Face-À-Face Sur La Conscription

Le gouvernement canadien a-t-il eu raison de faire passer la Loi du Service Militaire de 1917?

L’auteur Serge Durflinger d’Ottawa dit que NON. L’auteur J.L. Granatstein de Toronto dit que OUI.

Durflinger est professeur d’histoire à l’Université d’Ottawa. Il a écrit entre autres Veterans with a Vision: Canada’s War Blinded in Peace and War et Fighting From Home: The Second World War in Verdun, Quebec.Granatstein a écrit des dizaines de livres, dont Who Killed Canadian Military History? et Canada’s Army: Waging War and Keeping the Peace. Il a été directeur et chef de la direction du Musée canadien de la guerre.

Des soldats canadiens se dirigeant vers le front en octobre 1917. [PHOTO : MINISTÈRE DE LA DÉFENSE NATIONALE/BIBLIOTHÈQUE ET ARCHIVES CANADA—PA001994]

Des soldats canadiens se dirigeant vers le front en octobre 1917.
PHOTO : MINISTÈRE DE LA DÉFENSE NATIONALE/BIBLIOTHÈQUE ET ARCHIVES CANADA—PA001994

 

SERGE DURFLINGER

NON

Le premier ministre Sir Robert Borden a tout fichu en l’air. Les politiques et les mesures sur le recrutement de son gouvernement étaient chaotiques au point d’en être inefficaces, les engagements qu’il a pris envers la Grande-Bretagne, peu judicieux et, en fin de compte, son recours à la conscription en 1917, antidémocratique et inutile.

Pire encore, en plus de manquer aux promesses d’exemption en 1918, la promulgation même de la conscription a gravement fragmenté la nation selon la langue, la classe, la profession et la région. Il n’était guère logique de soutenir les lignes au front en y envoyant des milliers de Canadiens réticents au risque de morceler la confédération elle-même. Cela aurait été le cas classique où le patient meurt bien que l’opération ait réussi. Le Canada a tout juste survécu, et les germes du nationalisme québécois, de la désaffection du Canada de l’Ouest et des conflits ouvriers qui étaient déjà évidents avant 1914 ont alors fermement pris racine et, en 1918-1919, ils ont mené à l’agitation sociale et à la violence, en plus de compliquer le paysage politique du pays pendant des décennies.

Il aurait pu en être autrement.

En 1914, le Canada était une colo-nie de la Grande-Bretagne qui se gouvernait elle-même, qui gérait ses affaires intérieures, mais qui ne jouissait pas de statut international officiel. Quelque 27 p. 100 de ses huit millions d’habitants étaient des francophones sans lien de famille avec les Britanniques ni de lien émotif avec le roi ou l’Empire britannique. Se battre aux guerres britanniques ne convenait pas à tout le monde et les controverses occasionnées par la participation du Canada à la guerre d’Afrique du Sud ou par la création de la Marine royale canadienne avaient révélé que notre unité nationale était fragile.

Borden avait des raisons quand, en 1914, il a déclaré que le recrutement serait fondé sur le volontariat seulement. Mais sa promesse pu-blique du 1er janvier 1916, comme quoi le Canada lèverait une armée de 500 000 personnes, a été faite précipitamment et sans bien y réflé-chir. En mai 1917, vu le nombre de pertes élevé, les volontaires étaient difficiles à trouver ailleurs que dans la population de Canadiens nés en Grande-Bretagne (qui formaient plus de la moitié du Corps expéditionnaire canadien (CEC) à ce moment-là), et vu l’enrôlement très bas de Canadiens-Français, Borden a annoncé qu’il avait l’intention de promulguer la conscription, laquelle a été adoptée. Plus de
90 p. 100 des conscrits canadiens, quelle que soit leur ethnie, ont fait une demande d’exemption.

Le pays était dangereusement divisé selon la langue. Le gouvernement de coalition bordeniste a remporté l’élection âprement disputée de 1917 en partie au moyen d’une législation électorale fort douteuse, et ce faisant, il a corrompu la démocratie canadienne. Lors d’une motion à l’assemblée du Québec débattue en janvier 1918, on se demandait si le Québec devait quitter la confédération puisque le reste du Canada le considérait comme un obstacle à l’exécution de ses objectifs politiques. L’objectif que Borden se fixait avec acharnement, soit d’aider la Grande-Bretagne à remporter la guerre apparemment interminable, et son refus catégorique de renier les dizaines de milliers de victimes canadiennes, l’ont amené à enrôler encore plus d’hommes, à endeuiller encore plus de Canadiens, et le tout pour l’objectif, piètre d’un point de vue militaire, d’obtenir un meilleur rôle et plus d’autonomie pour le Canada à l’intérieur de l’empire du Commonwealth en évolution. Il ne semblait guère que cela valait la peine d’obliger les gens à faire la guerre, et le Canada n’avait certainement pas besoin de cette mesure draconienne pour devenir plus autonome; ce droit a été mérité en 1918.

