Le devoir en Afghanistan

Tir nocturne de l’artillerie canadienne au nord de Kandahar. [Adam Day]

Tir nocturne de l’artillerie canadienne au nord de Kandahar.
Adam Day

Le temps est venu pour les responsables politiques et militaires du Canada de prendre une décision. Et la question à laquelle ils doivent répondre n’a rien de facile. En fait, il s’agit d’une décision qui pourrait couter la vie à beaucoup de gens. La question est la suivante : quel rôle le Canada va-t-il prendre dans l’effort de l’OTAN servant à stabilizer l’Afghanistan?

La fin de l’engagement de trois ans pris par le Canada—en tant que leader dans la province de Kandahar—arrivant au début de l’année 2009, Ottawa bourdonne de débats à propos de ce qu’on devrait faire.

Bien que les options soient nombreuses—allant de continuer le rôle de combattant jusqu’à se retirer entièrement—le nouveau rôle qui est mentionné le plus souvent en est un où l’on se concentrerait sur le côté plus tranquille de la mission, surtout l’apport d’aide et de reconstruction, et sur la formation des forces afghanes.

Or, vu que la situation de la sécurité dans le pays empire, on doute de la viabilité de ce rôle plus tranquille car le développement et la reconstruction ne peuvent pas avoir lieu sans un certain degré de paix.

Quoi qu’il en soit, la simple continuation du rôle actuel du Canada est peu probable, non seulement pour des raisons politiques mais aussi parce que les Forces canadiennes trouveraient fort difficile de continuer l’intensité opérationnelle actuelle, dans le cadre de laquelle environ 2 500 soldats sont déployés, 2 500 de plus se préparent à être déployés et 2 500 autres récupèrent après leur déploiement récent.

Pour faire un choix avisé dans le but de régler le problème qu’est l’Afghanistan, il faut comprendre ce qui s’y passe actuellement.

Ainsi, partie du débat sur la mission, le Comité sénatorial permanent de la sécurité nationale et de la défense, présidé par le sénateur Colin Kenny, a entendu, ces derniers temps, un grand nombre de spécialistes et de témoins sur la situation en Afghanistan. Pour obtenir les renseignements dont il a besoin pour faire ses rapports périodiques sur les problèmes concernant la sécurité nationale, le comité entend des spécialistes de façon routinière.

Le 3 décembre 2007, il a entendu deux représentants du Senlis Council, un cercle de réflexion international fondé en 2002 qui a des bureaux, entre autres, à Kaboul et à Kandahar. Le Senlis Council est reconnu principalement pour ses comptes rendus réguliers sur l’Afghanistan concernant ce qui se passe sur le terrain, problèmes de politique et de stratégie inclus.

La présidente du Senlis Council et chercheuse régionale en chef Norine MacDonald, une Canadienne, habite et travaille en Afghanistan du Sud depuis trois ans. Son témoignage devant le comité concernait surtout un rapport qui a été publié par Senlis en novembre et dont le titre était Stumbling into Chaos : Afghanistan on the Brink (trébucher vers le chaos : l’Afghanistan au bord de l’abime).

Comme le remarquait Mme MacDonald, le rapport de Senlis était principalement basé sur des entretiens avec des Afghans qui vivaient dans les villages et les camps de réfugiés aux alentours de Kandahar.

« Les conclusions que nous avons induites dans notre rapport sont que les insurgés talibans occupent actuellement de grandes étendues incontestées en Afghanistan du Sud : des régions rurales, des régions frontalières, quelques centres de district et d’importantes voies de communication », dit Mme MacDonald. « Nous avons calculé quel était le pourcentage de cette masse terrestre afghane et nous avons conclu qu’il y a une présence permanente des talibans sur 54 pour 100 de l’Afghanistan et la présence est substantielle sur 38 pour 100.

« Ce sont les gouvernants de fait dans d’importants territoires du Sud et ils commencent à régner sur des parties de l’économie et de l’infrastructure clé, comme les routes et l’approvisionnement en énergie.

« La pénible conclusion c’est que malgré de grandes mises de fonds par la communauté internationale et beaucoup d’efforts militaires, dont ceux de nos troupes, ainsi que malgré notre désir universel de réussir, l’État est à nouveau en danger de se scinder, le Sud tombant entre les mains des talibans. »

Mme MacDonald, évidemment quelqu’un qui ne mâche pas ses mots, a donné aux sénateurs les preuves de l’influence croissante des talibans dans le Sud que Senlis a ramassées. « Il y a des stations de radio talibanes et, triste à dire, il y a des passeports talibans en circulation », dit-elle tout en distribuant ce qui semblait être un passeport taliban, imprimé au Pakistan, donnant droit au titulaire de voyager en Afghanistan du Sud.

