Dans les montagnes autour de la Base d’opérations avancée Martello, les ennemis sont comme des fantômes; ils se cachent parmi les villageois et ne s’en détachent que pour combattre quand et où ils le décident. La plupart du temps, ils sont dissimulés, faisant feu de leurs mortiers et de leurs roquettes de loin. Toutefois, il leur arrive d’attaquer en nombre.
Le 4 septembre, à la nuit tombée, environ 80 d’entre eux sont descendus des montagnes et ont donné l’assaut à Martello, une base canadienne bien au nord de Kandahar (Afghanistan). Des crêtes hautes, de trois côtés, ils ont fait feu avec leurs mortiers, leurs roquettes et leurs mitrailleuses lourdes. Durant la première heure à peu près, ça allait mal. Tout le monde était cloué et l’ennemi s’approchait.
Une attaque aussi grande et aussi bien coordonnée était surprenante; l’ennemi essayait d’envahir la base.
Lors de l’attaque, Martello était occupée par un petit groupe de soldats canadiens et une grande force d’infanterie aéroportée hollandaise. Les Hollandais étaient venus remplacer la force opérationnelle canadienne qui avait été envoyée à Panjwai participer à l’opération Méduse, une grosse offensive dans la région située au sud de la ville de Kandahar.
Mais vers la fin du mois de septembre, Méduse terminée, les Canadiens revenaient à Martello dans l’intention de se rendre maîtres à nouveau d’une région devenue incontrôlée. Ce qui suit est l’histoire des quatre premiers jours après leur retour à la base.
Martello est située sur un plateau au-dessus du village d’El Bak, au bord d’une petite route qui va de Kandahar à la ville de Tarin Kot, dans la province d’Uruzgan. C’est le point le plus septentrional de la zone d’opérations des militaires canadiens. La base est entourée de tas de roches hauts comme des montagnes et de crêtes découpées. Tout est recouvert par une couche épaisse de la plus fine poussière qu’on puisse imaginer. En gros, l’endroit ressemble à un chantier de construction sur la lune.
Quant à El Bak, on dirait plutôt un village du septième siècle. C’est un assemblage d’enclos en boue, de fossés d’irrigation, de voies piétonnières et d’ânes irrités. Les quelques centaines de personnes qui vivent à El Bak ne sont pas exactement accueillantes, mais elles ne sont pas ouvertement hostiles non plus. Comme le veut la vieille tradition afghane, elles se couvrent en attendant de voir quel côté va sortir gagnant.
Vendredi le 29 septembre, quelques heures à peine après que la force canadienne soit revenue à Martello, le sergent-major hollandais Frank (nom de famille non divulgué) faisait un briefing détaillé sur les événements des quelques dernières semaines. Debout au point le plus élevé de la base, Frank montrait au groupe de soldats canadiens où l’ennemi avait placé ses armes et comment l’attaque du 4 septembre s’était déroulée.
À 18 h 45 à peu près, des insurgés ont fait feu de trois crêtes montagneuses qui surplombent le camp. Ils ont attaqué les portes de devant et de derrière, ils ont tiré sur le poste de commandement (PC) et les tentes dortoirs, et puis ils ont pris en cible les réservoirs souples et les postes d’observation (PO).
Au début de l’attaque, c’était le chaos dans le camp. Les positions de mortiers hollandais étaient prises sous un feu nourri alors elles ne pouvaient pas riposter. Vu que la plupart des positions des insurgés étaient au-delà de la portée des armes légères, ce sont les deux ou trois mitrailleurs le long du mur et quelques véhicules blindés hollandais qui ont repoussé l’attaque.
À un moment donné, les insurgés se sont avancé en-dessous du PO du nord du camp, à quelques centaines de mètres du périmètre.
Les combats ont fini par tourner en faveur des Hollandais quand un des canons de leurs véhicules a réussi à détruire la position principale des insurgés, une arme lourde russe de 12,7 mm située à un endroit surnommé Joshua Tree (yucca arborescent), lequel se trouve à environ 1 200 mètres au-dessus du camp.
