Nouvelle douleur pour les tombés

Le temps n’aurait guère pu être pire cette année à la cérémonie nationale du jour du Souvenir, mais les gens sont quand même venus par milliers honorer les hommes et les femmes qui se sont battus, et ceux qui se battent encore, pour le Canada.

Sous une profusion de parapluies, quelque 25 000 personnes ont entouré le Monument commémoratif de guerre du Canada à Ottawa. La foule s’étendait à perte de vue; elle coulait au-delà de la place de la Confédération, remontait vers la Colline parlementaire et se répandait dans les rues transversales.

Si vous vous promeniez parmi les gens pour leur demander pourquoi ils étaient venus en ce samedi matin froid et affreux, un mot était dit encore et encore : Afghanistan.

C’était en fait une année d’un genre que les Canadiens n’ont pas connu depuis très longtemps. Trente-quatre soldats et un diplomate canadiens sont morts en Afghanistan durant les premiers 10 mois de 2006. Des centaines ont été blessés. C’est un total morose. Si 2005 était l’Année de l’ancien combattant, 2006 était l’année de la guerre en Asie centrale, l’année du soldat.

La nature spéciale de 2006 a été reconnue de bien des manières. Elle l’a été au plus symbolique par la mère de la Croix d’argent nationale Alice Murphy, dont le fils, le caporal Jamie Murphy, a été tué par un kamikaze à Kaboul en janvier 2004.

Alice Murphy, de Conception Harbour (T.-N.), a déposé une couronne de la part de toutes les femmes qui ont perdu un enfant au service de la nation. Cette année, il y avait aussi nombre de vétérans d’Afghanistan assis en avant, côte à côte avec des vétérans de la Seconde Guerre mondiale et de la guerre de Corée. Parmi eux se trouvait le caporal-chef Paul Franklin, qui a perdu les deux jambes lors d’un bombardement suicide à Kandahar en janvier 2006.

Le brigadier-général Stanley Johnstone, aumônier-général des Forces canadiennes, a également porté une attention spéciale dans son discours au combat actuel en Afghanistan, disant que cela prouve que les Canadiens sont toujours prêts à protéger la liberté et la paix, à se battre pour un monde sans haine. “La guerre nous a fait de la peine et nous a coûté les meilleurs soustraits à nombre de générations”, dit-il. “Mais nous reconnaissons qu’il existe un besoin de protéger et défendre la liberté.”

Johnstone a aussi mentionné ceux qui se sont battus lors des guerres du passé. “Aux gens qui ont servi dans les forces armées de notre pays en temps de guerre ou de paix, tout au long de notre histoire et de nos jours, et qui n’ont pas hésité quand il s’agissait de se sacrifier, nous disons merci”, dit Johnstone. “Que leur mémoire soit une source de courage et d’illumination pour les générations à venir. Que nous ne les oubliions jamais. Et que nous ne cessions jamais de les honorer.”

Et c’était en effet une cérémonie honorable. Aux côtés d’Alice Murphy se trouvaient la Gouverneure générale Michaëlle Jean et le chef d’état-major de la défense, le général Rick Hillier. Cette année, à l’occasion de sa première cérémonie nationale du jour du Souvenir, le Premier ministre Stephen Harper a amené son épouse Laureen, leur fils Ben et leur fille Rachel à la Tombe du Soldat inconnu.

Tout le monde étant prêt, la cérémonie commence. Le Choeur d’enfants d’Ottawa chante l’O Canada et, pendant quelques instants, ses visages remplissent les écrans numériques immenses qui ont été installés autour de la place. Le trompettiste joue la dernière sonnerie et le premier canon tonne son salut de l’autre côté de la rue Wellington. Le canon, un obusier du 30e Régiment de campagne, fait feu à nouveau quand les cornemuses commencent. Il y a de la fumée qui s’élève à côté du bloc de l’est de la Colline parlementaire. Un Mustang P-51 de la Seconde Guerre mondiale vole au-dessus de nous. Le monument militaire servant de toile de fond, le président national de la Légion Jack Frost lit l’Acte du souvenir.

Le grand président honoraire de la Légion Charles Belzile lit ensuite l’acte en français. Ils ne vieilliront pas comme nous, qui leur avons survécu. Ils ne connaîtront jamais l’outrage ni le poids des années. Quand viendra l’heure du crépuscule et celle de l’aurore, nous nous souviendrons d’eux. Le choeur d’enfants chante In Flanders Fields pendant que la Gouverneure générale dépose la première couronne. Murphy et Harper la suivent. Ensuite, le reste du groupe vice-royal dépose ses couronnes, suivi par le corps diplomatique d’Ottawa et puis par des centaines d’autres groupes et de particuliers.