Les Australiens qui s’étaient portés volontaires en grand nombre avaient refusé la conscription non pas une fois, mais deux, lors de deux réfé-rendums. Ils avaient suffisamment donné. Et nous aussi. Le premier ministre britannique, David Lloyd George, voulait certainement des conscrits canadiens en renfort, mais il n’avait pas l’intention de partager la prise de décisions avec les colonies. La vaillance des soldats canadiens tout au long de la guerre est incontestable et leur rôle important à la défaite de l’Allemagne pendant les trois derniers mois de la guerre est bien connu. En revanche, l’héritage de désaffection tenace de la conscription, surtout au Canada francophone, aurait dû être légué à d’autres.

 

J.L. GRANATSTEIN

OUI

La justification de la conscription du point de vue militaire est simple : le Canada était en guerre et les victimes, en 1917, étaient plus nombreuses que les recrues au Canada. Soit que davantage d’hommes endossaient l’uniforme, soit que le nombre de soldats du Corps canadien, et par le fait même son efficacité, diminuait. En outre, les bataillons de fantassins dont l’effectif était incomplet subissaient plus de pertes, et ils réussissaient moins bien à l’attaque ou à la défense, que ceux dont l’effectif était complet ou presque.

Le premier ministre sir Robert Borden n’avait pas voulu de la conscription parce qu’il savait quelles en seraient les incidences au Québec et au Canada rural. Mais quand il est allé en France, au printemps 1917, il a vite appris que la prise de la crête de Vimy avait couté au Corps plus de 10 000 victimes. Ébranlé, il a écrit qu’il avait eu « l’honneur de regarder des dizaines de milliers d’hommes dans les yeux au front, qui comptaient sur nous pour l’effort grâce auquel leur sacrifice serait justifié ».

Au Parlement, un député libéral a déclaré que Borden avait manqué à sa promesse en imposant la conscription. Borden se fâcha et demanda si le Canada n’avait pas fait une promesse aux hommes qu’il avait envoyés au combat. Pour lui, c’était un vœu sacré.

Le plan du gouvernement, inscrit dans la Loi du Service Militaire le 29 aout 1917, était d’appeler 100 000 hommes sous les drapeaux. L’appel aux armes a commencé en janvier 1918, après une élection violemment partisane en décembre. La grande majorité de ces hommes, de chaque province, ont essayé d’obtenir une exemption, mais les tribunaux d’appel dans la plupart des endroits se sont rapidement occupés de leurs cas. Le nombre d’appelés qu’il fallait pour le Corps expéditionnaire canadien a vite été atteint : 99 651 exactement selon les chiffres du ministère de la Milice et de la Défense. Si la guerre s’était poursuivie en 1919, comme s’y attendaient tous les stratèges militaires, tous ces appelés auraient été envoyés au front outre-mer. En fait, les premiers appelés sont arrivés en France le 10 mai 1918. Lors de l’armistice du 11 novembre 1918, 24 132 appelés avaient été portés à l’effectif d’unités au front.

Un nombre dérisoire comme celui-là valait-il la peine de déchirer le Canada, d’opposer les francophones aux anglophones, les paysans aux citadins?

D’abord, 24 132 hommes, c’était plus que l’effectif d’une division d’infanterie, non pas un nombre dérisoire. Ensuite, le Corps canadien avait engagé le combat dans une série d’offensives cruciales à partir du 8 aout à Amiens et jusqu’à la fin du mois près d’Arras. Le 8 aout, ils avaient déjà fait d’énormes progrès, et puis ils avaient fracassé la ligne Drocourt-Quéant, traversé le canal du Nord en septembre, et libéré Cambrai et Valenciennes en octobre et au début novembre. Ces actes des cent jours du Canada avaient réellement brisé l’armée allemande du front de l’ouest, et c’était la plus grande contribution du CEC à la victoire contre l’Allemagne et sans doute la plus grande contribution militaire qu’aient jamais apportée des troupes canadiennes à n’importe quel conflit.

Toutefois, les cent jours du Canada ont couté terriblement cher : 45 000 victimes en tout en un peu plus de trois mois de combats, c’est-à-dire quelque 20 p. 100 du total des victimes du Canada de toute la guerre et 45 p. 100 de l’effectif du Corps. Sans les conscrits, les quatre divisions du Corps n’auraient tout simplement pas pu continuer de se battre. Et si le Canada avait été obligé de retirer son Corps du front, la grande réputation que le domi-nion a mérité pendant la guerre grâce à sa performance sur le terrain aurait pu être compromise.

Alors, oui, la conscription était nécessaire sous l’optique militaire. Pour ce qui est de la politique intérieure, la cause est plus difficile à défendre. Mais si l’on croit qu’un pays qui envoie ses soldats à la guerre doit les appuyer autant que faire se peut, la cause de la conscription est irréfutable.

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