Le 65e anniversaire du jour J et de la campagne de Normandie est un anniversaire important. Cela fait des dizaines d’années que les troupes ont atterri en se battant et il se pourrait que le monde n’ait plus l’occasion d’y accompagner les vétérans de cette campagne; de se souvenir avec eux.
Le 6 juin dernier, le premier ministre Stephen Harper, le Président des États-Unis Barack Obama, le prince Charles, le premier ministre britannique Gordon Brown et le président français Nicolas Sarkozy se réunissaient à la plage Omaha, devant les rangées de croix, pour dire merci. Cependant, même les discours de ce cénacle d’orateurs consommés ne peut se comparer aux simples souvenirs de sept anciens combattants de retour en France, membres de la délégation officielle d’Anciens combattants Canada.
Tout pèlerinage du souvenir donne lieu à un dilemme : on devrait prendre acte pour la postérité, non seulement de la chronologie, mais aussi du fardeau émotionnel et intangible de la guerre qui pèse sur les rescapés. L’artiste aquarelliste à qui telle mission serait confiée commencerait par appliquer sa peinture en couches transparentes jusqu’à ce que, avec le temps, on reconnaisse chaque visage, mais une bonne représentation ne suffit pas en soi; quand le travail de l’artiste a abouti, une vie est révélée. Il faut du temps, il faut un surprenant mélange de couleurs et il faut pouvoir s’adapter quand les pigments aqueux s’étalent dans des directions imprévues. Et comme les aquarelles, les anciens combattants sont des clairs-obscurs qui ont survécu parce qu’ils ont su s’adapter. Tout ce que peut faire le soldat, c’est de se battre de toutes ses forces jusqu’à ce que le travail soit fait, de plier mais ne pas rompre, comme le roseau et, on l’espère, de s’en sortir indemne.
Chaque ancien combattant du voyage est différent des autres et chaque vieux visage est le tracé d’une vie. D’abord, il y a Okill Stuart, grand et mince, dont le pétillement oculaire émousse les histoires; ensuite, il y a Louis Alleyn, légionnaire du Québec à l’œil vif qui brille des souliers noirs à la coiffe sombre frisée; il y a également Robert Bruce, un grand blond souriant, chaleureux et accommodant; il y a encore Beatrice Hunter, qui observe et se souvient des soins qu’elle prodiguait aux gars en 1944 : à ses yeux, ils n’ont pas du tout changé, ils sont toujours pleins à ras bords d’espièglerie et de courage; il y a aussi Don Roach, rebelle éternel et taquin qui souffle qu’à chaque jour il y a un discours de trop et qu’après tout, il en a fini depuis longtemps du protocole et pourtant il n’en a pas fini; et puis il y a Murray Knowles, un homme très intelligent et pimpant, en forme comme pas un; et, pour finir, il y a le réservé Leonard Wilson, au visage rond et à l’humeur bienveillante.
Le départ pour la France de la délégation composée de 49 membres a lieu le soir du mercredi 3 juin 2009. À sa tête se trouve Greg Thompson, ministre d’Anciens combattants Canada qui, outre son personnel, est accompagné par deux représentants de la jeunesse, six parlementaires, un vétéran des Forces canadiennes et trois représentants d’organisations d’anciens combattants, dont le président national de la Légion royale canadienne, Wilf Edmond. Ce dernier a hâte de se présenter aux anciens combattants du voyage. Il sourit et nous dit : « C’est un honneur de côtoyer les anciens combattants qui ont débarqué le jour J et je veux les remercier tous moi-même de notre liberté. »
Tout de suite après l’atterrissage, on emmène Stuart, le Montréalais fringant, à Paris, où le président de la République lui décernera la Légion d’honneur. Cette décoration, qui va être donnée à deux vétérans du jour J pendant le pèlerinage du 65e anniversaire du jour J d’ACC, est la plus haute des décorations françaises. Pendant que Stuart, subrogé du président du Conseil national des associations d’anciens combattants au Canada Cliff Chadderton, s’occupe de cela, le reste du groupe s’engouffre dans un autocar à destination de Caen. Six anciens combattants contemplent le paysage et leurs souvenirs, d’un air rêveur. Les édifices en pierres délavées sont blottis dans de verts paysages et, dans les prés qui les entourent, se voient ci et là des moutons, des chevaux, des vaches. La campagne paisible est on ne peut plus différente de ce qu’elle était le 6 juin 1944, quand 15 000 Canadiens se sont battus pour atteindre la plage. Les souvenirs de cette lutte transparaissent dans le visage des anciens combattants quand ils fixent le paysage.
