La guerre du Canada en Afghanistan concerne fondamentalement la sécurité nationale. Bien que la mission puisse y avoir nombre de résultats, la seule chose que le Canada, et l’OTAN, ne peuvent pas accepter c’est que l’Afghanistan redevienne un endroit où les terroristes internationaux sont libres de s’entraîner et de conspirer pour attaquer nos sociétés. Afin d’empêcher que cela arrive, le Canada et ses alliés de l’OTAN travaillent aux côtés du gouvernement afghan pour construire une nouvelle nation là-bas, une nation qui obéisse aux lois internationales.
Le but déclaré de la mission canadienne en Afghanistan est de participer à la création d’un État afghan stable qui fonctionne. La stratégie pour atteindre ce but est de mener des opérations militaires contre les forces antigouvernementales tout en aidant à reconstruire le pays et son économie, remporter l’allégeance, le coeur et l’esprit, du peuple afghan. Bien que les militaires et les leaders politiques canadiens aient eu des différends en ce qui concerne la structure temporelle, la plupart des gens croient que cela va arriver en moins de 20 ans.
Malgré la clarté apparente de ces buts, la victoire est loin d’être certaine. Il y a de multiples groupes armés qui s’opposent aux buts du Canada, dont aucun ne donne des signes de déposer les armes. En plus de cela, le peuple afghan est fameux pour sa méfiance des forces militaires étrangères. Assurer la défaite des ennemis violents comme les taliban va déjà être assez difficile, mais remporter l’allégeance des Afghans le sera encore plus.
Bien qu’il y ait beaucoup de points de vue à propos de comment la mission est menée, et ses chances de succès, une chose est claire: il n’y a pas de grande marge d’erreur. Alors que le Canada et ses alliés de l’OTAN croient en leur stratégie (Force opérationnelle en Afghanistan : la bataille pour le peuple, jan./fév. 2007), il pourrait être utile de considérer la perspective des gens dont le point de vue est différent. Ainsi, afin d’étudier la mission sous tous les angles, les suivantes sont des interviews que nous ont accordé deux hommes qui ont réfléchi profondément à la situation en Afghanistan. Ils sont tous deux très sceptiques et il est sûr que l’on ne doit pas prendre tout ce qu’ils disent pour des faits, mais ils ont aussi des choses intéressantes à dire à propos de la mission. La première interview nous a été accordée par un vétéran de la guerre afghane-soviétique qui vit actuellement au Canada et la deuxième, par un jeune médecin qui a grandi à Kaboul durant le règne des taliban, et qui y vit encore.
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L’Union soviétique a envahi l’Afghanistan en 1979 et elle s’est avouée vaincue 10 ans après. Le lieutenant Yuri Sekret a été déployé à Ghazni (Afghanistan) en 1987 comme membre d’un escadron d’hélicoptères attaché à la 40e armée rouge de l’Union soviétique. Il était âgé de 28 ans. Sekret était ingénieur des communications d’hélicoptère dont l’unité était attachée aux forces afghanes. Bien que Sekret ne soit pas allé au front lui-même, des hélicoptères de son unité ont été attaqués par des missiles Stinger fournis par les États-Unis et le feu des tireurs embusqués était commun dans la région de sa base.
Originaire de Riga (Lettonie), Sekret est venu au Canada en 1999 et il vit actuellement près d’Ottawa. Il n’a commencé à parler anglais que lors de son arrivée au Canada.
Il dit qu’il rêvait de s’engager dans les forces militaires soviétiques depuis son enfance et il fut nommé officier de l’armée rouge après avoir obtenu un diplôme de l’université militaire.
Une fois déployé en Afghanistan, Sekret a été nommé à une position unique dans son unité, qu’il compare au rôle d’un aumônier dans les Forces canadiennes. “Je travaillais davantage avec les politiciens. Comme un commissaire. C’était vraiment un travail politique. Tous les officiers étaient communistes, parce que pour faire carrière il fallait être communiste. C’était normal pour tout le monde et, en fait, personne n’y pensait. Au Canada, peut-être que les gens croient que les communistes sont des monstres, mais nous étions comme tout le monde.”
D’après Sekret, une des principales difficultés qu’il y avait en Afghanistan c’était quand on essayait de comprendre la nature complexe du peuple afghan et de leurs sautes d’allégeance. Bien que ceci puisse sembler comme une observation anodine, c’est un problème vraiment central, car l’allégeance des Afghans est une des chevilles ouvrières de la stratégie du Canada. “Les Afghans ne sont pas des gens comme vous et moi. Très amicaux et très agressifs en même temps”, dit Sekret. “Nombre d’Afghans étaient vraiment reconnaissants de notre présence. Tant de fois, j’ai entendu tant de gens dire des choses comme ‘Oh, vous êtes si bons, vous donnez de la nourriture. Quand l’Angleterre était ici, ils ne nous donnaient jamais rien’. Nos soldats leur donnaient de tout ce qu’ils avaient. Des bonbons, de la nourriture, qu’importe. Chaque fois, nos soldats partagent.”