Le caporal Al Hennessy de la compagnie Bravo du Royal Canadian Regiment est un des Canadiens qui se trouvaient à Martello durant l’attaque. “Je venais de commencer à souper quand les choses ont mal tourné. […] J’ai rassemblé tout le monde, j’avais trois Canadiens et un Hollandais, on a pris nos affaires et on est sorti derrière la tente. Des balles volaient partout. J’ai vu une couple (de combattants ennemis) se lever et tirer des grenades propulsées par fusée (RPG) près du PO du nord; il y en a une qui a fait sauter un camion dans le parc de stationnement.”
En tout, la bataille a duré presque six heures. Les attaquants se sont finalement dispersés quand les hélicoptères armés hollandais se sont mis de la partie. Incroyablement, il n’y a pas eu une seule victime alliée. D’après des sources hollandaises, 10 combattants taliban ont été tués. “Quelqu’un qui, s’étant trouvé ici, dirait qu’il n’avait pas peur serait un menteur”, dit Hennessy, “quand il y a des balles qui frappent tout autour de soi et qu’on ne sait pas de quel côté aller parce qu’on ne sait pas d’où elles viennent. Jusqu’à ce qu’on en fasse l’expérience […] on entend les balles qui frappent et qui passent à toute vitesse, c’est une sensation d’écoeurement qu’on a, savoir qu’on nous tire dessus, qu’on pourrait être touché.”
Samedi matin, les Hollandais ont commencé à se retirer, laissant les Canadiens s’arranger tout seuls. Le commandant de la compagnie Bravo, le major Geoff Abthorpe, va partir également. Ce n’est pas qu’il veuille s’en aller, mais la compagnie Bravo a perdu son premier soldat vendredi, quand le simple soldat Josh Klushie a trouvé la mort en pilant sur une mine. Abthorpe va le raccompagner à Kandahar, lui faire ses adieux.
“Pendant la journée suivante à peu près, c’est le plus vulnérable que nous allons être”, dit Abthorpe en portant son regard vers les collines. “Ils nous observent actuellement et ils voient ce grand convoi qui s’en va, et les hélicoptères qui ramassent des gars. S’ils vont nous attaquer, nous tester, ça va être demain ou après-demain.”
Quand les Hollandais sont partis, l’endroit semble vide. La force qui est maintenant à la base, comprenant surtout la compagnie Bravo du RCR et des éléments de la 2e Artillerie royale canadienne et du 2e Régiment du génie, suffit à peine à assurer la permanence de toutes les positions défensives le long du périmètre. Un sergent dit pour rire qu’ils devraient mettre des mannequins de paille autour du camp.
Il y a définitivement un manque de main-d’oeuvre. Par exemple, à la fin de leur tour à Martello, les soldats hollandais ne patrouillaient à l’extérieur des barbelés qu’en groupe d’au moins 20 hommes. Les Canadiens vont le faire avec bien moins que ça. “Nous ne sommes vraiment pas assez nombreux pour faire des patrouilles dans les collines”, dit Abthorpe. “Mais on doit le faire malgré tout. Sinon ça les laisse trop libres de se déplacer. Il faut qu’on se projette dans les collines pour les repousser.”
Samedi après-midi, la première patrouille traverse les barbelés. Sa tâche est de grimper une des montagnes avoisinantes, surnommée Big Rock (gros rocher), à la recherche d’indications d’activités ennemies.
La patrouille est dirigée par l’adjudant Jim Murnaghan et le sergent Mark Gallant, deux vieux amis qui trouvent des drôleries à dire dans pratiquement n’importe quelle situation. Cela ne veut toutefois pas dire que ce ne soient pas des chefs coriaces, car quand Murnaghan donne un ordre, ses troupiers réagissent comme s’il les avait aiguillonnés.
Trois fantassins de la compagnie Bravo sont aussi du nombre, les caporaux Joey Chow et Brad Kilcup et le caporal-chef Billy Cornish, ainsi que deux sapeurs, Matt Cloutier et le caporal Glen Warner, et une infirmière minuscule de la 2e Ambulance de campagne, la caporale Janice Comeau.
