Opération Nunalivut de 2012 – Partie Deux : Les Gardiens du Nord

La Patrouille s’arrête pour s’orienter. [PHOTO : ADAM DAY]

La Patrouille s’arrête pour s’orienter.
PHOTO : ADAM DAY

L’ours blanc a couru à travers les glaces depuis plus d’une heure et il est fatigué, fatigué à mort ne peut-on s’empêcher de dire.

La motoneige de la ranger Debbie Iqaluk s’arrête. Elle met le fusil à l’épaule et tire un coup de feu.

L’ours sursaute et tourne la tête pour voir ce qui lui a fait mal; il court un peu, ralentit, et puis s’effondre : la balle l’a atteint au cœur.

Deb et son partenaire de chasse, Phillip, s’approchent prudemment de lui. Je me mets à côté de Deb. Aucun mot n’est prononcé. Nous regardons l’ours immobile duquel se dégage de la vapeur.

Tout en regardant l’ours, Deb dit : « Alors. »

Il me faut une seconde pour comprendre qu’il s’agit d’une question.

« Très, très triste », dis-je.

Elle me donne un coup de poing puissant à la poitrine.

« Hé! me dit-elle. C’est pas triste. C’est comme ça qu’on vit. »

Debbie me regarde; je regarde l’ours.

Ce qu’elle dit ensuite doit être compris selon les circonstances actuelles; autrement, cela aurait l’air de la concrétisation banale d’un stéréotype inuit.

Nous avons poursuivi cet ours pendant de nombreuses heures, jusqu’au milieu du détroit de Wellington, dans la région de l’ile septentrionale de Devon : une région éloignée et hostile qui est un des derniers endroits du monde à être exploré et cartographié.

Il fait dans les 40° Celsius sous zéro. Deb a longtemps vécu sur cette terre, en chassant pour subsister. Elle est l’aboutissement de nombreux siècles de tradition inuite. Elle est peut-être la dernière en son genre au Canada ou ailleurs. Et en celà, elle est même encore plus en voie d’extinction que l’ours blanc.

« J’aime cet ours, dit-elle. Il m’a donné son esprit. »

Debbie et l’ours. [PHOTO : ADAM DAY]

Debbie et l’ours.
PHOTO : ADAM DAY

Légitimation difficile d’une revendication

L’opération Nunalivut 12, expédition annuelle dans le Grand Nord, n’est qu’une des manières dont le Canada – et les Forces canadiennes – essaie de montrer au reste du monde que le grand nombre d’iles arctiques en haut du globe sont bel et bien canadiennes.

Debbie, Phillip et les autres rangers canadiens, surnommés les yeux et les oreilles des Forces dans le Nord, d’un certain point de vue, sont la raison d’être de l’opération. Ce sont eux qui vivent ici, et apprendre à faire équipe avec eux et comprendre comment travailler avec eux est finalement bien plus important pour la souveraineté que de planter des drapeaux dans la neige.

Cela dit, prouver que l’on contrôle le territoire n’est certainement pas à négliger. Et même un bref coup d’œil aux opérations Nunalivut des sept dernières années montre que l’effort est systématisé : chaque Nunalivut couvre un nouveau secteur du territoire dans une tentative délibérée, dirait-on, de couvrir le plus de terrain possible.

Les anciennes opérations Nunalivut ont eu lieu du point le plus septentrional du Canada (autour de la Station des Forces canadiennes Alert, sur l’ile Ellesmere), en passant par l’Arctique de l’Ouest, jusqu’à celle de cette année, où deux patrouilles de 12 personnes sont parties en motoneige de Resolute pour mener une opération plutôt complexe de recherche et sauvetage au nord de l’ile de Devon.

Quant à savoir s’il y a une méthode en ce qui concerne la localisation des opérations Nunalivut, d’après le lieutenant-colonel Glen MacNeil, sous-chef d’état-major de la Force opérationnelle interarmées (Nord) et commandant de Nunalivut 12, il y en a une. « On est en train d’essayer de couvrir tout le territoire, c’est bien ce qu’on devrait faire, et franchement on a prouvé qu’on peut le faire. C’est une opération qui concerne la souveraineté. »

Ce qui suit permet de comprendre la réalité ou le symbolisme de cette souveraineté : dans les années 1980, Brian Mulroney voyait comme une importante victoire politique le fait d’avoir convaincu les Américains de toujours demander la permission avant d’entrer en Arctique canadien, à la condition quelque peu dégonflée que la permission serait toujours donnée. Malgré notre négociation difficile, il y a beaucoup d’indications que les États-Uniens ne respectent pas toujours cet accord et passent des fois par le passage du nord-ouest sans le demander.