“Mais”, croit Sekret, “les Afghans ne sont pas vraiment un peuple compréhensible. Aujourd’hui ils vous embrassent, demain vous ne savez jamais ce que vous allez avoir. Si vous regardez profondément, personne ne sait à quoi ressemble le peuple afghan. C’est comme s’ils pensent toujours, ‘si quelqu’un me paie assez, je vais combattre pour l’autre côté’.”
Alors que, bien sûr, tous les Afghans ne sont pas comme cela, les observations de Sekret pourraient expliquer certaines des difficultés que les soldats canadiens doivent surmonter quand il s’agit d’obtenir des renseignements auprès de gens qui semblent amicaux mais qui ne coopèrent jamais vraiment. Malgré son incapacité à comprendre les Afghans, Sekret argumente que l’impression qu’a l’Ouest de la guerre des Soviétiques en Afghanistan était déformée par la propagande et que, loin d’avoir été une guerre totale, l’expérience soviétique n’était pas de façon significative différente de celle qu’a le Canada actuellement. En effet, Sekret nous montre une photo où, jeune et en santé, il se tient, seul et sans arme, au centre-ville de Ghazni à la fin de 1987.
Ce n’est pas quelque chose qu’un soldat de l’OTAN aurait hâte de faire ces jours-ci.
Peut-être, on le comprend bien vu ses expériences, que Sekret n’a pas beaucoup d’espoir que le but du Canada, une démocratie stable, puisse être établi dans le cadre du calendrier actuel de 10 ou 20 ans. En fait, Sekret n’a même pas espoir que cela puisse se faire. “Je ne crois pas que nous puissions donner notre culture et notre démocratie à ces gens-là. Parce que ces gens ont leurs propres règles, leur religion, et ils ont foi en ce qu’ils ont. Et quand nous mettons notre nez là-dedans, et nous ne pouvons pas les changer parce que c’est une culture de gens et les gens aiment l’avoir de la manière qu’ils préfèrent. Tout d’abord, il faut éduquer les gens beaucoup mais pour cela il faut des centaines d’années. On ne peut pas le faire en cinq ans ou 10. Vous savez, il faut éduquer les enfants, tous ces enfants, pour changer la mentalité du pays. C’est impossible. C’est impossible. Vous n’avez pas assez de puissance pour le faire. Vous savez, les gens sont vraiment bons mais ils croient à ce qu’ils ont et ils ont une mentalité particulière, et pour la changer ce n’est pas assez 10 ans, 20 ans.”
D’après Sekret, les deux problèmes principaux sont que les Afghans ne font pas du tout confiance aux étrangers et, à propos du militaire, le Pakistan, comme il l’a fait durant le conflit russe, joue encore un rôle crucial dans le conflit en permettant qu’on s’en serve de base de facto pour le leadership et la logistique ennemis. À moins que l’ennemi puisse être isolé de ses vivres et financement, dit Sekret, la guerre ne finira simplement pas et la situation va dégénérer jusqu’à devenir le même problème que la Russie a affronté en 1989.
“Vous pouvez voir ce qui est arrivé quand la Russie est partie : ce n’était pas mieux. Si nous étions restés, pas mieux non plus.”
Bien que le pessimisme de Sekret soit certainement basé sur son expérience, et l’expérience soviétique en général, en Afghanistan, il fait remarquer certaines choses intéressantes, surtout la question à savoir si la coalition de l’OTAN est assez puissante et si elle a assez d’endurance pour faire des changements durables à la société et à la culture d’un pays comme l’Afghanistan. Alors que les commandants canadiens disent que oui, et bien que leur pari puisse sembler bon, seul le temps nous donnera une réponse définitive.
