Ce printemps, à Norman Wells (T. N.-O.), un peu au sud du cercle arctique, un petit groupe d’activistes islamiques inspirés par al-Qaïda sont passés à l’attaque. Ils voulaient saboter l’approvisionnement pétrolier de l’Amérique du Nord, et la GRC et les Forces canadiennes voulaient les arrêter la main dans le sac. Bien qu’il ne s’agissait que d’un exercice, le scénario avait été conçu soigneusement pour représenter la sorte d’attaque qui, d’après beaucoup d’experts, est inévitable.
La cible en est l’infrastructure cruciale du Canada : les composantes de base, mais cruciales, de la société, soit la production d’énergie, la gouvernance, l’approvisionnement en eau, le transport, et les systèmes d’éducation et financier. Dans le scénario de Norman Wells, les résultats d’une attaque réussie étaient clairs; un coup bien placé contre l’approvisionnement pétrolier pourrait avoir des conséquences majeures sur l’économie nord-américaine.
Presque six ans après les attaques du 11 septembre, le Canada, comme la plupart des pays occidentaux, s’occupe de cette sorte de sécurité nationale de manière bien plus sérieuse qu’auparavant. Ces cibles potentielles sont plus larges et plus stratégiques que le terrorisme d’autrefois (caractérisé par les détournements d’avion et les prises d’otages relativement directs) parce que les attaques contre l’infrastructure cruciale n’ont pas simplement pour objet d’attirer l’attention sur une cause politique, elles ont pour objet d’ébranler la puissance d’un pays. Dans ce sens, cette nouvelle forme de conflit est un peu comme une guerre lente, une guerre combattue non pas contre une armée rivale, mais contre un réseau fluide auto-générateur de combattants qui s’inspirent d’al-Qaïda et de l’idéologie de l’islam activiste.
Dans ce conflit, la stratégie de la sécurité nationale du Canada a plusieurs couches. La première, celle sur laquelle on attire le plus l’attention, c’est le travail que les Forces canadiennes et d’autres gens dans des pays lointains font pour créer la paix et la stabilité. Ce n’est pas seulement en Afghanistan que ce travail de stabilisation a lieu; il a aussi lieu dans des endroits comme la Jordanie, où des entraîneurs de la GRC travaillent avec des recrues de la police iraquienne, et partout en Afrique et au Moyen-Orient, où de petits détachements de mainteneurs de la paix travaillent pour la stabilité. Ces activités représentent toutes un bout de la gamme, la vieille doctrine militaire qu’est la défense avancée : arrêtons-les là-bas pour ne pas être obligés de nous battre ici.
De bien des façons, le scénario réalisé à Norman Wells représente l’autre bout de la gamme car il sert à tester la capacité du Canada à répondre à une attaque de terroristes réussie. Entre ces extrêmes de défense avancée et de réponse, on trouve tout un monde d’activités qui sont d’habitude dissimulées au public et qu’on fait glisser sous le radar. C’est le monde des agents de renseignement mystérieux, des interceptions électroniques et de la surveillance ininterrompue; c’est le monde des espions.
Presque tout le monde a entendu parler de la CIA et du MI6, mais la version canadienne n’est pas aussi célèbre. Au Canada, les deux agences du renseignement sont le Centre de la sécurité des télécommunications (CST) et le Service canadien du renseignement de sécurité (SCRS). Leur mandat n’est pas de répondre aux attaques des terroristes, comme celle qui a été mise en scène à Norman Wells, c’est d’empêcher ce genre d’attaques avant qu’elles n’arrivent. Leur tâche est immense, et même eux admettent qu’ils vont manquer quelque chose tôt ou tard, mais ils sont aux premières lignes de l’effort qui a pour but de garder les Canadiens en sécurité.
Dans l’est d’Ottawa, dissimulé derrière une petite forêt et prudemment défendu, se trouve le siège social du SCRS, l’épicentre du système de sécurité et de renseignement du Canada. L’édifice est grandiose malgré son air bureaucratique, sa structure imposante en pierre et en verre se cache tactiquement derrière une façade fausse, éloigné prudemment du parc de stationnement à cause des risques d’autos piégées.
Et le risque existe vraiment. Bien que le SCRS essaie d’être discret, il a inévitablement attiré l’attention de certains. Quand le groupe de 18 présumés terroristes a été arrêté en juin 2006 dans la banlieue de Toronto, une des cibles qui, dit-on, ils menaçaient d’attaquer, en plus de faire un raid dans les édifices du Parlement pour couper la tête au Premier ministre Stephen Harper, était le SCRS.
