ligne de front de l’ennemi, qui a été mise en pièces. Des morts gisent à moitié ensevelis par le parapet effondré et des blessés se tordent de douleur. »
Bien que les Allemands aient prédit précisément le moment et le lieu de l’attaque, un grand nombre d’objectifs de la première ligne furent atteints en 20 minutes à peine, mais la longueur de l’attaque ne dit pas tout sur la férocité des combats. Certains hommes atteignirent la deuxième ligne au bout d’une heure, alors que d’autres avaient déjà atteint la troisième. Certaines positions allemandes résistèrent obstinément et le nombre de victimes augmenta à mesure que les soldats canadiens prenaient les emplacements de mitrailleuse d’assaut, saisissaient les cratères d’obus vaillamment défendus ou se faufilaient à travers les décombres.
Aussitôt les premiers objectifs capturés, des détachements de corvée apportèrent munitions, pelles-pioches et autres provisions, des monteurs de ligne posaient les fils jusqu’aux nouvelles positions, et les brancardiers dangereusement à découvert évacuaient les blessés.
L’un d’eux, le soldat Michael O’Rourke du 7e Bataillon, né en Irlande, transporta des blessés presque sans cesse pendant
72 heures, sans se préoccuper des explosions d’obus qui faillirent le tuer à au moins trois reprises. O’Roorke a été décoré de la Croix de Victoria, une des six accordées à des Canadiens à la côte 70 et à Lens.
Les Canadiens réparèrent vite les tranchées allemandes capturées et en renversèrent l’orientation. Ils installèrent des barbelés et remplirent des milliers de sacs de sable, et ils creusèrent des points pour y installer 48 mitrailleuses Vickers et pas moins de 200 mitrailleuses légères Lewis.
Les Allemands tentèrent quatre contre-attaques au début de la matinée, qui furent toutes repoussées grâce au feu des Vickers et des Lewis et qui entrainèrent de lourdes pertes. L’artillerie était dirigée depuis la crête par des officiers observateurs qui utilisaient des téléphones de campagne et, une première pour l’artillerie canadienne, la radio sans fil. Les Allemands furent décimés.
« Les servants de nos canons et de nos mitrailleuses et nos fantassins n’avaient jamais eu de telles cibles, » écrivit Currie dans son journal. C’était une « tuerie par l’artillerie, » raconta le lieutenant-colonel A.G.L. McNaughton, l’officier des contrebatteries canadien le plus haut gradé.
Toutefois, les Allemands continuaient de venir. Ils ajoutèrent sept bataillons de réserve appartenant à deux divisions, dont la 4e Division de gardes aguerrie, aux huit bataillons malmenés qui se mesuraient déjà aux Canadiens. À la fin du premier jour de la bataille, on tira un bilan de 1 056 morts, 2 432 blessés et 39 pri-sonniers dans les rangs canadiens.
La pression de l’ennemi était presque insoutenable : pendant les trois jours qui suivirent, les Allemands contrattaquèrent avec des forces diverses et à divers endroits le long du front de la côte 70. Ils ne croyaient pas vraiment pouvoir reprendre la côte, mais au moins leurs contre-attaques déstabilisaient les Canadiens et les empêchaient de reprendre leur avancée. Ce furent peut-être les combats rapprochés les plus féroces dont les Canadiens firent l’expérience pendant la guerre, durant lesquels ils utilisèrent des armes légères, des grenades, des baïonnettes, des gourdins, leurs poings et tout ce qui leur tombait sous la main. Les Allemands utilisèrent aussi une nouvelle arme terrifiante; le lance-flammes.
Ni un côté ni l’autre ne fit de quartier pendant ces jours sinistres. Quelques-unes des 21 attaques des Allemands aboutirent à des gains temporaires, mais elles finirent toutes par être défaites. Il y eut 1 800 autres victimes chez les Canadiens entre le 16 et le 18 aout, mais ils restèrent maîtres de la côte 70.
Comble de malheur, le champ de bataille était encore plus dangereux à cause de l’utilisation par les deux côtés de gaz toxique. Le gaz moutarde des Allemands, appelé ainsi à cause de son odeur, dont les Canadiens n’avaient pas encore fait l’expérience, était particulièrement horrible. Il aveuglait, brûlait les poumons, causait des cloques et déformait les chairs. Même les Canadiens derrière les lignes n’étaient pas à l’abri : les Allemands tirèrent quelque 15 000 obus à gaz, principalement du gaz moutarde, pour déstabiliser le feu de l’artillerie canadienne. Lorsque les tireurs canadiens portaient leur masque à gaz aux lunettes embuées, ils ne pouvaient pas bien pointer leurs armes ni répondre aux demandes de soutien. Beaucoup ont enlevé leur masque à gaz à cause de cela, et 183 d’entre eux furent victimes du gaz. Leur héroïsme fut des plus admirables tout au long des 10 jours de la bataille de la côte 70 et de Lens.
