Le dernier vétéran des plaines d’Abraham

La toile de sir Benjamin West The Death Of Wolfe (la mort de Wolfe) où l’on voit les derniers moments du général britannique, en 1759. [ILLUSTRATION : SIR BENJAMIN WEST, COLLECTION BEAVERBROOK, MUSÉE CANADIEN DE LA GUERRE—19910216-332]

La toile de sir Benjamin West The Death Of Wolfe (la mort de Wolfe) où l’on voit les derniers moments du général britannique, en 1759.
ILLUSTRATION : SIR BENJAMIN WEST, COLLECTION BEAVERBROOK, MUSÉE CANADIEN DE LA GUERRE—19910216-332

En ce matin de novembre frais et ensoleillé, il y a un Union Jack qui claque au vent. Il est tout en haut de la falaise de Québec où le Saint-Laurent se rétrécit. Les dignitaires se sont assemblés au Jardin des gouverneurs, près du château Saint-Louis, la forteresse où ont logé les gouverneurs de la Nouvelle-France et de l’Amérique du Nord britannique pendant plus de deux siècles depuis Champlain. Nous sommes en 1827 et les personnalités sont ici pour poser la pierre angulaire d’un monument qu’on érige en l’honneur du général James Wolfe et du marquis Louis-Joseph de Montcalm.

À la cérémonie, dans tous leurs atours pour l’occasion il y a les officiers supérieurs de la garnison britannique de Québec et les vénérables maitres de la loge maçonnique qui a assumé la responsabilité du monument. Le son des cornemuses des Highlanders plane dans les rues de la ville animée aux 27 000 habitants. L’invité d’honneur est le gouverneur général, lord Dalhousie, qui a utilisé une bonne partie de sa fortune personnelle pour que le monument à Wolfe — et à Montcalm aussi, bien sûr — puisse être construit.

Dalhousie croit que c’est une honte que, 68 ans après la bataille des Plaines d’Abraham, les Bas-Canadiens n’aient pas encore estimé opportun d’honorer les héros condamnés de la bataille.

Au dire de Dalhousie, « Nous sommes assemblés aujourd’hui pour poser la fondation d’une Colonne en l’honneur de deux hommes illustres, dont le nom a été immortalisé par leurs hauts faits et par leur mort, et qui ont rendu Québec célèbre dans l’histoire du monde ».

Peu avant le point culminant de la cérémonie, Dalhousie se tourne vers la foule et s’adresse à un vieil homme. « M. Thompson, nous vous honorons ici en tant que compagnon d’armes et témoin vénérable de la chute de Wolfe : veuillez nous faire l’honneur de témoi­gner en cette occasion aussi, au moyen du maillet que vous avez en main. »

James Thompson, qui a remarquablement vécu 95 ans et qui a encore tout ses esprits, s’avance en trainant les pieds. Le capitaine John Young du 79th Highlanders Regiment, l’homme qui a conçu l’obélisque de 60 pieds, est à côté de lui. Le maillet « tenu fermement », Thompson frappe consciencieusement les Trois coups mystiques et cérémoniels de la Maçonnerie, pour inaugurer le monument aux commandants tombés et, dans un sens, à lui-même. Après tout, James Thompson est renommé comme le dernier vétéran — britannique, français, autochtone ou américain — de l’affrontement, bref mais capital, qui a eu lieu le matin du 13 septembre 1759.

Le monument en l’honneur de Wolfe et Montcalm à Québec. [PHOTO : COLLECTION SIR SANDFORD FLEMING, LIBRAIRIE ET ARCHIVES CANADA—C-003440]

Le monument en l’honneur de Wolfe et Montcalm à Québec.
PHOTO : COLLECTION SIR SANDFORD FLEMING, LIBRAIRIE ET ARCHIVES CANADA—C-003440

Vers la fin de sa vie, Thompson a dicté un compte rendu détaillé de la campagne de Québec, dans lequel il fait remarquer le grand sacrifice du 78th Highlanders Regiment, dont il était, à la bataille fatale où il poursuivait les Français en fuite. « Une chaude échauffourée s’en est suivie, où ils (les Highlanders) ont beaucoup souffert. »

Thompson l’avait probablement ressentie, cette souffrance, car il ne se trouvait pas aux Plaines lors de la bataille; il avait charge de transporter rapidement les blessés de son régiment en bas de la falaise, dans les bateaux, jusqu’à un hôpital de campagne de l’autre côté du fleuve, à Lévis. Toutefois, il avait certainement couru un grand danger lors du revers sanglant de Wolfe à Beauport (en juillet), lors du triomphe des Français à Sainte-Foy (qui avait eu lieu au printemps 1760) et à la prise décisive de Montréal par la suite (en été).