Le docteur Safi Ahmad Ahadyar est un Tadjik de 24 ans qui a vécu à Kaboul toute sa vie. Non seulement est-il très éduqué, il est aussi profondément occidentalisé. Il conduit une Corolla de Toyota, porte des vêtements dernier cri et parle avec beaucoup d’enthousiasme à propos de comment trouver une Canadienne et l’épouser. Également, vu qu’il est Tadjik, il est, en droit tout au moins, un adversaire naturel des Taliban basés sur les Pashtouns. D’après ces critères, on pourrait prédire qu’il a de la sympathie à propos de ce que le Canada désire pour son pays. Mais ce n’est pas le cas. Son point de vue sur la mission du Canada est profondément méfiante, presque collusoire. C’est en fait cette méfiance, surtout des forces militaires étrangères, qui tend à constituer la vue entière qu’il a du monde. D’une façon ou d’une autre, il en est venu à croire que le Canada et l’OTAN sont simplement des préposés de la tentative impérialiste états-unienne en vue de contrôler l’Afghanistan. Il ne voit pas de différence entre les forces des États-Unis et celles de n’importe quel autre pays, y compris le Canada. Il ne fait confiance à aucune d’entre elles. “Je ne fais confiance qu’à mon propre pays, qu’il soit indépendant. Simplement, nous voulons être stables. Si l’OTAN veut aider l’Afghanistan, il faut qu’elle prépare le terrain pour l’éducation. Elle devrait essayer d’inviter les gens à ne pas se battre. Il n’y a pas besoin que les militaires apportent des armes à feu et encore des armes à feu, des bombes et des avions ici. Tout le monde est fatigué de ces choses-là”, dit Ahadyar à l’occasion d’une interview qu’il nous a accordée à Kaboul, où il travaille aussi en tant que traducteur pour la revue.
“Si elle veut vraiment aider les Afghans, elle devrait essayer de développer l’éducation, essayer de développer l’économie, essayer de découvrir des ressources comme le pétrole et le gaz qui puissent être utilisées par les Afghans. C’est comme ça qu’elle pourrait nous aider. Ce n’est pas la façon d’envoyer les militaires patrouiller tout le temps. Les Afghans n’aiment pas les étrangers, ce sont des gens étranges. Et si ce sont des militaires? Ils ne les aiment jamais. Je suis sûr que les Afghans sont fatigués de se battre, autrement ils ne permettraient à aucun militaire d’être ici.”
Alors qu’il est clair que les Canadiens et leurs alliés progressent en ce qui concerne la reconstruction de l’Afghanistan (partout, de l’ouverture des écoles jusqu’au développement de l’économie), rien de tout cela arrive assez vite ni assez largement pour obtenir la confiance d’Ahadyar. En fait, il est si sceptique à propos des intentions de l’OTAN qu’il croit que l’effort d’assurer le pays contre les Taliban est méconduit intentionnellement.
“Oui, et c’est ça l’important. Qui sont les Taliban? Qui est-ce qui appuie les Taliban de nos jours? Comment peuvent-ils se battre contre le gouvernement central, contre les forces de la coalition et contre l’armée nationale? Comment peuvent-ils continuer à se battre sans aide? Comment ce fait-il que l’Amérique ne puisse pas les balayer de deux ou trois autres provinces?
Comme nombre d’Afghans, Ahadyar se méfie beaucoup des intentions du Pakistan pour son pays, et bien qu’il sache que les Taliban comptent beaucoup sur l’abri qu’est pour eux le Pakistan, il ne comprend pas pourquoi on laisse cela continuer. “Pourquoi l’Amérique permet-elle au Pakistan de les aider? S’ils savent, pourquoi ne l’empêchent-ils pas? S’ils ne l’empêchent pas, qu’est-ce qu’ils font? S’ils savent que le Pakistan aide les Taliban, pourquoi n’envahissent-ils pas le Pakistan?”
Et c’est certainement un produit de cette méfiance à propos des étrangers qu’Ahadyar déclare que cela ne le dérangerait pas si les Taliban reprenaient le pouvoir et que la vie sous les Taliban n’était pas vraiment pire qu’elle l’est actuellement. “Sous les Taliban et maintenant, c’est la même chose pour moi. Ces choses que je vois maintenant, ce ne sont que des changements momentanés. Avec les Taliban, on ne pouvait simplement pas voir de femmes autour des bazars, ou bien on ne pouvait pas voir de femmes aller à l’école et ce genre de choses. C’est simplement que maintenant nous pouvons voir les femmes. Et rien d’autre. Rien que des étrangers qu’on a ajoutés à la situation et ça ne va pas mieux que du temps des Taliban.
“Au temps des Taliban aussi, on était davantage en sécurité que maintenant”, croit-il. “Il n’y avait pas de bombardement, rien d’autre. Simplement il y avait quelques roquettes venant de l’alliance du Nord. Et il n’y (avait) pas de suicidaire, pas de vol, pas de meurtre. Si vous laissiez quelque chose dans la rue quand vous reveniez c’était au même endroit, personne ne pouvait y toucher.”