“L’objectif de n’importe quel groupe de terroristes serait de s’attaquer à une institution ou à un symbole, c’est en partie ça”, dit Barbara Campion, une agente du renseignement du SCRS qui s’occupe actuellement de communication. “Mais notre enquête était très affairée. Ils se sont sentis ciblés. Leur attaque aurait détruit le SCRS à Toronto, probablement notre plus grand bureau régional. À certains moments, presque tout le bureau s’occupait de ce cas-là.”
Bien que le cas passe encore par le système judiciaire, l’audace du prétendu complot, ainsi que le fait qu’on pensait que 18 Canadiens étaient impliqués et que des accusations reliées au terrorisme ont été portées contre au moins 12 d’entre eux, a annoncé aux Canadiens que les risques de terrorisme existent encore. Suite aux attaques du 11 septembre, il y a eu un réexamen approfondi de la manière dont les services de sécurité et de renseignement travaillaient et coopéraient les uns avec les autres. Comme l’ont indiqué les résultats de l’enquête américaine des attaques, la 9/11 Commission, durant les mois qui ont précédé les attaques, on ne manquait pas d’indices concernant ce qui allait arriver. Chacune des principales organisations de sécurité et de renseignement, la CIA, le Federal Bureau of Investigation, la National Security Agency et le Pentagone, avaient trouvé les morceaux du casse-tête, mais il n’existait pas de département qui eut spécifiquement pour tâche d’assembler ces morceaux. Donc, pour les Américains, une des leçons les plus claires du 11 septembre fut que ses départements ne coopéraient pas suffisamment, ou pas de la bonne façon.
Le Canada a appris sa leçon de ce qui est arrivé aux États-Unis. En 2004, le gouvernement de Paul Martin a délivré Protéger une société ouverte : la politique canadienne de sécurité nationale. Parmi plusieurs changements importants au système de sécurité nationale du Canada, y compris la nomination d’un Conseiller à la sécurité nationale, il y avait la création d’une nouvelle organisation qui avait pour but de servir de point central pour la collecte de renseignements concernant les menaces contre le Canada. Et on lui donna le nom de Centre intégré d’évaluation des menaces (CIEM).
“La complexité grandissante des menaces auxquelles le Canada fait face nécessite un réseau de sécurité nationale intégré”, avait-on écrit dans le document. “Il est crucial que nos principaux mécanismes de sécurité travaillent ensemble d’une manière entièrement intégrée pour s’occuper des intérêts des Canadiens concernant la sécurité. Le manque d’intégration dans notre système actuel est une brèche importante.”
Le CIEM comprend des représentants de tous les services principaux, dont le ministère de la Défense nationale, le SCRS, le CST, l’Agence des services frontaliers du Canada, les Affaires extérieures, la GRC, la police provinciale de l’Ontario, Sécurité publique et Protection civile Canada, le Bureau du Conseil privé et bien d’autres. Chaque représentant apporte l’accès à la base de données de sa propre organisation, de sorte que tous les renseignements qui y sont obtenus peuvent servir au CIEM.
Bien que le CIEM soit logé dans le siège social du SCRS, les deux sont distincts l’un de l’autre et l’arrangement en est plutôt un de commodité bureaucratique qu’autre chose. Comme le fait remarquer Campion, quand le CIEM a été créé, c’était simplement plus facile de le placer sous le parapluie du SCRS que de passer à travers la bureaucratie législative et organisationnelle pour créer un tout nouveau service.
Le centre fonctionne actuellement à toute vitesse. Son directeur, un vétéran du monde de la sécurité et du renseignement du Canada, Daniel Giasson, nous a accordé une interview concernant une grande gamme de sujets concernant la sécurité nationale. “Quand le 11 septembre est arrivé, il y a essentiellement eu un retournement dans ma vie et dans la vie de bien d’autres gens. Nous avons commencé à dialoguer avec le gouvernement au jour le jour, où il devait prendre des décisions d’importance de plusieurs fronts, le front opérationnel, les fronts budgétaires, les fronts politiques. En fait, le 11 septembre devint la priorité absolue du gouvernement par rapport à la sécurité et aux relations extérieures.
“Le CIEM est le principal propagateur et analyste du terrorisme au Canada”, dit Giasson. “Son seul objectif est de faire attention sans arrêt au phénomène qu’est le terrorisme au Canada, je dirais même du phénomène du terrorisme autour du monde, et à ses répercussions au Canada. C’est le seul mandat qu’il ait.”
Le centre produit en moyenne sept évaluations de danger par mois, lesquelles sont distribuées aux preneurs de décisions gouvernementaux et aux premiers intervenants comme les forces policières, les services des incendies et les dispositifs de mesures d’urgence.
Le CIEM est situé dans une aile brillante et bien éclairée de l’édifice du SCRS. Les analystes travaillent dans un poste de travail modulaire, à un grand bureau où se trouvent plusieurs récepteurs et écrans de télévision. La plupart des analystes ont une réception ininterrompue de nouvelles, la BBC World étant la plus populaire.