Le caporal-chef Billy Cornish et Debbie tracent un chemin. [PHOTO : ADAM DAY]

Le caporal-chef Billy Cornish et Debbie tracent un chemin.
PHOTO : ADAM DAY

Et la plupart du temps, il n’y a pratiquement rien que nous puissions y faire. La raison en est que nos capacités militaires dans le Nord sont à la traine de la plupart des autres nations de l’Arctique : la Russie en particulier, mais aussi le Danemark, les États-Unis et, soyons francs, beaucoup d’autres. « Je ne pense pas qu’il y ait un grand danger [en Arctique] quant à la défense, dit MacNeil. Mais pour qu’on puisse répondre à ces choses-là, il nous faut prouver que notre personnel et notre équipement peuvent opérer dans ces conditions. Alors à moins d’y aller nous entrainer, nous ne saurons pas si nous pouvons le faire. »

MacNeil retrace l’histoire de l’engagement militaire dans le Nord à 1898, et il fait remarquer qu’il s’est poursuivi de bien des manières tout au long du XXe siècle, qu’il se soit agi d’opérations de cartographie ou d’activités de la guerre froide comme la ligne DEW (réseau d’alerte avancé). « Vu le changement climatique, davantage de pays s’intéressent au Nord. La Chine s’y intéresse. L’Inde est en train de construire des brise-glaces. Il y a de vastes ressources naturelles », dit MacNeil.

[Il y a quelques années] on était experts en survie dans les conditions très difficiles, et on trouvait ça tout naturel, dit MacNeil. Mais l’armée a été presque consommée par [l’Afghanistan]. Alors on ne s’est pas occupés des habiletés qu’il faut pour la guerre hivernale, particulièrement en Arctique. Mais au fur et à mesure que nos activités sont réduites là-bas, on s’efforce de réacquérir notre expertise ici. »

Acheminement dans un territoire inhabité

Les raisons pour lesquelles il a fallu si longtemps aux explorateurs pour se rendre à ce nord éloigné sont nombreuses. Pour en avoir une idée, voici certaines des difficultés que ma patrouille a dû affronter : des dizaines de collisions, de nombreuses blessures, un qamutiq détruit et beaucoup d’autres brisés, deux motoneiges détruites, un poêle brulé, perdus à d’innombrables reprises malgré le système de positionnement mondial, le problème des provisions qui baissent et quelques rencontres avec des animaux sauvages dangereux.

Pourtant, aucun de ces incidents ne capture vraiment tout seul la difficulté qu’il y a à traverser le terrain polaire en hiver. Et je ne parle pas des difficultés physiques (qui sont innombrables), mais plutôt de combien répulsif est l’endroit, et à quel point cette hostilité fait de toute décision à prendre quelque chose qu’il faut considérer profondément, et combien le stress de tout cela porte atteinte à votre capacité de considérer les choses avec un tant soit peu de sophistication. Bref, le terrain lui-même semble vouer l’être humain à l’échec.

Le terrain n’a rien de facile. [PHOTO : ADAM DAY]

Le terrain n’a rien de facile.
PHOTO : ADAM DAY

Ce n’est là que l’expérience. C’est ce qui rend les déplacements si difficiles. En même temps, les paysages y sont tumultueusement superbes : des parois rocheuses de 300 mètres de hauteur, des panoramas si grands qu’ils s’étendent sur des dizaines de kilomètres ou plus dans l’air translucide, les animaux impossibles qui trouvent moyen de survivre dans cet endroit où l’on dirait que rien ne peut vivre, l’immense variété des glaces et des neiges.

« Le Nord est un endroit percutant, dit MacNeil. Quand vous en regardez la grandeur, c’est stupéfiant. Vraiment. Quand vous y êtes, dans le silence, dans le silence complet, et que vous regardez la neige… c’est un endroit extraordinaire, presque spirituel. Il m’arrive de sortir simplement pour regarder aux alentours. On ne veut parler à personne, on veut simplement rester là à s’en imprégner. »

Camper parmi les ours

L’Arctique, d’aucuns en seront surpris, a acquis son nom d’après le grec arktos qui veut dire ours. Selon certains, cela concerne l’ours polaire et selon d’autres, une constellation, mais ce n’est pas vraiment important parce que tout au long de la patrouille jusqu’à l’ile de Devon, ce sont aux ours blancs que tout le monde pense.

Les soldats semblaient se résigner à leur existence malgré le nombre grandissant d’ours apparaissant au fil des jours. Et bien que les militaires puissent se charger des animaux dangereux, j’étais persuadé depuis le début que j’aurais préféré lutter avec un taliban qu’avec un ours blanc. Les rangers, quant à eux, semblaient prendre les ours pour à peine plus dangereux que des chiens perdus.

