Les militaires débarquent : quelques conséquences du programme d’instruction élémentaire au Québec durant la Seconde Guerre mondiale

Ainsi que nous l’avons déjà présenté au cours d’un article précédemment paru dans les pages de la revue Légion, l’instruction militaire élémentaire au Canada durant la Seconde Guerre mondiale a été un processus d’une grande ampleur. Plusieurs dizaines de milliers de Canadiens ont reçu une formation militaire de base prodiguée dans différents camps de l’armée ouverts spécialement dans ce but. L’autre dimension de ce programme d’instruction, d’ailleurs tout aussi méconnue, concerne les conséquences économiques et sociales de ce vaste programme. En effet, les centres d’instruction, souvent ouverts près de petites villes, pouvaient parfois recevoir jusqu’à un millier d’individus. On se doute bien qu’une augmentation aussi subite de la population n’allait pas sans quelques conséquences, heureuses et malheureuses.

À la fin de l’été 1940, les nouvelles n’étaient pas très bonnes pour les Alliés. La défaite catastrophique de la France, aussi rapide qu’imprévue, l’occupation des pays du Benelux, du Danemark et de la Norvège, la bataille d’Angleterre et la menace d’invasion pesant sur ce pays offraient un portrait bien sombre. En outre, à la suite de cette transformation radicale de la situation stratégique européenne, le Canada s’est retrouvé parmi les alliés les plus importants des Britanniques et il a fallu se préparer à tout ce que l’avenir pouvait réserver. Si la puissante armée française avait été vaincue en six semaines, rien n’empêchait désormais de penser que la Grande-Bretagne pourrait l’être également.

Parmi les décisions canadiennes pour s’ajuster à ces nouvelles perspectives figure celle d’élargir le réseau d’instruction afin de préparer un nombre croissant de citoyens au métier des armes. On a commencé par prévoir un programme d’entraînement de trente jours, lequel est ensuite passé à quatre mois, puis à une période indéterminée, jusqu’à la fin de la guerre. Cela eut pour conséquence l’ouverture d’une quarantaine de centres d’instruction élémentaire un peu partout au pays, dont neuf au Québec.

Cette décision prise, il a fallu construire ces camps, embaucher de nombreux travailleurs pour construire les huttes devant servir à abriter les troupes, aménager les terrains, y installer des aqueducs et brancher des raccords électriques. Il fallait aussi passer des commandes souvent assez volumineuses auprès de fournisseurs locaux, que ce soit pour l’obtention de combustibles, de denrées alimentaires et ou de divers biens et services. Tout cela représentait un impact économique énorme pour les petites localités où les centres ont été ouverts. La ville de Red Deer, par exemple, comptait une population d’environ deux mille cinq cents âmes en 1940, et on y embauche deux cents travailleurs pour effectuer les travaux nécessaires à la mise sur pied d’un centre d’instruction. La population de la ville de Huntingdon, à la même époque, n’atteignait pas deux mille personnes, alors que le centre que l’on y ouvre est prévu pour recevoir des groupes de mille recrues! Celles-ci remplissaient les restaurants, peuplaient les bars, se rendaient au cinéma, faisaient nettoyer leurs uniformes et représentaient une clientèle nombreuse et quelques fois prodigue. Le Huntingdon Gleaner, à la une du 20 novembre 1940, rappelle d’ailleurs à ses lecteurs que les recrues représentent un potentiel économique hebdomadaire de huit mille cinq cents dollars.

Cependant, si les retombées économiques de la présence militaire étaient effectivement nombreuses, elles entraînaient aussi des problèmes dans leur sillage. L’influx massif de militaires entraînait parfois certains désagréments pour les civils qui ne se sentaient plus tout à fait chez eux, tandis que les agriculteurs se voyaient privés de main-d’oeuvre quand ce n’était pas un problème d’accès aux pièces de rechange pour la machinerie lourde. Les transports suscitaient aussi certains problèmes, puisque les militaires en permission n’étaient pas toujours des plus dociles. On ne compte plus les rappels dans les ordres du jour à l’effet que la population civile et la propriété publique doivent être respectées. D’autres problèmes moins courants, mais plus dangereux pouvaient également se poser, comme à Huntingdon où, en raison de contraintes d’espaces, on doit aménager un champ de tir à plus d’une dizaine de kilomètres du centre, et où il faut quelques fois interrompre les séances de tir parce que des civils ramassent du bois juste derrière les cibles!