Currie aurait dû s’arrêter là, puisqu’il avait pris le dessus, mais il voulait chasser les Allemands de Lens, comme prévu. Une accalmie
de plusieurs jours prit fin le 21 aout, quand la 4e Division, renforcée par la 2e, lança une attaque d’explo-ration dans la périphérie sud et ouest de Lens. Il s’agissait d’une tentative valable pour convaincre les Allemands d’évacuer la ville. Cependant, le travail de l’état-major de la 4e Division avait été fait à la hâte : il était bâclé, et les attaques furent précipitées et mal conçues. Cela gâcha l’énorme succès de Currie à la côte 70, et le commandant canadien dut en assumer la responsabilité.
Les Allemands, face à un lourd barrage d’artillerie, demeuraient alertes et bombardaient la ligne de départ des Canadiens, ce qui eut un effet dévastateur. Ensuite, ils lancèrent leur propre attaque de désorganisation. Les deux côtés se rencontrèrent dans la zone neutre et de nouveaux combats rapprochés eurent lieu dans le clair-obscur de l’aube. Vu qu’il n’y avait guère d’abris, le nombre de pertes grimpa rapidement, et les Canadiens durent se replier. Peu d’objectifs furent atteints, et il était difficile de creuser dans les décombres pour les consolider. Les mitrailleuses allemandes décimèrent le 47e Bataillon, de la Colombie-Britannique.
Cela aurait dû se terminer là, mais aux premières heures du 23 aout, un assaut nocturne du 44e Bataillon, du Manitoba, planifié à la va-vite contre un terril surnommé le crassier vert, fut un désastre. L’artillerie et les mitrailleuses allemandes firent de très nombreuses victimes parmi les Canadiens. Contre toute attente, les Canadiens, résolus, réussirent à escalader le crassier vert, mais ils ne purent pas en rester maîtres. Le 44e avait subi 257 pertes : presque la moitié de son effectif. La bataille de la côte 70 et Lens se termina, le 25 aout, par des opérations mineures. Au total, la bataille du 15 au 25 aout avait fait 8 677 victimes côté Canadiens, environ 5 400 à la côte 70 et 3 300 à Lens. Il y eut presque autant de victimes canadiennes pendant les 10 jours de la bataille de la côte 70 et de Lens qu’à Vimy, même si moins de soldats y prirent part. On estime les pertes allemandes à entre 12 000 et 15 000.
Aucune force allemande ne quitta Lens, et des forces de réserve y furent envoyées plutôt que dépêchées en Flandres. Les Allemands considéraient les Canadiens comme la meilleure force d’assaut dont disposaient les Britanniques et ils admirent qu’à la côte 70, « les Canadiens avaient atteint leurs objectifs » et que le « plan de relève des troupes en Flandres avait été bouleversé ». Cependant, Lens resta entre les mains des Allemands.
La bataille de la côte 70 avait été une victoire tactique et un succès stratégique partiel. Le maréchal sir Douglas Haig, commandant de la force expéditionnaire britannique, s’en souvint comme d’une des « meilleures petites opérations » de toute la guerre, tandis que d’après Currie, ç’avait été l’une des batailles les plus « dures », soldée par une « merveilleuse et importante victoire ».
Les comptes rendus dans la presse en aout 1917 comparèrent la côte 70 à Vimy en termes de résultat et de portée. Un titre du Calgary Daily Herald parla même de « rivières de sang allemand sur la côte 70 ».
Vimy a longtemps fait ombrage à la bataille de la côte 70 dans la mémoire collective des Canadiens. Le seul monument au Canada qui rappelle les actes de bravoure de la côte 70 est fort modeste. Il a été érigé dans un parc du hameau ontarien de Mountain en 1925 et rénové ces dernières années. Mais le 22 aout prochain, le Hill 70 Memorial Project, organi-sme de bienfaisance canadien, prévoit dévoiler un obélisque financé par le secteur privé dans un endroit magnifiquement aménagé qui chevauche la ligne de départ de 1917 à Loos-en-Gohelle, France. La bataille de la côte 70 sera enfin reconnue à sa juste valeur.
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