Louis Alleyn, membre québécois de la Légion royale canadienne âgé de 87 ans, a servi dans l’Artillerie royale canadienne et il se souvient des jours précédant l’invasion du temps du débarquement. « On installait nos canons un peu partout, sur tout ce qui flotte, dit-il. » On allait près de la côte, on allait chez le voisin, on bougeait de tous côtés […] il fallait se déplacer constamment, comme toujours dans l’artillerie […] on apprend à deviner où ils sont pour tirer quelques obus sur la cible et tout ça change au gré du temps, des marées, des vents et des pannes. » Le retour en France a donné de l’énergie à Alleyn et il se précipite d’un souvenir à l’autre, pressé d’expliquer son rôle et il anticipe sur les cérémonies à venir.
Le lendemain matin, il fait beau temps et une brise souffle pendant la visite au Centre de la plage Juno. Il n’y a pas qu’une seule raison pour laquelle Beatrice Hunter, présidente actuelle de la Nursing Sisters Association of Canada, se sent attirée aux plages de la Normandie. Comme c’est le cas pour tous les combattants qui y ont survécu, son âge témoigne du nombre de tragédies qu’elle a rencontrées. Elle s’arrête pour faire remarquer une plaque commémorative qui porte le nom de son frère cadet. Il a été tué en 1967, à Chatham (N.-B.), où il était pilote d’avion à réaction, alors elle a acheté la plaque pour honorer sa mémoire en même temps que la mémoire des soldats blessés qu’elle a soignés pendant les mois qui ont suivi le jour J. « Il y avait encore tant de blessés […] je me rappelle que, quand je servais les plateaux de nourriture, ils se lançaient les petits pains d’un côté de la salle à l’autre… Le courage, l’humour et la joie de vivre, d’être encore vivant après leurs expériences; eh bien, ce n’était pas une triste affaire. »
L’ancien combattant qui personnifie peut-être le mieux ces garçons grivois, c’est Don Roach, âgé de 82 ans, qui était alors ingénieur dans la marine marchande du Canada. C’est aujourd’hui qu’on se promène à la plage Juno pour la première fois; c’est une journée où le sable fait contraste avec le ciel printanier et où le vent du large fait claquer les drapeaux. C’est étrange, en regardant autour de soi, de voir un paysage de carte postale plutôt que le décor gris de la guerre. Le 6 juin 1944, Roach était premier maitre à bord d’un des cargos qui approvisionnaient les troupes alliées. Maintenant, la veille du jour J, on lui dit que le président de la France, Nicolas Sarkozy, va épingler la Légion d’honneur sur sa poitrine, le lendemain. Il hausse les épaules en souriant, comme s’il se désintéresse de l’honneur à venir, et semble minorer l’importance de son héroïsme. « Je vais me faire embrasser par le président de la France. » Il a un sourire triste et, vacillant sur ses jambes, marche sur le sable mou. On lui a souvent demandé quels sont les souvenirs qu’il a du 6 juin 1944. « Malheureusement, j’ai essayé d’oublier, dit-il. La guerre n’a rien de romantique, quoi qu’on dise. Ce n’est pas comme dans les films. La réalité, c’est le chagrin et les larmes. » Il évoque ses souvenirs pendant qu’il grimpe la pente en chancelant. « C’était ben plus facile à 20 ans — dans le temps, en 1944 — quand on courait sur le sable; et qu’on était inspirés par une mitrailleuse allemande dans le cul. »
Ce matin-là, alors que Roach affronte ses souvenirs sur le sable de la plage Juno, Robert Bruce, lui, va faire un tour à un petit cimetière français pour affronter les siens. Un sourire triste aux lèvres, cet homme amiable nous explique que son beau-frère, qui était parachutiste, est mort le matin du 6 juin 1944. « On ne sait trop comment, le navigateur s’est perdu […] et ils ont sauté au milieu des lignes allemandes. Il n’y en a que deux qui n’ont pas été tués […] les Allemands ont refusé (aux villageois) de les enterrer, au début, mais au bout d’un certain temps que les cadavres gisaient dans un champ, ils y sont quand même allés et les ont enterrés au cimetière de leur église. On y est allés. » Soixante-cinq ans, ce ne semble pas si long, quand la perte est encore si proche.