“Les informations et les renseignements sur le terrorisme en général que nous recevons sont de source soit libre, soit classifiée. Il se peut que ce soit un événement, ou une méthodologie”, dit Giasson. “À partir de ça, nous essayons de brosser un tableau en y ajoutant des renseignements d’autres sources. L’avantage inégalé au CIEM, c’est que nous avons l’accès à un certain nombre de sources de renseignements, alors nous utilisons ces renseignements et les assemblons avec les autres sources de renseignements pour brosser un tableau global et évaluer le degré de danger dont il peut s’agir.”
Giasson est dans un poste intéressant car, en fin de compte, bien qu’il soit responsable de l’identification et de la prévention des attaques terroristes contre le Canada, il croit aussi que, de toute façon, une telle attaque est inévitable.
“Le risque augmente. Les activités de terrorisme autour du monde, eh bien, on le voit tous les jours et d’après moi le risque augmente. Le Canada, bien que ciblé, n’a pas encore subi d’attaque terroriste sur son territoire. Ce n’est pas une question de si ça va arriver, mais bien de quand ça va arriver.”
Malgré la place du CIEM en tant qu’autorité centrale, pratiquement, en ce qui concerne les activités de terrorisme, il ne peut pas contrôler directement la collecte des renseignements.
“Nous essayons de faire remarquer ce que nous recherchons. C’est un processus de concessions mutuelles. Nous soulignons les brèches dans les renseignements. Ce que nous ne savons pas, par exemple. Mais le mandat de collecte du SCRS pourrait ne pas s’ajuster au mandat analytique du CIEM”, dit Giasson. “Je crois que lorsqu’on nous connaîtra mieux, quand notre produit sera meilleur, notre influence va grossir de sorte que nous pourrons vraiment influencer ce système de collecte.”
Alors bien que le rôle du CIEM, le dépôt central des renseignements et des informations, soit indéniablement crucial, ce sont toujours les fidèles du dispositif de sécurité qui ont pour tâche de ramasser ces renseignements et, au Canada, il n’existe pas de ramasseur de renseignements de contre-terrorisme autre que le SCRS lui-même. Institué en 1984, le SCRS a environ 2 600 employés à travers le Canada et outre-mer dans au moins 30 pays.
En avril 2006, le directeur du SCRS Jim Judd a témoigné devant un comité sénatorial sur la défense et la sécurité nationales, où il a donné un aperçu d’un monde qui est normalement fermé à la plupart des Canadiens.
Le SCRS, dit Judd, “est un service national de renseignement de sécurité qui s’occupe surtout sur les dangers à la sécurité du Canada et des Canadiens, où qu’ils soient. Le mandat de l’organisation est de rassembler des renseignements et de conseiller le gouvernement en ce qui concerne les menaces à la sécurité du Canada et des Canadiens, et nous faisons ça en rassemblant des renseignements et des informations par l’entremise de différents dispositifs.
“Certaines des questions dont nous nous occupons et qui touchent directement à la sécurité nationale seraient la prolifération des armes de destruction massive, le soutien étatique du terrorisme, ou tout au moins le soutien qui est évidemment ce qui a lieu en ce qui concerne soit l’ingérence étrangère au Canada, soit les activités de renseignement étrangères au Canada […] actuellement, la prévalence de nos activités d’investigation sont reliées au terrorisme”, dit Judd.
Judd, comme Giasson, croit que la menace d’une attaque de terrorisme est toujours présente.
“Comme vous le savez, al-Qaïda nous a mis plusieurs fois sur sa liste de cibles. Il y a eu des cas; au moins deux cas sont par devant les tribunaux actuellement, à propos desquels je ne peux pas faire de commentaire, où les activités de terrorisme ont été un problème. On est toujours en train d’enquêter sur certains particuliers, qu’il s’agisse de Canadiens, de visiteurs ou de résidents étrangers, pour des raisons reliées au terrorisme. En général, pour nous et pour la plupart des gouvernements occidentaux, la menace du terrorisme est toujours la menace à la sécurité principale, aujourd’hui et peut-être dans un avenir prévisible.
“Ceci dit, en général, j’essaie d’être modéré quand je décris le risque, parce que je ne crois pas qu’on ait grand-chose à gagner en effrayant les gens par rapport à ces choses-là. J’ai toujours l’espoir que nous nous occupions des menaces aussi efficacement que possible et, dans un monde parfait, que nous les empêchions de se réaliser. Malheureusement, le passé a prouvé que ce n’est pas toujours le cas.”
Bien que des fois le SCRS envoie des agents canadiens opérer clandestinement, la plupart des fois, l’identité des agents du SCRS est dévoilée aux gouvernements hôtes. Vu qu’il se concentre sur les questions intérieures, le SCRS n’a pas de mandat pour obtenir secrètement des renseignements à l’encontre de gouvernements étrangers. Toutefois, un autre service, le Centre de la sécurité des télécommunications (CST), a un tel mandat.