« C’est parce que nous sommes sur le terrain », dit Mme MacDonald, « que nous comprenons très bien la situation. » Les militaires canadiens font du bon travail dans des circonstances de plus en plus difficiles. Cependant, le nombre de troupes de l’OTAN sur place étant trop petit, (elles) ne peuvent pas s’emparer et garder de territoire en Afghanistan du Sud.

« La réponse, inadéquate, donnée à la croissance de la résistance des talibans par plusieurs états membres de l’OTAN équivaut, d’après nous, à l’abandon du gouvernement de Karzai de l’Afghanistan du Sud.

« Nous recommandons de doubler les effectifs des pays dont la contribution n’est pas conforme et d’enlever les limites et les mises en garde concernant le mouvement des troupes.

« Nous faisons face à un ennemi qui peut se regrouper au Pakistan quand ça lui chante et profiter d’un nombre presque infini de recrues. »

C’est pour ça, dit Mme MacDonald, que Senlis « a recommandé d’entrer au Pakistan aux côtés de l’armée pakistanaise pour s’y occuper des bases des talibans et d’Al-Qaïda. »

Bien que nombre d’analystes et de commentateurs seraient probablement d’accord avec Mme MacDonald qu’il n’y a pas suffisamment de soldats pour stabiliser l’Afghanistan du Sud et, en outre, que la clé du problème se trouve au Pakistan, rares sont ceux qui sont prêts à approuver officiellement la croissance de la mission de l’OTAN pour y inclure des incursions militaires dans ce pays-là.

Une semaine après, soit le 10 décembre, le comité entendait la réponse officielle des Forces canadiennes à la proposition de Mme MacDonald, quand le brigadier-général P.J. Atkinson offrait son témoignage. Il est directeur général des opérations de l’état-major stratégique du ministère de la Défense nationale. « Le Pakistan est un État souverain », dit-il. « C’est presque comme si nous menions des opérations militaires chez nos voisins du sud. Évidemment, le commandant de la Force opérationnelle interarmées d’Afghanistan a des réunions régulières avec les troupes pakistanaises de l’autre côté de la frontière. C’est quelque chose de crucial. Le chef d’état-major de la Défense et d’autres gens ont déjà déclaré que la solution en Afghanistan se trouve au Pakistan. Il n’y a là rien de nouveau, c’est sûr. Nous voulons refouler notre zone de développement afghan jusqu’à la frontière. C’est pourquoi certaines de nos unités travaillent aux frontières de la région de Spin Boldak. L’importance de cette région est cruciale.

« C’est en réussissant à administrer leur propre frontière que l’évolution et le rétablissement des Afghans auront lieu. Ça n’arrivera pas du jour au lendemain, mais c’est évidemment un état où ils veulent parvenir afin de démontrer qu’ils peuvent assurer leur souveraineté. »

La stratégie officielle, telle qu’Atkinson en a brossé un tableau, est de stopper l’infiltration à la frontière et travailler avec les Pakistanais dans le but d’éliminer le danger de l’autre côté.

Dans un rapport fait l’an dernier, ce même comité sénatorial attirait l’attention sur le problème du Pakistan et, comme suggestion, disait que la fermeture de la frontière serait une bonne mesure tactique.

Toutefois, arrêter l’infiltration sera presque impossible, du moins d’après M. Seth Jones, l’expert sur l’Afghanistan de l’équipe américaine d’analystes RAND Corporation. « Je ne crois pas que ce soit une solution pratique », dit M. Jones à propos de la fermeture de la frontière. « Pour vous dire l’expérience américaine à sa frontière mexicaine : les États-Unis ne peuvent pas empêcher les Mexicains de passer la frontière, pas même avec un mur.

