Voyage sentimental

“Savez-vous ma chère, nous n’avons jamais pensé au divorce. Nous avons pensé au meurtre, mais jamais au divorce”, dit en ricanant Lena Condon, une épouse de guerre minuscule originaire d’Irlande. Nous sommes le 6 novembre et c’est l’une des plus de 200 épouses de guerre, et environ 150 membres de leur famille, qui vont de Montréal à Halifax à bord du train des épouses de guerre de VIA rail Canada.

Je suis venue peindre ces femmes, alors je me mets à explorer les voitures à la recherche des épouses. Je n’ai pas besoin de chercher longtemps car elles sont partout, qui racontent leurs souvenirs, font des farces et chantent de vieilles chansons. C’est un paradis pour portraitistes. Ce voyage est un cadeau.

C’est une différente sorte de cadeau pour les épouses. De grandes réceptions ont lieu dans les gares de VIA Rail le long du parcours et, dans presque chaque collectivité, la filiale locale de la Légion est là pour mettre de la couleur. Une grande partie des femmes ont des larmes aux yeux, le visage collé à une fenêtre du train, étonnées de la chaleur des gens dehors. À Campbellton (N.-B.), une foule s’est assemblée à 6 h 15. Les gens de la ville, dont la garde du drapeau de la filiale Campbellton et les dames auxiliaires qui sont venus, en uniforme, pour les saluer en cette aube grisâtre, brandissent des pancartes où ils ont écrit Welcome War Brides (bienvenue aux épouses de guerre).

Entre les haltes dans les gares, les femmes me racontent leurs histoires, les bonnes et les mauvaises, et chaque accent mélodieux accroît le charme de la narration.

L’épouse de guerre écossaise Elizabeth Radford me dit “Nous nous sommes mariés sans permission. On l’a mis au CAQ (consigné aux quartiers) à nettoyer les casseroles, et il a perdu sa solde pendant un certain temps. Ma fille est née avant qu’on nous ait donné la permission. Il est parti le lendemain du jour J et il a été blessé gravement le 29 août 1944. J’ai eu un télégramme ce jour-là, et je n’en ai plus eu de nouvelle jusqu’à la fin du mois de septembre. Une balle l’avait atteint aux intestins. Je suis arrivée à Halifax le 11 avril 1945 et il est revenu à bord d’un navire hôpital plus tard durant le même mois. J’ai été emmenée à Keyes, un petit endroit au Manitoba. J’ai été élevée dans une ville, alors je n’avais aucune idée de ce qui m’attendait. Les premières années ont été bien difficiles. J’ai même appris à traire les vaches. Je faisais l’élevage des cochons et je les allaitais avec une bouteille…Sept ans ont passé avant que je retourne chez nous en Écosse.”

Il y a beaucoup de rires et quelques larmes lorsque les épouses remémorent la guerre, leur traversée de l’Atlantique et leurs premières années solitaires au Canada. Elles sont venues d’Angleterre, d’Écosse, d’Irlande, des Pays-Bas et même d’Italie. Certaines n’avaient connu leur mari que pendant quelques semaines, mais la passion de la guerre les faisait vivre intensément, elles n’avaient pas de temps à perdre. Entre 1942 et 1948, environ 48 000 épouses de guerre et 22 000 enfants sont venus au Canada de Grande-Bretagne et d’ailleurs en Europe. La grande majorité d’entre eux sont arrivés en 1946.

Beaucoup se sont retrouvés nulle part, pas d’eau courante et un biplace plutôt que deux toilettes.

L’épouse de guerre anglaise Brenda Burtenshaw-Butt se rappelle le vieux temps. “J’allais à l’école quand la guerre a éclaté et j’étais mariée quand elle a fini. C’était un autre monde. Les hommes grandissaient vite et nous aussi… Un jour, quelqu’un est venu frapper à la porte de chez moi : c’était un aumônier qui était venu me dire qu’il (mon époux) avait commencé les formalités administratives pour m’épouser. J’ai dit qu’il ne m’avait pas demandé! L’aumônier m’a répondu que de toute façon, si j’allais l’épouser je devrais m’y mettre car il (mon mari) prenait le départ vers le continent dans six jours […]. Je ne l’ai même pas reconnu quand il est revenu au bout d’un an. Je suis arrivée à un petit port isolé de Terre-Neuve.”