Les souvenirs montent avec la marée, mais la journée est pleine et nous n’avons pas le temps de nous y arrêter. Après le diner, les délégués font un tour au centre et puis ils assistent à une cérémonie avec dépôt de couronnes pendant laquelle on dévoile un monument à la Marine royale du Canada. Ensuite, il y a deux cérémonies commémoratives : une à Bernières-sur-Mer et l’autre au cimetière militaire canadien de Beny-sur-Mer et puis, après, il y a une réception donnée par la commune de Reviers. La veille du retour à l’hôtel, à Caen, la délégation prend un repas dans l’autocar, un souper en boites.
La délégation du jour J est divisée en deux groupes. Les sept anciens combattants, le président national Wilf Edmond et Gordon Marsh — qui représente les Army, Navy and Air Force Veterans in Canada (ANAVETS) — se joignent au premier ministre, en matinée, au Mémorial de Caen. Harper ayant remercié les anciens combattants, il se tourne vers les jeunes. « Dans les photographies de la Seconde Guerre mondiale ces gars étaient assez jeunes, certains d’entre eux n’étaient pas bien plus vieux que vous l’êtes aujourd’hui; ils avaient accepté la plus dangereuse des tâches qu’on puisse imaginer et changé le cours de l’histoire, et ils nous ont donné la société pacifique et prospère que nous avons aujourd’hui. On devrait toujours garder ça en mémoire, le reconnaitre et se tenir toujours prêts à défendre ces choses et ces valeurs. »
Là-dessus, l’autocar file vers le Normandy American Cemetery and Memorial où Roach reçoit la Légion d’honneur des mains du président français sous les yeux de Harper, d’Obama, du prince Charles et de Brown. Ce cimetière de la Seconde Guerre mondiale, où gisent 9 387 soldats américains qui ont donné leur vie pendant la guerre, domine la plage Omaha, à Colleville-sur-Mer. Les personnalités s’adressent à la foule d’environ 10 000 personnes pendant quelques minutes, mais ce sont les paroles d’Obama qu’on écoute avec le plus de concentration. « Les citoyens de toutes les croyances, ou sans croyance, ont fini par croire que nous ne pouvions pas demeurer des spectateurs laissant perpétrer la tuerie et la destruction. C’est pourquoi nous nous sommes engagés et avons envoyé nos fils se battre et, souvent, mourir, afin que les hommes et les femmes qu’ils n’avaient jamais vus retrouvent la liberté, dit Obama. […] C’est une histoire qui n’est jamais facile à dire, mais qui toujours nous rend espoir. Car en faisant face aux épreuves et aux peines de notre temps, et en arrivant au moment qui est la raison d’être de la vie, on ne peut que trouver des forces dans ces moments de l’histoire. »
Le petit groupe quitte la cérémonie à la plage Omaha, qui avait été annoncée à grands cris et rejoint les autres à la plage Juno. Une bruine transforme le ciel en une toile grise et la délégation s’assemble sous de brillants parapluies pour honorer les camarades. Le premier ministre prononce quelques mots avant que se joignent à lui le ministre Thompson d’ACC et le ministre d’État français Jean-Louis Borloo, pour déposer une couronne en l’honneur du Canada, et puis, à l’instar du président national Wilf Edmond aussi, les autres membres de la délégation déposent encore d’autres couronnes. C’est de la part de la Légion que Edmond dépose sa couronne à chaque cérémonie officielle et il fait une remarque relativement aux évènements commémoratifs. « C’est excellent, très solennel et émouvant, et ça aide à vraiment comprendre, quand on se trouve sur la plage avec ces anciens combattants. C’est une excellente leçon d’histoire. »