Les gros obusiers M777 commencent à marteler le sommet des collines autour de la base, une démonstration de force, quand la patrouille prend le départ. Après avoir grimpé pendant environ une heure pour arriver en haut de Big Rock, la patrouille trouve des tas de douilles, probablement des restes de l’attaque du 4 septembre.
D’en haut de la montagne, un des gars aperçoit un homme qui descend la vallée en vitesse en s’éloignant de la patrouille. Cela semble suspect. Tous s’éparpillent et se cachent derrière un rocher ou quelque autre abri. “Peut-on descendre de ce côté-là?” Murnaghan crie d’une autre crête. “Joey, faut qu’on descende vite par là, on va essayer d’attraper le gars.”
Tout le monde se met à chercher un moyen de descendre de la montagne. “Eh Jim! il vient de passer derrière cette montagne, là-bas”, crie Gallant. “Il y a une colline juste ici où la route passe, s’il sort par là il ne nous verra pas arriver et on pourra le prendre de l’autre côté.”
“Ouais, mais il faut qu’on descende de ce rocher d’abord”, dit Murnaghan.
“Ouais”, dit Gallant. Vu que l’homme va disparaître rapidement, la patrouille déboule le versant à pic de la montagne, se précipitant en bas de rochers de 10 pieds de haut et en sautant de grands espaces. Quand les soldats arrivent en bas, l’homme n’est nulle part.
Murnaghan regarde autour de lui. “Il est déjà parti”, dit-il, et puis il crie ses ordres. “Bon, on se met en position de défense le temps de prendre une gorgée d’eau, et puis on s’en retourne.”
La patrouille s’éparpille à travers le petit plateau. Le soleil couchant enduit les environs d’une sorte de lueur orange. Le son des gamins qui jouent entre les murs des enclos fermés s’élève de la vallée.
Tout le monde s’assoit et regarde le village, attendant ce qui va se passer prochainement.
Gallant met un genou à terre et fixe El Bak du regard. “Les taliban bombardent la base tout le temps et ces gens doivent savoir ce qu’il en est”, dit-il. “Mais ce ne sont que des fermiers, voyez-vous, ils veulent simplement s’occuper de leur ferme et qu’on les laisse tranquilles. Si des gens les menacent avec un fusil dans la face, ils leur diront ce qu’ils veulent savoir. On essaie de leur dire qu’on est ici pour les aider, pour stopper les taliban, mais ça ne marche pas vraiment, ils se couvrent.” À ce moment-là, un autre Afghan tourne un coin de montagne à quelques centaines de mètres de nous. “Il y a un gars qui s’approche; il porte du noir. Ça pourrait être un Jedi”, Gallant répond au groupe en criant.
“Fais attention à son sabre laser” dit Murnaghan.
Chow est choisi pour aller intercepter l’homme pour une fouille. “On va le faire s’arrêter, lui soulever la chemise et puis le faire se retourner”, dit Murnaghan à Chow. Chow s’avance sans mot dire. Murnaghan et l’interprète le rejoignent. Murnaghan veut savoir si le villageois a vu des taliban. L’homme dit que non, il n’y a pas de talib aux alentours.
“Ouais y en a. On les voit, on leur tire dessus et on les tue”, dit Murnaghan par l’entremise de son interprète, à propos de l’attaque du 4 septembre. “Ils étaient de l’autre côté, près du PO, qui grimpaient la montagne. Vous me dites que personne du village ne les a vus descendre par l’ouadi (lit de rivière asséchée) et grimper la colline, il n’a pas vu ça?”
L’homme répond qu’ils ne les ont pas vus parce qu’ils étaient tous chez eux. L’homme parle d’une voix forte, comme s’il est à moitié sourd. Murnaghan dit par la suite, pour plaisanter, que c’est probablement parce qu’il a tiré des RPG sur la base. “Dites-lui que s’il voit des taliban et qu’il vient me le dire, je lui donnerai de l’argent.”
