Orgueil et préjugés au front

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MUSIQUE: La musique du 2e Bataillon de construction était populaire.

Après une pression considérable par
des Noirs et leurs partisans blancs,
le Canada a formé un bataillon de Noirs,
mais ils devaient se battre avec des
pelles, pas avec des fusils.

« J’AI LA CHANCE d’avoir d’excellentes recrues, et je pensais qu’il serait injuste pour ces hommes de les obliger à se mêler à des nègres. »

Le lieutenant-colonel George Fowler, commandant du 104e Bataillon, a écrit ces mots dans l’espoir de faire retirer 20 soldats « de couleur » de son unité. Malgré la politique officielle du gouvernement canadien qui déclarait clairement qu’on pouvait accepter des volontaires noirs, les bureaux de recrutement les refusaient souvent. Toutefois, environ 1 500 Noirs ont réussi à s’enrôler dans le Corps expéditionnaire canadien (CEC). Après deux ans de pression exercée par des lea-deurs noirs, et leurs alliés blancs, le gouvernement a finalement autorisé la création d’une unité de Noirs. Il y avait probablement alors quelque 20 000 Noirs au Canada, dont la plupart se trouvaient en Nouvelle-Écosse (7 000) et en Ontario (5 000); ils étaient moins nombreux au Nouveau-Brunswick (1 000) et dans les provinces de l’Ouest.

L’armée de terre choisit de baser sa nouvelle unité en Nouvelle-Écosse parce qu’il s’y trouvait une importante population noire. Le 2e Bataillon de construction, dont le quartier général serait à Pictou, fut autorisé le 5 juillet 1916. Le Canada forma trois bataillons de construction pendant la Première Guerre mondiale. Ce type d’unités ne sert plus aujourd’hui, mais on en avait alors grand besoin pour des tâches essentielles. Ces unités construisaient et entretenaient, entre autres, les tranchées, les routes, les ponts et les chemins de fer.

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Le plus choquant était peut-être que, même quand ils portaient l’uniforme de leur pays, la ségrégation à leur encontre se poursuivait. À Truro, ils devaient s’assoir à l’étage dans la salle de cinéma, jusqu’à ce que quelques officiers de l’unité interviennent.
Université Acadia/1900.237-WWI/42;

Le 2e Bataillon de construction est la seule unité noire jamais instituée au Canada après la Confédération. Néanmoins, les officiers étaient blancs, à l’exception notable d’un seul.

L’aumônier de l’unité, le révérend William White, était l’un des très rares officiers noirs de l’Empire britannique à la Grande Guerre, mais en tant qu’aumônier, son grade de capitaine n’était qu’honorifique. Fils d’esclave, il était originaire de Virginie et avait immigré en Nouvelle-Écosse en 1900. Il avait étudié la théologie à l’université Acadia, où il obtint un diplôme en 1903. Il s’installa ensuite à Truro où il était ministre du Culte de l’Église baptiste de Sion. Il était aussi le père de Portia White, célèbre cantatrice contralto pendant les années 1940 et 1950.

La plupart des sous-officiers supérieurs de l’unité étaient noirs, mais il y avait des exceptions. Les deux plus haut gradés, le sergent-major régimentaire et le sergent quartier-maitre régimentaire, étaient blancs. En effet, les Noirs ayant une expérience du commandement étaient rares en ce temps-là, surtout dans le domaine militaire. Le sergent-major régimentaire et le sergent quartier-maitre régimentaire furent promus au rang d’officier pendant la guerre et restèrent dans l’unité.

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AUMÔNIER: Le capitaine William White était l’aumônier de l’unité, l’un des rares officiers noirs dans l’armée de l’Empire britannique.
Collection Lt.-Col. D.H. Sutherland, River John, N.-É.; archives Esther Clark Wright

Le lieutenant-colonel Daniel Sutherland, important entrepreneur ferroviaire de la Nouvelle-Écosse, commandait l’unité. À peu près la moitié des officiers venaient de cette province, le reste de l’Ontario ou d’ailleurs. D’ordinaire, les unités du CEC recrutaient des gens de leur région, mais le 2e Bataillon de construction recrutait ses membres partout au Canada, ce qui en faisait une unité vraiment nationale. Les jeunes Noirs qui se sont portés volontaires au début, dont plusieurs qui étaient encore adolescents, venaient de tous les coins du pays.