Pendant cette patrouille, les très longues journées se fondaient en un seul jour ensoleillé et glacé, car il n’y avait pas de nuit. Après plus d’une semaine, on se serait cru, comme disait le caporal Doug McCallum, dans une sorte de purgatoire étrange. Il n’y avait rien à faire que de survivre, c’est-à-dire piloter sa motoneige aussi bien que possible au jour le jour, souvent très vite pendant 12 heures par jour, et puis monter la tente et s’endormir le plus rapidement possible.

Au dernier stade de l’opération, plus d’une semaine après le départ des deux patrouilles de Resolute, les deux colon-nes de motoneiges ont passé quelques journées à faire le tour de l’ile de Devon à la recherche un peu symbolique du groupe de chasseurs qui, aux dernières nouvelles, s’étaient perdus dans le secteur.

Un hélicoptère nolisé dépose de l’essence et des vivres. [PHOTO : ADAM DAY]

Un hélicoptère nolisé dépose de l’essence et des vivres.
PHOTO : ADAM DAY

Bien que le scénario fut imaginaire, il y avait vraiment un groupe de gens de la communauté éloignée de Grise Fiord, venus en motoneige, qui jouaient le rôle de chasseurs perdus. Le fait qu’il y eut vraiment des gens cachés dans cette vaste étendue de glace, de neige et de roches animait quelque peu tout le monde, mais même à ce point-là encore, la sorte d’entropie virulente de l’Arctique était à l’œuvre et la capacité de ma patrouille de sauver qui que ce soit, ne serait-ce que de manière imaginaire, était minée par les pannes et la baisse des provisions.

Quand les commandants de l’opération nous ont donné une idée de l’endroit où se trouvait la patrouille perdue, nous avions encore une bonne distance à parcourir. « Notre rayon d’action n’est que de 200 kilomètres au maximum », dit au téléphone le sergent Billy Cornish, chef de ma patrouille, à son commandant.

Il écouta un instant et coupa la communication.

« Ils font venir la patrouille perdue vers nous », dit-il au groupe rassemblé près de lui.

« Ne devait-on pas aller les sauver? » dit le caporal Sean Thompson, commandant en second de la patrouille.

« On n’a pas assez d’essence pour les sauver », répondit Cornish.

Ce malheureux imprévu a donné lieu, comme d’habitude chez les militaires, à des heures de farces sinistres.

« Salut, on est venus vous sauver, imaginait-on notre chef dire. Maintenant, il nous faut votre essence, votre nourriture et votre huile. Et qu’est-ce que vous avez à boire? »

La patrouille sur l’ile septentrionale de Devon. [PHOTO : ADAM DAY]

La patrouille sur l’ile septentrionale de Devon.
PHOTO : ADAM DAY

Une nouvelle sorte de guerre froide

Combien de Canadiens sont-ils au courant que les iles arctiques font à peine moins de la moitié de notre territoire et beaucoup plus de la moitié de notre littoral? Ou qu’il y a une très longue frontière entre le Canada et l’Union européenne, le Danemark plus précisément? Ou que le coup d’envoi a été donné dans un jeu important et fascinant pour voir quels pays pourront défendre leur revendication la plus précieuse en ce qui concerne la région du pôle Nord?

Il y a un combat dans le Nord et, bien qu’aucun coup de feu n’ait été tiré, et qu’il soit des plus probables qu’il n’y en aura pas, il s’agit quand même d’un combat entre nations où les enjeux sont très élevés : la répartition du territoire et des ressources. C’est certainement une nouvelle sorte de guerre froide.

Côté politique, on s’intéresse énormément à l’Arctique. Le premier ministre Stephen Harper a fait de l’Arctique la pièce maitresse de sa politique sur la défense depuis au moins 2006.

Il y a beaucoup de discussions sur les nombreuses indications d’un dégel important, mais actuellement, le passage du nord-ouest n’est ouvert à la navigation que pendant un mois par année et même là, les dangers des icebergs et du mauvais temps sont redoutables.

Le potentiel de l’Arctique, en tant que zone de conflit et en tant que mine d’or pour ce qui est des ressources, demeure donc hypothétique, suivant les changements climatiques et les découvertes qui ont vraiment de la valeur.

Cependant, pour les individus chargés de défendre nos revendications dans le nord, le débat n’est pas du tout hypothétique. « Les gens parlent de la souveraineté dans le Nord comme si c’était un débat, mais pour moi, il n’y a pas de doute : ici, c’est le Canada, dit MacNeil. On est ici tout le temps. La souveraineté, on la vit. »

Nunalivut 12 était une grande opération, bien plus grande et plus complexe qu’on ne peut le démontrer dans
ces lignes. Quant à MacNeil, il conclut simplement ainsi : « Nous avons prouvé nos capacités. »

Pour Debbie et bien d’autres rangers, surtout ceux de Resolute et de Grise Fiord, l’opération sur la souveraineté est peut-être terminée, mais ils sont encore en patrouille, assumant leur rôle de gardes de l’Arctique.

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