Au-delà des stricts échanges économiques, militaires et civils collaboraient régulièrement, et cette collaboration s’exprimait par des services rendus de part et d’autre. L’exemple le plus connu est peut-être celui des militaires détachés auprès de fermiers pour les assister dans leurs récoltes, mais d’autres formes de collaboration sont aussi courantes. Au début de l’année 1941, une corvée réunissant civils et militaires visant à construire une patinoire est tenue au camp de Joliette. Plus tard, le rouleau compresseur de la municipalité est mis à contribution pour préparer le terrain de parade. En mai de la même année, un centre culturel met sa cour de récréation à la disposition du camp pour la tenue de diverses compétitions sportives organisées par l’une des compagnies. À d’autres moments, des échanges “économiques” sont en fait des visites sociales dissimulées. Lorsque des femmes de Huntingdon se présentent au centre une fois par semaine pour montrer aux recrues comment repriser leurs chaussettes, on peut supposer que cette initiative est davantage appréciée en raison du contact social qu’elle représente. De leur côté, les militaires se mettent surtout à la disposition des autorités civiles lorsqu’il faut faire face à des urgences extraordinaires ou pour donner un coup de main. En mars 1941, des membres du 7e Régiment de reconnaissance alors en formation au centre de Huntingdon passent l’après-midi à combattre l’incendie d’une résidence proche. Une partie de hockey entre l’équipe du centre et celle de Leach Textile a lieu cinq jours plus tard, et les profits amassés sont remis aux victimes de l’incendie. À Joliette, ce sont des centaines d’hommes qui combattent les nombreux feux de forêts qui caractérisent la fin de l’été 1941.

Les contacts sociaux, mondanités et festivités de tous ordres étaient aussi monnaie courante. Il pouvait s’agir d’événements servant au financement de l’effort de guerre ou simplement pour améliorer les équipements du centre, tandis que des événements à caractères purement festifs visaient à rendre le passage des recrues plus agréable, une fonction importante dans un milieu où le service militaire n’était pas toujours très populaire. Ainsi, les centres de Joliette et de Huntingdon ne lésinent pas sur les moyens pour distraire leurs populations. On organise par exemple à Joliette un grand concert commandité par la station de radio CKAC et le journal La Presse. Le spectacle est radiodiffusé sur le réseau de la station et le commandant du centre ne rate pas l’occasion d’y faire un discours visant à inciter les jeunes à joindre les rangs de l’armée. De leur côté, les troupes de divertissement telles les Fusiliers de la Gaieté, Tambour Major, Thumbs Ups et autres sillonnant le Canada et le Québec pour égayer les militaires viennent et reviennent au centre plusieurs fois par année. Les militaires organisent aussi des danses, lesquelles sont apparemment toujours très populaires. Ils y invitent la population civile, majoritairement, on s’en doute, la gent féminine. De leur côté, les civils organisent foires et rassemblements auxquels sont conviés les militaires. En avril 1941, des citoyennes de Huntingdon tiennent un bingo à la cantine du centre et distribuent des confiseries en guise de prix. De son côté, la Légion canadienne tient une danse en novembre. L’organisation, qui ne manque pas d’initiative, s’assure de la présence de quelques dames supplémentaires, afin que tous les militaires puissent avoir une partenaire. Le mois suivant, les caporaux organisent une autre danse, cette fois au profit de l’achat de cadeaux pour d’anciens membres du centre déployés outre-mer. Un millier de personnes y sont accueillies. En plus de représenter une opération lucrative, de telles initiatives servent à consolider les liens entre les deux communautés en témoignant du soutien des civils pour l’effort militaire. Les militaires encourageront d’ailleurs ces événements, puisqu’ils aident à maintenir un bon esprit et favorisent les relations entre les soldats et les civils des environs.

De leur côté, les officiers des centres se font un devoir d’assister aux événements locaux. Le 30 septembre 1940, le commandant du centre de Joliette et son adjoint font une visite de courtoisie à l’évêque et au maire de Joliette, tandis qu’au début du mois de décembre, monseigneur Papineau procède à la bénédiction du centre. Une grande parade est alors organisée pour l’après-midi. Les militaires, précédés par la fanfare de Joliette, sillonnent les principales artères de la ville et passent devant le palais de l’évêque où ce dernier, accompagné du commandant du centre, reçoit le salut de la troupe. D’après madame St-Aubin de la Société d’histoire de Joliette, les habitants de la ville jugeaient ces manifestations très impressionnantes et se déplaçaient souvent en grand nombre pour voir “les gars de l’Armée”.