Il était aussi avec Wolfe un an aupa­ravant, à Louisbourg, où, jeune soldat, il avait commencé à identifier le géant de l’histoire britannique à l’image du père. Thompson, pendant la dédicace du monument, s’est probablement rappelé avec émotions de ce temps-là de sa vie. L’une d’entre elles concernait peut-être un souvenir spécial où il considérait la fin de l’été 1758, après que les Britanniques eurent pris la forteresse française de l’ile du Cap-Breton.

Thompson s’est souvenu, par la suite, de la première fois qu’il a rencontré Wolfe. Dans une réminiscence enre-gistrée par son fils James et intitulée General Wolfe—the Soldier’s Friend (l’ami du soldat), Thompson remarquait que l’eau du fort français « avait des effets particulièrement mauvais pour toute l’armée et je ne m’en suis pas sorti indemne; j’ai souffert d’une maladie qui, en quelques jours, ne m’a plus laissé que la peau et les os ». Thompson, espérant « se faire un peu de muscles », se força à aller se promener au terrain montagneux du Cap-Breton, si semblable à celui de sa ville natale de Tain, en Écosse.

« Un jour, alors que je flânais ainsi, je vis quelqu’un en civil venir vers moi; ce n’était nul autre que le général Wolfe. Quand il est arrivé à ma hauteur, il m’a accosté et m’a appelé “frère soldat”, (comme) il s’adressait habituellement aux hommes. »

Après s’être enquis de sa santé, Wolfe proposa à Thompson de s’asseoir avec lui sur une pierre, pour bavarder. « Il m’a donné beaucoup de bons conseils et m’a dit de faire attention à ce que je mangeais, et encore plus à ce que je buvais. Après avoir passé un certain temps […], il m’a quitté en me disant des mots que je n’oublierai jamais : Salut, frère soldat! […] il était si gentil et attentionné à l’égard de nos hommes, qu’ils se seraient donnés corps et âme pour lui. »

À peine un an après, à Québec, Thompson rendait un dernier service à Wolfe. « Ce fut mon sort de commander le détachement qui a transporté son corps à bord du bâtiment de guerre — je ne me souviens plus de son nom — qui l’a emmené en Angleterre. »

Il s’agissait du Royal William et, comme Thompson le raconte aussi, une tempête a failli le faire sombrer, à son départ, au large de l’ile d’Orléans.

Si inoubliable fut-ce, le temps que Thompson a passé avec Wolfe n’a pas été le seul évènement extraordinaire pendant la longue vie, pleine d’actions dramatiques, qu’il a eue, au service infatigable de Québec, une ville petite mais d’une grande valeur stratégique.

La représentation, faite par un artiste, de la prise de Québec de 1759. [ILLUSTRATION : JULES-ERNEST LIVERNOIS, LIBRAIRIE ET ARCHIVES CANADA—C-001078]

La représentation, faite par un artiste, de la prise de Québec de 1759.
ILLUSTRATION : JULES-ERNEST LIVERNOIS, LIBRAIRIE ET ARCHIVES CANADA—C-001078

Quand Thompson, un grand et solide gaillard, n’avait pas bien plus de vingt ans, l’envie le prit de quitter l’Écosse pour aller chercher une terre et la prospérité au Nouveau-Monde. Un cousin à lui l’a encouragé à s’engager dans l’armée britannique. Malheureusement pour lui, son mentor et protecteur, qui aurait pu le faire nommer officier, a été parmi les premiers à périr sous les canons français, à Louisbourg.

Bien que ses ambitions militaires avaient essuyé un revers, Thompson a fini par créer un héritage considérable en tant que civil en service au Québec, un héritage bien documenté s’avère-t-il, grâce à sa mémoire extraordinaire, et le don d’écrire en anglais; la plupart des recrues de la force d’invasion des trois régiments de Highlanders (les 42e, 77e et 78e) ne parlaient que gaélique. Ses notes, journaux et réminiscences copieux ont été pour les historiens un trésor de détails sur la vie de tous les jours au Québec d’après 1759.

Par exemple, étant donné que c’était un homme tellement sensé, son compte rendu du 16 octobre 1785, le « Dark Day (jour sombre) of Canada », fait frissonner le lecteur. « À quatre heures, il faisait noir à nouveau et un coup de tonnerre des plus extraordinaires a choqué nos gens dans la vieille citadelle, comme de juste, et (comme on dit), a engendré une puanteur de souffre qui a failli les étouffer. L’eau dans leurs bacs et sous les goulottes des avant-toits devint noire comme de l’encre. L’eau apparaissait noire partout, surtout celle qui était exposée à l’air […]. C’est la première fois de ma vie que j’ai pris un diner, à deux heures de l’après-midi, à la lueur des chandelles. »

D’après l’historien militaire Ian Macpherson McCulloch qui fait autorité sur les Highlanders et qui, avec l’auteur Earl Chapman, est en train d’œuvrer sur une biographie complète de Thompson l’ubiquiste, son don avec la plume lui a mérité le statut de « barde officieux » des Highlanders.