Quand toutes les couronnes ont été déposées, c’est le moment du défilé. Et, la pluie tombant toujours, des centaines de soldats, d’anciens combattants, de cadets et d’autres marchent devant la foule qui les applaudit vigoureusement. Ce fut une cérémonie ordonnée et honorable.

Bien entendu, il ne s’agissait pas de la seule cérémonie du 11 novembre remarquable. À travers la nation, des gens de tout âge se sont assemblés au cénotaphe local pour se souvenir des morts et de ceux qui ont servi ou qui servent actuellement, y compris les hommes et les femmes de leur propre collectivité. Encore plus loin, au terrain d’aviation de Kandahar, 500 soldats canadiens à peu près s’assemblaient à l’occasion d’une courte cérémonie devant un cénotaphe en pierres grises portant le nom et la photographie de Canadiens tués en Afghanistan.

Pendant ce temps, à Toronto, Lloyd Clemett, âgé de 106 ans, et Dwight Wilson, âgé de 105 ans, deux des trois derniers vétérans de la Première Guerre mondiale, assistaient à une cérémonie à la Warriors’ Hall de l’Hôpital Sunnybrook. John Babcock, âgé de 106 ans, est le troisième vétéran de la Grande guerre encore vivant. Il habite à Spokane (Washington).

Bien que la guerre en Afghanistan semble certainement à première vue bien différente de la Première Guerre mondiale, il se pourrait qu’elles aient des points de similitude. Au moins elles en ont d’après le caporal-chef Franklin, qui décrit le combat en Afghanistan comme “le Vietnam croise la Première Guerre mondiale”. Ils ont des opérations de nettoyage, et puis ils descendent des véhicules et vont à la guerre des tranchées, souvent contre des fortifications qui existent depuis qu’Alexandre le Grand est passé par l’Afghanistan.

Franklin n’a pas tout à fait tort, non plus. Lors de l’opération Méduse, en septembre 2006, les Forces canadiennes ont employé des barrages d’artillerie rampants qui ont eu d’excellents résultats, une tactique que l’armée canadienne a perfectionnée à la crête de Vimy.

Quant à Franklin, il semble bien se remettre des blessures dont il a souffert en janvier dernier lors d’une attaque durant laquelle deux autres Canadiens ont été blessés et le diplomate Glyn Berry a été tué. Bien que Franklin dise sans hésitation que les Forces canadiennes lui ont offert beaucoup de soutien, il désire attirer davantage l’attention sur la situation affligeante concernant les soldats canadiens blessés. Il s’inquiète que les blessés risquent de finir par être laissés pour compte, qu’ils risquent de ne pas pouvoir obtenir le soutien qu’il leur faut car le rétablissement est devenu très dispendieux. Par exemple, les jambes en titane de Franklin coûtent 38 000 $, son fauteuil roulant coûte 12 000 $ et la plate-forme élévatrice chez lui, 15 000 $.

Ce genre de coûts serait sérieusement intimidant sans un soutien considérable. Franklin dit que c’est la première fois qu’il assiste à la cérémonie nationale en personne. Il a pris l’avion pour être là. “Je vais en prendre bien plus de la graine cette année”, dit-il. “Je m’aperçois maintenant que j’ai beaucoup en commun avec les plus vieux anciens combattants, c’est ahurissant combien.”

Bien sûr, l’établissement d’une connexion entre le présent et les sacrifices des héros du passé est la raison d’être du jour du Souvenir. Et une nouvelle dimension a été donnée à la zone qui entoure le Monument commémoratif de guerre du Canada le 5 novembre de cette année, quand le Monument aux Valeureux a été dévoilé. Ces statues et bustes en bronze servent à commémorer 14 hommes et femmes valeureux qui ont servi de façon exceptionnelle au Canada durant les quatre derniers siècles (Le Monument aux Valeureux, novembre/décembre).

Le jour du Souvenir offre aussi l’occasion aux gagnants nationaux seniors des concours littéraires et d’affiches de la Légion de venir à Ottawa pour participer à la cérémonie. Cette année c’était le tour de Crystal Huang de Burnaby (C.-B.), Jung-Min Shin de Parksville (C.-B.), Maxime Turgeon de Magog (Qc) et Rachel Bueckert d’Eyebrow (Sask.). Ensemble, les quatre étudiants ont déposé une couronne de la part de la jeunesse du Canada.