De retour à Martello, tout le monde ouvre des rations pour souper. Heureusement qu’il y a des repas américains et hollandais, ce qui change bien des repas lourds canadiens. La vie n’est pas si mal pour les troupiers à la base. Bien que la plupart des tentes aient des trous de balles, il y a une couple de téléviseurs et quelques vieux DVD à regarder. Ce n’est pourtant pas que la guerre n’offre pas suffisamment de distractions. La nuit, on peut voir des fusées illuminer les montagnes, par exemple, ou entendre les chasseurs à réaction qui font le tour au-dessus de nos têtes, ou même avoir une peur bleue quand le tir soudain des gros obusiers vous fait trembler la tête. Ce n’est pas la joie, mais ce n’est pas si mal.
Dimanche matin, le lendemain de la reprise de la direction de Martello, un groupe mixte de fantassins, de sapeurs et d’artilleurs part en patrouille en passant par El Bak et jusqu’au Joshua Tree, l’arbre esseulé sur une haute crête rocheuse qui surplombe le camp. C’est toute une impression que de sortir du camp à pied avec 10 soldats quand il y a moin 80 combattants ennemis dans la région. Le spectre d’une embuche hante tout le monde. Après être passée par le périmètre d’El Bak, la patrouille passe par une série de champs de cannabis et puis monte sur une crête à pic. “Trois gars viennent vers nous en vitesse, d’en haut de la montagne”, dit Cornish en criant.
“Les sapeurs, montez par là, Kilcup et les gars de ce côté-ci”, dit Murnaghan et la patrouille s’éparpille, prête à tout.
Il s’agit de trois jeunes hommes qui portent de grandes barbes et c’est plutôt étrange qu’ils soient là, dans un endroit complètement vide. Chow s’avance pour les fouiller. Après la fouille, Murnaghan le rejoint. Il pose rapidement des questions, l’une après l’autre, par l’entremise de l’interprète. Qu’est-ce que vous faites par ici? Où habitez-vous? Où travaillez-vous? Quand avez-vous commencé? De quel village avez-vous dit? Avez-vous vu des taliban? L’homme dit qu’il n’a pas vu de talib depuis des mois.
Le deuxième homme s’avance. Il pose des questions à Murnaghan d’abord “Pourquoi m’avez-vous fait soulever ma chemise? Pourquoi m’avez-vous fouillé?”
“Dites-lui que nous devions nous assurer qu’il ne portait pas d’armes ou d’explosifs attachés à son corps”, dit Murnaghan. À nouveau, les questions : où allez-vous? Où habitez-vous? Où travaillez-vous? Où est votre ferme? Avez-vous vu des taliban? En avez-vous vu à El Bak? Toutes les réponses sont irrécusables, et toujours pas de rapport d’activité des taliban. “Même quand le camp a été attaqué il n’a vu personne?” demande Murnaghan sans s’attendre à obtenir de réponse. “Non, eh? Il n’a probablement entendu personne non plus, n’est-ce pas?” “Il y en a deux autres sur la colline là-bas”, dit Comeau d’un accent écossais. Elle s’accroupit derrière un rocher et met son fusil à l’épaule. “Ils ont regardé et puis ils sont repartis”, crie-t-elle.
“Ah ouais?” Gallant répond en élevant la voix. “La colline la plus éloignée ou la plus près?”
“La plus près”, dit Comeau. Gallant commence à s’avancer. Quand il atteint la position de Comeau, il s’accroupit et lève son fusil pour regarder à travers la lunette de visée.
“Vous voyez ces rochers droit devant?” À gauche de là”, dit Comeau. Pendant qu’ils observent les montagnes, Murnaghan termine avec les trois hommes et les laisse repartir. “Sergent Gallant, on décampe”, crie-t-il.
“Avez-vous vu les deux gars qui se sont défilés derrière la colline quand ils nous ont vu?”, demande Gallant.
“Ouais, ils sont probablement déjà loin, pense pas qu’on va courir les rattraper”, dit Murnaghan.
Gallant hausse les épaules et regarde Comeau. “Mon coeur bat comme un lapin”, dit-il.