Bien que les faits de sa jeunesse sont troubles, il semblerait que Thompson était, au dire de son fils, « ingénieur de profession ». Après la dissolution de son régiment, suite à la cessation des combats de 1763, il a trouvé du travail auprès des autorités britanniques qui avaient alors la tâche de réparer, fortifier et défendre leurs nouvelles acquisitions. Étant donné que les Britanniques avaient passé quatre mois à raser Québec, il y avait beaucoup de travail à faire.

Thompson a supervisé la construction de dizaines de fortifications, y compris la Citadelle, où le Royal 22e Régiment allait se loger et qui allait être, des dizaines d’années plus tard, une résidence se-condaire des gouverneurs généraux. D’après ses notes, on a l’impression que Thompson était toujours en déplacement, voyageant à travers la campagne par tous les temps, réglant les problèmes de toute sorte, réprimandant les travailleurs saouls (ce qui arrivait fréquemment). Thompson a été superviseur pratiquement le reste de ses jours, jusqu’en 1825.

Dans ses journaux, à l’occasion, il arrêtait de coucher les détails des affaires et y inscrivait ses sentiments. L’entrée du 21 novembre 1780 en est un exemple attendrissant. Il y confie avoir fait des arrangements pour se fiancer, pendant ses tournées d’affaires. « Pendant ce voya-ge, je suis parvenu à convaincre mademoiselle Fanny Cooper de m’accorder sa compagnie, pour qui j’ai la plus grande estime depuis un certain temps et je la ressens chaque jour plus fortement, bien que je me suis forcé de le lui cacher et au monde, jusqu’à il y a quelques jours, quand j’ai eu l’occasion d’exprimer à ma jolie fille la passion que j’ai pour elle et lui ai donné un peu de temps pour qu’elle y songe, et j’ai alors pensé que c’était une belle occasion. »

La mort du général Montgomery, en décembre 1775. [ILLUSTRATION : JOHN TRUMBULL, COLLECTION BEAVERBROOK, MUSÉE CANADIEN DE LA GUERRE—19930042-001]

La mort du général Montgomery, en décembre 1775.
ILLUSTRATION : JOHN TRUMBULL, COLLECTION BEAVERBROOK, MUSÉE CANADIEN DE LA GUERRE—19930042-001

Thompson se réjouit que Fanny Cooper « a complété mon bonheur en me promettant sa main », et puis ensuite il recommence à documenter le côté officiel de son voyage. Peu après, il demanda une licence de mariage, mais il fut frappé « de terreur instantanément » à cause d’un retard dans les écrits. Le problème fut réglé et le couple, marié, qui a eu neuf enfants, dont trois sont morts en enfance, y compris William, dont la maladie et la mort, et le tourment ressenti par la mère, sont consignés de manière poignante par Thompson, dans un carnet.

Son mariage avec Fanny n’était cependant pas le premier de Thompson. Nous apprenons en passant, dans un compte rendu ultérieur de sa vie, qu’il s’était marié quelque temps après la cessation des combats de 1763 et qu’il avait eu six enfants avec sa première épouse. Et là, nous tombons sur un petit mystère — et une tragédie — dans la vie par ailleurs bien documentée de James Thompson. L’épouse et les six enfants, dont les noms nous restent inconnus, seraient morts tous en même temps, vraisemblablement en 1776 ou à peu près car Thompson notait, en 1780, « cela fait maintenant presque quatre ans que je suis célibataire ». Des comptes rendus anecdotiques nous font savoir que cette première famille est morte dans un incendie.

Quant à l’identité de la mère et des enfants, une courte plaquette biographique qu’on vient de publier cette année nous donne quelques indices. Il est dit dans James Thompson, A Highlander in Quebec, commandée dans le cadre de la Year of Homecoming (année du retour au pays) d’Écosse, par une société historique de la ville natale de Thompson, Tain, que la première épouse Thompson était probablement canadienne française car « il n’y avait que fort peu de femmes britanniques au Québec ». À la même entrée, il est dit que le couple avait quatre fils et deux filles — la même composition que la deuxième famille qui a survécu à l’enfance.