« L’idée d’en construire un dans un des endroits les plus montagneux du monde n’est tout simplement pas pratique d’après moi, surtout quand il y a des gens qui désirent passer d’un côté à l’autre et qu’il y a des gouvernements désireux de les assister. En ce sens, c’est impossible de les empêcher. S’il y a un appui de l’autre côté, vous n’arriverez pas à empêcher les gens qui veulent traverser la frontière de passer. »

Au-delà, M. Jones était d’accord avec Mme MacDonald que la situation militaire-sécurité en Afghanistan est sombre et qu’elle s’assombrit de plus en plus. « C’est sûr que lasécurité a empiré au cours des dernières années : au moins à travers la moitié de l’Afghanistan. Je pense que la conjoncture est manifeste », dit-il.

« Le nombre d’attaques lancées par les insurgés a augmenté de 400 pour 100 entre 2002 et 2006. Le nombre de morts a augmenté de 800 pour 100 durant cette période-là. La violence a empiré particulièrement entre 2005 et 2006.

Le nombre d’attaques suicides a quadruplé, celui des bombes télécommandées a double et celui des attaques armées, triplé.

« Les données de 2007 ne sont pas encore complétées, mais la tendance semble indiquer que les chiffres vont être supérieurs dans presque toutes ces catégories. Par exemple, le nombre d’attaques suicides en Afghanistan en 2007 va probablement être le plus grand de l’histoire du pays. »

Mme MacDonald et M. Jones ont dit au comité, comme exemple de détérioration de la situation concernant la sécurité, qu’ils ne pouvaient plus conduire sur les routes qui étaient sans danger peu de temps auparavant.

M. Jones croit qu’il y a plusieurs facteurs occasionnant cet accroissement des activités et de l’instabilité, le premier étant relié à la gouvernance. Je pense qu’on peut dire, sans risques de contradiction, qu’il y a eu un certain affaissement de la gouvernance en Afghanistan », dit-il.

« Le problème principal est relié à ce que pensent les Afghans dans leurs villages. Il ne faut pas oublier qu’en Afghanistan, et c’est comme ça depuis au moins 30 années de violence, c’est-à-dire depuis l’invasion (russe) de 1979, la politique est entièrement locale. Peu importe ce qui se passe à Kaboul ou à Kandahar. Ce qui importe, c’est ce qui se passe dans les zones rurales du pays, parce que c’est là que les efforts anti-insurrectionnels se gagnent ou se perdent. Les villages dans ces régions ne sont pas assez protégés par les forces nationales de sécurité. »

M. Almas Bawar Zakhilwal, un Afghan qui occupe le poste d’administrateur canadien du pays au Senlis Council, est d’accord avec M. Jones à propos de ce qui se passe en Afghanistan : « En tant qu’Afghan, je peux vous dire que pour réussir en Afghanistan, surtout en Afghanistan du Sud, il va falloir aider les gens davantage.

« J’ai parlé à beaucoup d’entre eux; je leur ai demandé : “Qu’est-ce que la communauté internationale peut faire pour vous? Qu’est-ce que votre gouvernement peut faire pour vous?” Et la seule réponse qu’on me donne c’est : “Ce gouvernement et la communauté internationale sont au pouvoir depuis six ans. Ma vie n’a changé en rien. Ma vie est comme elle était il y a six ans. Il n’y a pas d’école dans mon village ni dans mon district;je n’ai pas de travail. Mes routes sont encore mauvaises; mon système d’irrigation est toujours le même. Les talibans sont encore là. Même s’ils ne sont pas au pouvoir, ils sont dans les villages. Qu’est-ce que la communauté internationale a fait pour nous? Rien. Comment pourrais-je l’appuyer?”

« Quand nous parlons d’une stratégie de cœurs et d’esprit », poursuivit M. Zakhilwal,« nous ne vous demandons pas de leur donner des grosses voitures ou des grosses maisons. Nous vous demandons les choses élémentaires de la vie. Quand je m’entretenais avec les gens, je leur demandais : “Dites-moi trois choses que vous aimeriez demander à la communauté internationale ou au gouvernement de Karzai.”

« Les trois premières choses sur la liste, parmi les milliers d’entretiens que nous avons eus, sont l’eau potable, la nourriture et l’abri. Est-ce vraiment si difficile de leur donner ça pour pouvoir réussir? Je ne pense pas que ce soit si difficile. Sommes-nous disposés à le faire? Faisons-nous de notre mieux pour le faire? Je pense que nous n’essayons pas. »

Effectivement, une grande partie du témoignage de M. Jones et de Mme MacDonald concernait la pénurie relative des efforts internationaux servant à la stabilisation et à la reconstruction de l’Afghanistan. « Il y a une histoire riche qui a trait à ce qu’on appelle souvent construction d’État », dit-il. « Je dirais que même l’histoire récente de la construction d’État—même au milieu de situations qui dans certains cas sont très violentes ou qui ont un potentiel de violence comme on l’a vu aux Balkans—peut servir de leçon sans équivoque : on ne peut pas faire ça pour pas cher.