Juste avant que le train entre en gare à Halifax, je rencontre Lena Condon dans la voiture Skyline. Elle est avec sa fille et cinq épouses de guerre de Peterborough (Ont.). “J’ai rencontré mon mari en rentrant chez moi après une danse. Il était devant un bistro, m’a saluée […]deux mois après il m’a demandé de l’épouser. À son décès, nous étions mariés depuis 60 ans.” Ses yeux irlandais scintillants se mouillent un instant en racontant son histoire. “Il avait été en Hollande et il est revenu chez nous avant moi. Je l’ai suivi à bord du Queen Mary. C’était le grand luxe, des nappes blanches, du pain blanc comme on n’en avait pas vu depuis des années, et quelqu’un qui nous servait!”

Elle se souvient du voyage en train jusqu’en Ontario. “Je ne connaissais personne. Je n’avais vu mon époux qu’en uniforme. Et puis quand j’ai vu un homme à la gare qui portait un chapeau, je me suis demandé si c’était lui; et ça l’était. On ne les reconnaît plus quand ils ne portent plus l’uniforme. On souffre du mal du pays jusqu’au premier voyage de retour. Nos frères et nos soeurs nous manquent, et maman. La famille est imbattable. Nous nous sommes écrit chaque semaine et quand on se sentait plus solitaire que d’habitude, on écrivait deux lettres, et on y versait quelques larmes.”

À Halifax, les épouses passent à travers une foule accueillante et puis le long d’une ligne de réception incluant le premier ministre de la Nouvelle-Écosse Rodney MacDonald. Huit provinces ont nommé 2006 l’année de l’épouse de guerre, et en l’honneur de l’occasion, le Quai 21 s’est associé à VIA Rail Canada pour organiser des célébrations dans la ville.

Le 8 novembre commence par un service religieux non confessionnel au quai et cet après-midi-là, 18 couples renouvellent leurs voeux au milieu d’une mêlée médiatique agitée. Quelques minutes avant le service de mariage, un des mariés, Joe Cummings, me fait signe de le rejoindre. “La première fois que je me suis marié j’avais ajouté des assises plantaires dans mes souliers”, il sourit et se penche de côté dans son fauteuil roulant pour que je puisse voir la pile de journaux sous son derrière. “Maintenant c’est dans mon fauteuil qu’il me faut m’élever.” Son épouse Phyllis et lui se sont mariés le 6 octobre 1945.

Ce soir-là, après avoir été ramassées par des calèches, les épouses sont amenées à un gala avec banquet au Quai 23.

Le lendemain matin, nous nous assemblons à la gare de trains pour le voyage de retour à bord du train que VIA rail a baptisé le Train des troupes, lequel va se rendre à Ottawa. Environ 20 anciens combattants se joignent à nous qui se rendent à Ottawa pour participer à la cérémonie nationale du jour du Souvenir organisée par la Direction nationale de la Légion royale canadienne.

Je demande à un gentilhomme élégant, Trefley Poirier, pourquoi il voulait venir. “Je suis venu simplement parce que c’est le dernier Train des troupes. Tout de suite après la guerre nous étions si occupés à gagner notre vie, et pendant nombre d’années j’ai essayé d’oublier mon passé. Je ne voulais pas parler de ce que j’avais enduré […]. Je voulais voir le défilé du jour du Souvenir à Ottawa. Il se pourrait que ce soit la dernière fois que j’ai l’occasion d’y aller.”

À Ottawa, le 11 novembre, le temps est maussade. Néanmoins, les épouses de guerre et les anciens combattants s’assemblent sous la pluie froide au Monument commémoratif de guerre du Canada. Devant moi, un ancien combattant de 84 ans descendu du train se tient tout droit alors que la pluie coule contre son cou, à travers son manteau et jusqu’à son dos maigre. Il me dit par la suite qu’il lui a fallu deux jours pour se réchauffer.

Les épouses de guerre et les vétérans de la guerre nous offrent les histoires de notre nation et, lorsque je les peins, je suis à nouveau frappée par leur humour et leur dignité. Il y a tant de vie dans leurs expressions et, par la suite, quand je dispose l’aquarelle en couches sur le papier, leurs traits peu à peu se définissent. Une fois de plus, au fur et à mesure que la couleur se constitue, j’entends les accents du terroir, les inflexions et les intonations des épouses ainsi que les histoires des hommes qui les ont épousées. Nombre de ces mariages ont été longs et productifs, ce qui pourrait sembler étrange chez des couples qui se sont mariés si rapidement, mais c’est évident à mes yeux. Qui de mieux pour partager votre vie qu’un partenaire qui a entendu les bombes, ressenti la peur et aspire comme vous à un estomac rempli et à la paix. Pas besoin d’explications. Ils avaient une compréhension.

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