L’effectif du bataillon devait s’élever à 1 049, tous rangs compris, et 180 recrues furent vite logées dans un édifice de Pictou. L’unité déménagea à Truro au bout de deux mois, car le commandant pensait que le recrutement y serait facilité par la présence d’une importante communauté noire locale, mais ce ne fut pas le cas.

L’unité mena des campagnes de recrutement partout dans la province, mais leur succès fut mitigé. Il semblait que le bataillon n’atteindrait pas l’effectif minimum autorisé. Bien que les Noirs eussent alors leur propre unité, la ségrégation et le statut non combattant du bataillon dérangeaient certains d’entre eux, on le comprend. Le refus essuyé auparavant en dissuada probablement d’autres d’essayer à nouveau de s’enrôler.

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OFFICIERS: Le capitaine William White (premier rang, au centre) pose avec les autres officiers de la 2e.
Société canadienne des postes; collection Lt.-Col. D.H. Sutherland, River John, N.-É..

Plusieurs Noirs qui s’engagèrent pensaient : « l’armée de terre nous a laissés nous engager, mais elle ne nous permet pas de combattre. On nous a donné des pelles, pas des fusils », mais le plus choquant était peut-être que, même quand ils portaient l’uniforme de leur pays, la ségrégation à leur encontre se poursuivait. À Truro, ils devaient s’assoir à l’étage dans la salle de cinéma, jusqu’à ce que quelques officiers de l’unité interviennent.

L’une des photos souvent utilisées pour représenter le 2e Bataillon de construction, notamment sur le timbre du Mois du patrimoine africain de Postes Canada (ci-contre), est celle où figure Joseph Alexander Parris, père de Sylvia Parris. Chaque fois que Sylvia voit la photographie, elle remarque : « Elle suscite toujours chez moi la fierté, la tris-tesse, la curiosité, la déception. C’est sûr que c’est un solide gaillard dans son uniforme. Il a l’air sûr de lui, un jeune homme volontaire et résolu. J’aimerais en savoir plus sur son parcours personnel, sur l’histoire du bataillon et ses contributions à la liberté ».

Quelque 300 Noirs venaient de la Nouvelle-Écosse; il y en avait environ 400 autres qui ne purent pas s’enrôler parce qu’ils travaillaient dans les mines de charbon, emploi essentiel. Le reste du Canada fournit 125 recrues, environ 20 p. 100 de l’effectif final du bataillon. Chose intéressante, 163 Noirs américains s’enrôlèrent aussi, c’est-à-dire quelque 25 p. 100. Sutherland recruta aussi aux Antilles britanniques, où il trouva quelques soldats de plus. Malgré son effectif insuffisant, Sutherland se fit dire en décembre 1916 qu’on avait besoin de son bataillon en France. Lors du départ de l’unité, les autorités militaires essayèrent de maintenir la ségrégation en la transportant dans un bateau séparé. Heureusement, la marine refusa et en mars 1917, 624 hommes de tous grades embarquèrent à Halifax. Ils débarquèrent deux semaines plus tard à Liverpool et montèrent dans un train immédiatement pour se rendre à leur camp situé au sud de l’Angleterre.

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TIMBRE: Postes Canada a imprimé un timbre en l’honneur de la 2e en février.

Durant son séjour en Angleterre, l’unité s’entraina à construire et à réparer des tranchées et des routes dans le camp canadien. La guerre se fit vraiment sentir quand il fallut désigner des sentinelles permanentes à cause du grand nombre de raids aériens.

Au début du mois de mai, l’unité – dont l’effectif était toujours inférieur de quelque 300 hommes au minimum requis – fut réorganisée en tant que compagnie et Sutherland reprit le grade de major pour en garder le commandement. Le nouvel effectif consistait en 506 hommes et 10 officiers.

Le 17 mai, la 2e Compagnie de construction traversa la Manche pour se rendre en France. Elle passa deux jours déprimants dans un train, sous la pluie, et deux autres sur les routes jusqu’à Lajoux, près de la frontière suisse. C’est là, dans le massif du Jura, qu’elle passa le reste de la guerre.

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LE COMMANDANT: Le lieutenant-colonel Daniel Sutherland était entrepreneur de chemins de fers avant la guerre.
D.H. Sutherland, River John, N.-É.