Les souvenirs profonds sont compliqués, comme l’est toute tentative de portraiture où l’on s’essaie à étaler le cœur du sujet. Quant à l’élégant Murray Knowles, aujourd’hui âgé de 92 ans, il est évident que son front est rasséréné grâce à sa famille et que ses souvenirs du jour J ont été adoucis. Il a servi dans la Marine royale du Canada, à bord du HMCS Louisburg (2e) et, à la fin de la guerre, il était capitaine de corvette. À la tombée du soir, il se tient sur la plage, à côté de son fils Stephen et se souvient. « On nous a dit qu’on allait faire partie d’un convoi qui allait attaquer avec les forces alliées une semaine avant le jour J […] essayer de sauver les pauvres gens qui étaient sous le joug des Allemands […]. Tout ce temps-là, j’attendais des nouvelles. Finalement, 23 jours après, une dépêche m’a apporté la nouvelle. Stephen était né le 6 juin 1944, six minutes avant minuit […]. Qui aurait crû que, 65 ans après, on célèbrerait son anniversaire ici? »
Le lendemain du jour J débute par une cérémonie commémorative au cimetière militaire canadien de Bretteville-sur-Laize, à Cintheaux, et puis le diner est servi à Cauvicourt. Prochaine escale, la place de l’Ancienne Boucherie, à une cérémonie pendant laquelle le ciel s’ouvre au-dessus de nous et il pleut le reste de la journée. La délégation, toute mouillée, poursuit son chemin vers le Jardin canadien du Souvenir, à l’abbaye d’Ardenne, où lui est racontée l’histoire sinistre de l’exécution de 20 soldats canadiens par des membres de la 12e Division SS de panzers, en juin 1944.
Le lundi matin, elle prend le départ pour une visite guidée, avec escales, y compris une au village de St-Lambert-sur-Dives, où le major David V. Currie a mérité la Croix de Victoria. Le lendemain matin, c’est le vol de retour et l’occasion de voir la France d’en haut.
L’aviateur silencieux Leonard Wilson voyait la plage Juno d’en haut pendant la campagne de Normandie. D’après ses souvenirs, il est arrivé le 16 ou le 17 juillet et il était basé à Beny-sur-Mer, d’où il partait en reconnaissance armée dans un Spitfire. « La plage était toujours complètement embrouillée parce que la terre se faisait fouiller par les camions, les trains, les tracteurs, les bombes et tout. Il y avait toujours comme un brouillard dans l’air qui grimpait jusqu’à 5 000 pieds, alors quand on s’approchait en avion, on voyait une surface plane, presque comme une table de billard […]. Quand on plongeait en dedans, c’était un tout autre monde. »
De nombreux dignitaires sont allés à la côte normande pour dire leur pensée et essayer d’inspirer le monde, mais pas un seul mot d’entre tous ces discours ne peut se comparer à ce que l’on ressent quand on a passé sept jours en compagnie de sept anciens combattants. Même les mots incomparables de Barack Obama ne peuvent rivaliser avec les petites anecdotes dont ils nous font part, alors quel artiste y a-t-il qui puisse étaler tant de vie avec ses pinceaux? C’est d’une arduité décourageante, mais ce n’est rien à comparer aux chances qu’il y avait contre le succès du jour J.