Comme le veut la tradition, les gagnants des concours littéraires et d’affiches étaient accompagnés par les premiers cadets de la nation. Le premier maître de première classe Andrew Bruce de Tofield (Alb.), l’adjudant-chef Guylaine Archer de Shippigan (N.-B.) et le sous-officier breveté de 1re classe Heather Shonoski de Winnipeg. Ils ont aussi participé à la cérémonie en tant que porteurs de couronne.

Le 10 novembre, les sept jeunes ont répété durant la journée le rôle qu’ils allaient avoir à la manifestation et ils ont aussi visité les édifices du Parlement. Ils ont également assisté à un dîner spécial où le président national Frost leur a tous remis des bourses et des prix.

Les sept jeunes ont été accompagnés durant leurs visites et au dîner par la mère de la Croix d’argent nationale. Le fils d’Alice Murphy était membre du 3e Bataillon du groupe-brigade du Royal Canadian Regiment. Il ne restait que cinq jours à sa période d’affectation quand il a été tué.

L’attaque vint durant une période de calme relatif dans la zone d’opérations canadienne aux alentours de Kaboul. En ce temps-là, les Forces canadiennes patrouillaient encore dans des jeeps Iltis à toit ouvert. Lorsque la jeep de Murphy a ralenti pour passer à travers une section de la route dont la chaussée était abîmée, un homme est sorti de la foule à côté de la route, a marché jusqu’à la jeep et s’est fait exploser. Les quatre soldats qui étaient dans l’Iltis ont été blessés, et Murphy est le seul à en être mort.

Alice Murphy ne s’est pas encore remise de la perte de Jamie, pas plus que ses soeurs et son père. Jamie est, du dire de tous, quelqu’un qui leur manque encore beaucoup. “C’était un très gentil garçon envers tout le monde”, dit-elle. “Je l’aimais énormément. […] Il avait un neveu et deux nièces et quand il venait chez nous il était tout le temps par terre pour jouer avec eux.”

Alice porte toujours au cou un médaillon contenant une photo de Jamie. “Ça a été très difficile”, dit-elle. “Nous n’y sommes pas habitués. Son père regarde par la fenêtre et dit que nous ne le verrons jamais plus arriver dans sa voiture. Et il se met à pleurer.”

Comme beaucoup de jeunes hommes de Terre-Neuve, Jamie a été attiré par le service militaire parce que, tout d’abord, cela lui offrait du travail stable et l’occasion d’obtenir de l’avancement. “Ses deux amis et lui ont décidé de s’engager pour voir s’ils pourraient obtenir du travail dans le militaire”, dit-elle. “Et puis un jour il a reçu un coup de fil du militaire. Il est venu me dire ‘Maman, je m’engage dans l’armée. J’ai deux semaines pour me préparer.’ Et je n’oublierai jamais le jour qu’il est parti.”

Alice se souvient très bien de la dernière fois qu’elle a vu Jamie. “Il est venu chez nous juste avant de partir, et il m’a dit qu’il y allait. J’ai dit, ‘Jamie, c’est vraiment dangereux d’aller à un endroit comme ça’. ‘Eh bien’, il m’a répondu, ‘je pourrais me faire tuer au volant de ma voiture.’ Je lui ai dit que ‘l’Afghanistan est beaucoup plus dangereux que quand on se trouve au volant d’une voiture’. Il m’a dit, ‘mais j’aurai de l’argent quand je reviendrai’. ‘Et ta petite amie?’ je lui ai demandé. ‘Qu’est-ce qu’elle en pense?’ Il dit ‘elle sera contente qu’on ait un peu d’argent’. Je lui ai dit ‘l’argent, ce n’est pas tout Jamie’.”

Depuis la mort de Jamie, il est difficile pour Alice d’entendre des nouvelles d’Afghanistan. “Des fois j’éteins la télévision. Chaque cercueil que je vois, je sais que c’est encore une mère qui souffre autant que moi.”

Quand à son devoir de déposer la couronne de la part de toutes les mères, elle ne l’aurait pas demandé, mais elle dit que c’est un honneur de le faire. “Toutes les mères seront dans mes prières. Je penserai à elles, et à leurs fils qui sont morts. Pour nous. C’est pour vraiment nous qu’ils sont morts.”

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