Ironiquement, c’est dans les comptes rendus d’autres rencontres militaires extraordinaires qu’il a eues que l’on trouve une des rares références à la première épouse de Thompson. Quand la guerre de l’indépendance américaine a commencé de déborder au Canada, on avait confié la tâche à Thompson de préparer des fortifications qui serviraient à repousser une attaque à deux volets menée par le général Richard Montgomery, vers l’ouest, à partir de Montréal et par le général Benedict Arnold, vers le nord, à partir de la Nouvelle-Angleterre. Thompson écrit qu’il surveillait une multitude de projets de défense et qu’il était occupé, « à cheval du lever du jour à la tombée de la nuit ».

Lors de la célèbre attaque de Québec pendant une tempête de neige, la veille du jour de l’an 1775, Montgomery est mort. Thompson a fait enterrer le corps de Montgomery dans un cimetière « près de sa première épouse ». Thompson avait eu un lien avec Montgomery : ils avaient combattu ensemble à Louisbourg. Quarante-deux ans après, quand la veuve de Montgomery a demandé qu’on lui donne les restes de son mari, Thompson fut appelé à l’endroit exact où il avait été mis en bière.

La demeure historique de James Thompson. [PHOTO : MAISON HISTORIQUE JAMES THOMPSON]

La demeure historique de James Thompson.
PHOTO : MAISON HISTORIQUE JAMES THOMPSON

Il y a une autre anecdote fascinante à propos de l’épisode Montgomery. Thompson, croyant qu’il le méritait pour ses réalisations lors de la préparation des défenses de la ville, avait revendiqué l’épée de Montgomery; qu’il avait achetée à un petit tambour qui l’avait piquée près du corps du général. L’épée a été transmise aux descendants de Thompson, et l’un d’eux l’a vendue au gouverneur général, lord Lorne, en 1878, pensant que ce serait un souvenir convenant pour le représentant de la reine. Lorne en a ensuite fait cadeau aux descendants américains de Montgomery, à la « grande indi­gnation » des héritiers de Thompson, selon un compte rendu écrit en 1905 pour la Literary and Historical Society of Quebec.

Le glaive de Thompson, une « claymore », qu’il avait apporté d’Écosse en tant que jeune Highlander et dont il s’était servi au combat, se trouve actuellement dans la collection du Musée canadien de la guerre de Sept Ans, ainsi que deux de ses dagues, appelées « dirks », dont une a une poignée taillée par Thompson lui-même.

S’il y a un intérêt qui se maintient et même un regain d’intérêt, en ce qui concerne le « vieux sergent » comme l’appelaient les gens de la ville ainsi que les gouverneurs généraux, il se pourrait que ce soit pour les humbles structures que Thompson a bâties dans la vieille ville. Les touristes déambulent par milliers près de la grande, mais vraiment pas luxueuse, maison de Thompson, sur la rue Sainte-Ursule. Cet édifice à trois étages, construit en 1793, a appartenu à la famille Thompson jusqu’en 1957. Aujourd’hui, le bâtiment, qualifié de site du patrimoine, qui a été acheté en 1995 et rénové méticuleusement par un pompier de Toronto à la retraite, Greg Alexander, est un gîte touristique.

« Comme j’aimerais pouvoir la faire visiter à Thompson », dit Alexander à propos de la maison qu’il a sauvée de la ruine et à laquelle il a redonné son air du 18e siècle, y installant aussi une plomberie moderne et la décorant de sorte qu’elle ait un air authentique. Étant donné qu’il a été pompier, Alexander a installé un « dispositif de détection automatique d’incendie très complexe ». Il n’ignore pas du tout que la première épouse de Thompson et leurs enfants sont morts dans un incendie. Thompson a survécu à ce traumatisme et à bien d’autres épreuves, et a fini par avoir une vie qui, si elle n’a pas été une des plus dramatiques parmi celles du début de la nation canadienne, en a sûrement été une des plus productives.

« En tant que soldat, il était intrépide; en tant que serviteur du roi, il était rigoureusement fidèle », remarquait-on dans sa nécrologie, dans le numéro d’aout 1830 du journal Mercury de Québec. On pourrait dire aussi qu’en tant que personnage historique canadien, il a probablement été exceptionnel quant à la longévité, une vie qui a duré 98 ans et qui s’est étendue du massacre de Culloden en Écosse jusqu’aux premiers troubles relatifs à la rébellion au Canada. Peut-être les conseils de santé que lui a donnés le général Wolfe lors de leur promenade à Louisbourg, il y a longtemps, étaient-ils bien fondés. La santé que Thompson a possédée lui a permis d’observer et de documenter nombre de merveilles qui ont fait de Québec le charmant joyau qu’elle est aujourd’hui.

Le dernier vétéran a vraiment fait un legs durable.

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