Il est à noter que la version de l’histoire d’Ahadyar est bien différente de ce que nous savons des Taliban, qui est que, bien que les Taliban aient augmenté la sécurité en général, en effet, durant leur règne, ils l’ont fait en utilisant des tactiques brutales qui ignoraient les droits humains et qu’ils adhéraient à un concept de justice travesti. De toutes façons, toutefois, un retour au pouvoir des Taliban n’est pas la solution préférée d’Ahadyar. Bien qu’il désire certainement que les militaires étrangers quittent l’Afghanistan, il préfèrerait qu’ils créent une paix durable avant de s’en aller.
“Je ne dis pas que tout le monde devrait emporter leurs militaires d’ici tout de suite et qu’il devrait y avoir des combats ici, parce qu’alors je sais qu’il n’y aurait pas de développement ici.
“Simplement, nous voulons les Nations unies, si en réalité elles veulent aider l’Afghanistan, elles devraient inviter tous les leaders de l’Afghanistan et préparer le terrain pour qu’ils aient la même unité et la même fraternité entre eux et arrêtent de se battre. Ils devraient parler à tous les côtés. Avec les Pashtouns, les Tadjiks, les Hazaras, les Uzbeks. Ils devraient les asseoir tous à la même table. Ils devraient leur parler, discuter avec eux. Et diviser le pouvoir entre tous. Quand ils se seront tous mis d’accord, ils ne se battront plus entre eux. Nous aurons une bonne unité et ils auront une bonne sécurité.”
Alors quoi si l’OTAN et la communauté internationale ne réussi pas à obtenir une paix durable? Ahadyar n’a pas hâte de prédire si un soulèvement général aurait lieu, ou quand, mais il déclare que la situation déplaît de plus en plus à nombre de ses proches. Mais combien de temps va-t-il falloir?
“C’est une question très difficile. Simplement, nous verrons ce que le futur nous amènera. D’après moi, les gens qui ont l’expérience des combats, sont fatigués, et les nouvelles générations comme la mienne nous n’avons pas l’expérience des combats, alors comment pouvons-nous commencer? Simplement, maintenant nous devrions nous asseoir et voir si nos leaders vont les commencer.”
Alors que les préjugés d’Ahadyar sont clairs, ils sont aussi instructifs. Il fait attention à la situation et il a pourtant une méconnaissance profonde du rôle et de la nature de la mission canadienne. Et bien que nombre d’autres Afghans appuient certainement davantage les objectifs du Canada, Ahadyar est peut-être représentatif en ce qu’il est défini par sa méfiance, une méfiance qu’aucune éducation ni information n’a réussi à percer.
Mais il nous fait aussi part de quelque chose de très instructif. Il sait, presque à un niveau instinctif, qu’une solution militaire au problème en Afghanistan a peu de chances de réussir. La seule victoire en Afghanistan sera politique d’abord, quand le gouvernement afghan sera accepté par tous les Afghans en tant qu’autorité régnante. Le colonel Fred Lewis, sous-commandant de la Force opérationnelle en Afghanistan, est d’accord avec Ahadyar à propos des trois piliers de la mission du Canada, qui sont la sécurité, la bonne gouvernance et le développement de la reconstruction. La bonne gouvernance d’après Lewis c’est, littéralement, la démocratie, la direction par le peuple et, comme il dit, il y a du progrès. “Ce que j’ai vu à propos de la bonne gouvernance, pour l’instant, c’est l’exemple du gouverneur (provincial de Kandahar) prenant la responsabilité de la reconstruction et du développement dans sa région et les dirigeant. C’est quelque chose. Nous voyons divers comités et ainsi de suite au niveau provincial qui commencent à fonctionner. On les fait travailler, à faire des choses pour leurs gens. Alors je pense que c’est quelque chose d’assez bien.
“Deux tiers des districts de cette province ont actuellement ce qu’on appelle Comité de développement de district, qui sont responsables de définir le genre de projet dont on a besoin dans leur district, et décidant de leur ordre d’importance. Est-ce cela la bonne gouvernance? C’est la démocratie, les gens disent ce qu’ils veulent. C’est fort. Pour un pays qui a été complètement brisé depuis 1979, et qui a toute une génération de gens qui ne savent pas du tout ce que ça veut dire que la démocratie, c’est fort.”
Et bien que les ennemis les plus violents du gouvernement ne vont probablement pas consentir à l’arrangement démocratique de partage du pouvoir qu’envisage Ahadyar et que Lewis travaille pour créer, peut-être que certains vont y consentir. C’est dans ce sens que la vision de la résolution diplomatique des conflits en Afghanistan, amener tout le monde à une table et les aider à se mettre d’accord, n’est pas seulement optimiste, il se peut que ce soit le meilleur espoir.