Plusieurs événements sportifs réunissent également civils et militaires. Outre le fait que l’armée ait reconnu l’utilité des sports d’équipe pour le développement des qualités martiales des recrues, un autre impact bien réel a été de développer et, surtout, soutenir durablement les relations entre civils et militaires par le biais d’une activité compétitive suscitant parfois de vives passions. Chacun pouvait assister aux matches et soutenir son équipe dans une atmosphère quelquesfois survoltée. Cela contribuait à banaliser la présence de l’armée tout en illustrant avec éclat que le service militaire n’était pas qu’une affaire de discipline et de marche au pas.

Enfin, bien sûr, les militaires et les civils se rencontraient lors des nombreuses activités de recrutement. L’une des techniques adressées aux deux publics consistait en jours et en semaines de l’armée, une tradition que l’on retrouve encore parfois de nos jours. Lors de la semaine de l’armée de l’été 1942, une grande réception est organisée au camp de Joliette. De deux à quatre mille personnes, incluant le maire, les membres du conseil de ville, les représentants du clergé et de la chambre de commerce, ainsi que les Chevaliers de Colomb assistent à un concert et un grand feu au milieu de décorations installées spécialement pour l’occasion. Les moyens plus traditionnels de recrutement sont également courants. Tout le mois de juillet de 1941 est occupé à Joliette à de telles activités. Le 29, une colonne motorisée de près de cinquante véhicules, après avoir paradé dans les rues de la ville, s’arrête au camp où se presse une foule de plus de huit mille personnes! Il n’est malheureusement pas possible de se faire une idée précise de l’efficacité de ces initiatives, mais il semble qu’elles n’obtenaient pas toujours les résultats escomptés.

Un aspect un peu plus délicat des contacts entre civils et militaires concerne l’aspect moral du service militaire. Les jeunes recrues quittaient le domicile familial pour un nouveau milieu, parfois fort éloigné de celui auquel ils étaient habitués, loin de la supervision des parents. Or, cet éloignement s’accompagnait d’une liberté que les jeunes gens ne savaient pas toujours assumer. C’est d’ailleurs une image courante que celle des militaires “se laissant aller” en permission. Que ce soit pour évacuer l’intense pression de l’entraînement ou pour profiter pleinement de ce maigre temps libre, il pouvait effectivement arriver que certains militaires se retrouvent dans le pétrin. Pourtant, on aurait tort de percevoir le milieu militaire comme une porte ouverte sur le vice, en dépit de la mobilité accrue des populations. Ainsi que le soulignait une jeune femme s’étant enrôlée, “la vie militaire, ce n’était pas le bordel que s’imaginaient les âmes pieuses restées à l’arrière. C’était très strict et très surveillé.”

Le capitaine J.G. Leblanc, aumônier du centre de Huntingdon, a exprimé les préoccupations des autorités militaires à ce sujet dans un pamphlet publié en 1942. Son livret, La vraie victoire, distribué aux soldats du centre, se voulait un guide “d’instruction morale”. L’auteur y invite les lecteurs à méditer sur certains des risques moins évidents de leur nouvel engagement : “Dès les premières heures de ton séjour au camp,” écrit-il, “la désinvolture de quelques camarades choque souvent ta dignité humaine et chrétienne. C’est le signe imminent de la “blitzkrieg” satanique qui débute ainsi autour de toi. La guerre éclair dans le domaine moral a devancé notre siècle. Il se produit ce qui, malheureusement, arrive presque toujours : les timides se taisent, les lâches sourient, les évaporés renchérissent; puis la rigolade commence autour de la fonction la plus belle de l’organisme humain : la fonction procréatrice.” En fait, l’ouvrage de Leblanc est un réquisitoire visant à encourager la chasteté au sein des troupes et les tenir loin des maladies vénériennes. D’ailleurs, les ordres du jour des camps ne cessent d’appeler les recrues à la prudence, et on organise plus d’une séance de dépistage surprise lors du retour des permissionnaires.

Ainsi, l’histoire de la présence militaire au Québec lors de la guerre, si elle est aujourd’hui oubliée, n’est pas marginale. Les civils et les militaires ont constamment été en contact, et de ces contacts sont nées de nombreuses initiatives économiques et sociales qui se sont avérées la plupart du temps bénéfiques pour les deux parties tout en altérant–souvent temporairement–le paysage économique et social des régions où les centres d’instruction furent ouverts.

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