La compagnie était rattachée au district no 5 du Corps forestier canadien outre-mer. Les soldats du bataillon s’occupaient du buchage, du sciage et du transport du bois avec quatre autres compagnies du Corps forestier. Durant la Première Guerre mondiale, le bois était beaucoup plus important qu’il ne l’a été pendant les guerres suivantes. Il servait à la construction des tranchées, des caillebotis, des plateformes de pièce et à bien d’autres choses.

Des hommes s’occupaient du transport des planches pendant qu’un détachement de 50 autres prenait part aux activités de fores-terie, dont la construction d’un chemin de fer à voie étroite pour transporter les troncs jusqu’à la scierie. Il y avait aussi une centaine d’hommes qui entretenaient les routes. De temps à autre, des escouades travaillaient ailleurs; certains des soldats travaillaient au front où ils installaient des barbelés, et où ils étaient pris pour cible par l’artillerie.

Un des officiers, le lieutenant et ingénieur civil James Hayes, avait servi dans la milice avant la guerre. Il s’était porté volontaire pour le service outre-mer quand la guerre avait commencé, mais comme cela n’arrivait pas, il a été « porté volontaire » pour la 2e compagnie. Kempton Hayes remarque que, bien que son père fût au départ « mécontent » de cette décision, il avait voulu faire son devoir et était parti outre-mer avec son unité. À Lajoux, il était responsable des postes de pompage et des conduites d’eau.

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FORESTERIE: L’unité travaillait aux côtés du Corps forestier canadien outre-mer.
Collection Lt.-Col. D.H. Sutherland, River John, N.-É.

Le journal de l’aumônier White révèle que les membres de l’unité travaillaient dur, et que leur bienêtre l’inquiétait tout le temps. Pourtant, ils étaient toujours traités comme des citoyens de seconde classe. Ils étaient les derniers à recevoir l’approvisionnement, et des fois, ils ne recevaient ni sous-vêtements ni chaussettes. Heureusement, le bataillon avait son propre médecin, le capitaine néoécossais Dan Murray (grand-père de la chanteuse Anne Murray), mais quand il était absent, les autres médecins blancs refusaient souvent de soigner les soldats de la 2e.

Lorsque la conscription fut promulguée, vers la fin de l’année 1917, ironie cruelle, les Noirs y étaient aussi soumis. Les hommes qui s’étaient portés volontaires deux ans auparavant et à qui on avait opposé un refus à cause de la couleur de leur peau étaient alors obligés par la loi de s’enrôler, et ils risquaient de lourdes sanctions en cas de manquement à ce devoir.

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ENGAGÉS: Les frères néoécossais George et James Downy s’enrôlèrent dans le bataillon en octobre 1916.
Black Cultural Centre of Nova Scotia

La 2e Compagnie de construction est retournée à Halifax après la guerre, en janvier 1919, et elle a été dissoute officiellement le 15 septembre 1920. La seule unité militaire de Noirs au Canada n’était plus.

Sylvia Parris dit qu’elle aurait « tellement voulu pouvoir demander à son père :

“C’était comment le voyage outre-mer? As-tu vu l’oncle Bill après avoir quitté le navire? Tes parents te manquaient-ils?” » Elle n’a malheureusement pas pu lui poser ces questions avant sa mort.

« La raison principale, remarque-t-elle, c’est que cette importante partie de l’histoire du Canada et de la Nouvelle-Écosse n’était pas enseignée quand j’allais à l’école. »

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Des membres de la 2e Compagnie de construction devant un hôpital dans le massif du Jura, en France.
collection Lt.-Col. D.H. Sutherland, River John, N.-É.

Elle pense, maintenant, aux conversations qu’elle aurait pu avoir avec lui : « “Papa, aujourd’hui, on a parlé du 2e Bataillon de construction. Le professeur nous a dit d’en parler à nos familles.” Imaginez tout ce que cela aurait pu évoquer. »

Un monument de granite érigé au quai de marchandises de Pictou par la Commission des lieux et monuments historiques du Canada en souvenir de la contribution de l’unité au Canada a été dévoilé, en juillet 1993, en l’honneur du 2e Bataillon de construction. Depuis lors, un service commémoratif annuel y a lieu pour honorer les hommes du « Bataillon de Noirs » qui ont persévéré contre les préjugés et servi leur pays avec fierté.

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