« Le nombre d’effectifs et le montant d’assistance au développement étaient énormément plus élevés aux Balkans que ceux qu’on a en Afghanistan. Franchement, c’est embarrassant que le montant de ressources fournies ici ait été aussi bas. Il y a deux leçons importantes : ça peut se faire, mais ça ne peut pas être fait pour pas cher. Malheureusement, c’est ce que nous avons essayé de faire en Afghanistan. Je ne crois pas ce qu’on dit, que ce genre de stratégie est particulièrement optimiste. »

Quant à Mme MacDonald, elle croit aussi qu’il n’y a pas suffisamment de troupes, mais elle va plus loin et dit que celles qui sont là-bas devraient aussi se concentrer sur la distribution de nourriture, un rôle qui n’est normalement pas donné aux militaires dans des situations comme celle-là. « Une des raisons pour lesquelles nous avons recommandé que les militaires livrent l’assistance—la nourriture en particulier—c’est qu’à court terme c’est une stratégie anti-insurrectionnelle, mais c’est aussi comme ça qu’on peut s’assurer qu’elle parvienne au bon endroit », dit-elle. « La nourriture, en Afghanistan du Sud, c’est comme l’argent. Nous n’enverrions pas un camion transportant 1 million de dollars comptant à quelqu’un au Canada sans des mesures de sécurité adéquates; et nous ne devrions pas le faire en Afghanistan non plus. »

La proposition de Mme MacDonald n’est toutefois pas irréfutable. Beaucoup de gens, dont le brigadier-général, disent plutôt que la seule solution au problème est une solution afghane, et que cette façon de penser à court terme devrait être rejetée afin de développer des institutions afghanes qui pourront survivre au départ de l’OTAN. « C’est très bien tout ça, qu’on s’occupe de la gestion de projets et de toute l’organisation, et que l’argent coule à flots, mais pour que ce soit efficace, il faut que les Afghans se voient eux-mêmes dans cet avenir », dit-il. « Il faut que ce soient des Afghans qui construisent les routes et les ponts, qui réparent l’infrastructure électrique, les stations de radio et de télévision, toutes ces choses-là. »

Mme MacDonald, qui a été témoin de la souffrance elle-même, est résolue malgré les arguments contre son modèle militaire de distribution. « Je comprends la politique et la base théorique de ces objections, mais où sont les plans pour nourrir les gens? Ce sont nos frères et nos sœurs afghans qui se battent aux côtés de nos militaires contre les talibans et Al-Qaïda pour un Afghanistan paisible et prospère et pour un Canada en sûreté, et nous sommes en train de les abandonner. Il faut faire quelque chose. »

Les États-Unis ayant annoncé récemment qu’ils allaient renforcer leur force opérationnelle avec un contingent de près de 3 000 marines, il semble que certaines personnes au pouvoir ont compris que les efforts réalisés pour stabiliser l’Afghanistan risquent de ne pas être couronnés de succès. Et bien qu’il n’y ait pas de solution incontestable au problème du Pakistan ni à la façon d’équilibrer les intérêts à court et à long terme de l’Afghanistan, au Sénat canadien et ailleurs on reconnait que la situation en Afghanistan est principalement un problème de sécurité internationale.

« D’après moi, l’Afghanistan a une importance stratégique énorme » dit M. Jones. « Je suggère la prudence, car j’ai suivi le débat canadien, et cette question de réduire ou de retirer des forces d’Afghanistan doit être étudiée avec beaucoup de sérieux. Il faut comprendre ce qu’en seraient les couts et je soutiens que ce qui est arrivé le 11 septembre 2001 aux États-Unis est arrivé parce que Al-Qaïda avait un refuge et des relations avec les talibans en Afghanistan. De quoi l’Afghanistan aurait-il l’air dans les régions du pays où les talibans continueraient de gagner du terrain et de s’établir sur le territoire? Cela aurait des implications extrêmement dangereuses—pour la région, bien sûr, mais aussi internationalement. La question se pose sérieusement, à savoir si nous acceptons de vivre ainsi. »

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