John Adams, le directeur du CST, qui est encore plus secret, a aussi témoigné devant le Sénat en avril. Il dit que, contrairement au SCRS “nous ne dirigeons pas d’agents. C’est une opération fondamentalement différente de la nôtre, l’affaire du renseignement humain. Nous nous occupons d’électrons, ils s’occupent d’humains. Il s’agit d’exigences tout à fait différentes du point de vue de l’expertise à l’intérieur du centre lui-même.
“Conformément à la Loi sur la Défense nationale, le CST s’occupe de trois grands domaines d’activités : La collecte de renseignements étrangers; la protection des renseignements et des réseaux électroniques cruciaux pour le gouvernement du Canada, ce que nous appelons la technologie de l’information; et l’assistance aux services de l’application des lois fédérales et de sécurité”, dit Adams.
Principalement, le CST s’occupe des renseignements d’origine électromagnétique. Il intercepte des communications, il écoute aux portes essentiellement, qu’il s’agisse d’établir des postes d’écoute dans des villes étrangères ou de parcourir les courriels à la recherche d’activités dangereuses.
“Le volume et le genre de communications est littéralement infini. Cette combinaison est le défi que nous avons à relever. Notre vision, c’est la sécurité grâce à la supériorité dans le renseignement. Nous désirons maîtriser Internet. C’est un défi qu’aucune institution ne peut relever toute seule”, dit Adams. “En même temps, il existe un danger qui est très divers, distribué partout à travers le monde; c’est comme des aiguilles dans une botte de foin. Il existe une telle combinaison de technologie et de menace qu’il est pratiquement impossible qu’une organisation réussisse toute seule.”
Bien que le mandat du CST ne lui permette pas d’épier les Canadiens, il y a un avertissement en vigueur, un résultat de la Loi antiterroriste, qui donne au CST bien plus de latitude à propos de qui et quoi il écoute.
La Loi antiterroriste a colmaté une brèche de l’autorité pour permettre au CST de mieux répondre aux priorités de sécurité du gouvernement, surtout le terrorisme”, dit Adams. “Spécifiquement, avant 2001, le Code criminel interdisait au CST d’intercepter des communications privées, c’est-à-dire des communications qui avaient leur origine ou qui arrivaient au Canada et dont l’expéditeur avait des attentes en matière de vie privée.
“Pratiquement, cela voulait dire que le CST ne pouvait pas intercepter de communication sans savoir au préalable si les deux bouts étaient étrangers, une tâche impossible dans un environnement où les communications sont acheminées de manière imprévisible. La Loi antiterroriste a résolu ce problème en créant un dispositif, une autorisation du ministre de la Défense nationale, qui permet au CST d’intercepter des communications privées durant des activités de sécurité concernant les renseignements étrangers ou la technologie de l’information.
Suite à ces autorisations spéciales, que le CST doit renouveler constamment, toute communication qui a une composante étrangère peut être une cible pour la surveillance, qu’il s’agisse d’un appel de Toronto au Moyen-Orient ou d’un courriel envoyé de Vancouver à Paris.
Bien entendu, comme de telles mesures interceptent inévitablement des communications qui n’ont rien à voir avec le terrorisme ni avec la sécurité nationale, il existe une possibilité que les droits de citoyens canadiens soient en danger. Que ce risque soit acceptable ou non, il est à remarquer qu’assurer une société démocratique contre le terrorisme est un équilibre délicat à trouver. Si les agences deviennent trop agressives en ce qui concerne leurs activités de surveillance et de collecte de renseignements, elles risquent de saper les libertés mêmes qu’elles essaient de protéger. Mais si elles ne sont pas assez agressives, elles risquent de ne pas découvrir les terroristes et leurs complots avant qu’il ne soit trop tard. La liberté et la sécurité sont en jeu toutes les deux. Dans le cas des suspects arrêtés à Toronto, la vigilance vigoureuse a peut-être empêché quelque chose d’arriver. Toutefois, comme le remarque Campion, il est indubitable que, n’importe à quel point la surveillance est intense, elle n’est pas parfaite.
“Le danger peut venir de gars qui ne sont pas dans le collimateur de la collectivité du renseignement. Et cela pourrait arriver. Sans vouloir négocier avec la peur, les ressources de la collectivité du renseignement ne sont pas sans limite. Nous avons reconnu publiquement qu’à n’importe quel moment nous enquêtons sur des centaines de particuliers au Canada, mais je suis presque certaine que nous ne découvrons pas tout le monde, nous ne le pouvons simplement pas, nous ne connaissons simplement pas tout le monde.”