Elle rit doucement et la patrouille monte vers la prochaine crête, en direction des hommes qui ont disparu. À quelques centaines de mètres plus loin, le long du sentier, la patrouille trouve une bande magnétique en cassette. “C’est de la musique pour gens religieux”, dit l’interprète.
“Ça a l’air religieux, il y a des chars et des missiles dessus”, dit Murnaghan, à propos de la couverture de la cassette où, en effet, il y a des chars et des missiles. “Ça doit être aux taliban. La plupart sont des chansons pour le combat”, dit l’interprète. “Des chansons motivantes?” Murnaghan secoue la tête. Tout le monde soupçonne les trois gars qu’ils viennent de laisser partir de l’avoir laissé tomber quand ils ont vu la patrouille.
Quelques centaines de mètres plus loin, la patrouille atteint finalement la crête qui mène à Joshua Tree et s’arrête sur-le-champ pour faire une pause. Pendant qu’on est assis sur la crête, une vieille femme et deux enfants apparaissent soudainement à quelques pieds. On la questionne aussi. Elle dit qu’elle n’a jamais vu de talib non plus.
“Pas de talib en Afghanistan eh?” dit Murnaghan en grommelant. “Bon, dites-lui qu’on lui souhaite une bonne promenade.”
“Il n’y a pas de talib en Afghanistan, au cas où vous vous le demandiez”, Murnaghan rapporte au reste de la patrouille. “Je ne sais pas pourquoi je suis venu jusqu’ici parce qu’il n’y en a pas ici, et c’est drôle parce qu’à mes yeux tout le monde ressemble aux taliban, même cette vieille femme.
“Il y a quelqu’un d’autre qui grimpe le sentier”, dit Comeau.
“Il y a une personne qui monte le sentier”, confirme Gallant.
Il y a un point au loin, au fond de la vallée. Ce doit être l’homme que Comeau a vu. “Je pense qu’il va simplement passer”, dit Gallant en regardant dans sa lunette. En effet, l’homme voit la patrouille, s’arrête et marche le long de la vallée plutôt que de monter jusqu’à la crête. Ça ne semble pas déranger Murnaghan qui, couché dans la poussière, observe la vallée, un endroit qu’il dit être un important centre de taliban. “La clé pour se débarrasser des taliban, c’est beaucoup d’éducation”, dit-il, tout en regardant de temps en temps des cibles lointaines avec sa lunette. “Les fermiers ne savent pas qu’ils ont des choix, voyez-vous; les villageois, ils ne savent pas quelles sont leurs options. Nous ne sommes qu’un autre groupe armé, comme les taliban. Il faut qu’on leur prouve que la vie peut être meilleure sans les taliban. Il faut qu’on les convainque qu’il existe une meilleure façon.
“Mais c’est difficile parce que quand on s’en va, les taliban se glissent chez eux durant la nuit et ils les forcent à leur donner de la nourriture et tout. Et puis aussi, les taliban sont partout aux alentours qui se disent des moudjahiddin, alors ils semblent combattre l’occupation. Mais nous n’occupons pas, nous ne repartons avec rien de ce pays, sauf des housses mortuaires.”
Après avoir nettoyé la zone autour de Joshua Tree, la patrouille reprend la voie de Martello en passant au milieu d’El Bak. Le village est très calme. On ne voit pas d’enfant. Les villageois regardent par la porte de chez eux et puis disparaissent rapidement. Cela rend tout le monde nerveux. “Les gens sont si amicaux ici”, dit un des soldats pour rire, “au moins en ce qu’ils n’essaient pas nous tuer à vue, mais ils ont plutôt la décence de (comploter) notre mort dans l’intimité de leur chez soi.”
Malgré le sarcasme, on sait que c’est ainsi que l’ennemi spectral opère : quand on les questionne ils prétendent qu’ils sont des villageois amicaux mais quand on ne les voit plus ils reprennent leur campagne de violence.
De retour à la base, un des jeunes leaders de Bravo, le lieutenant Jeff Bell, nous explique le problème élémentaire que doivent résoudre les soldats à Martello. “Imaginez-vous que vous êtes l’un de ces villageois et que quelqu’un vous dise toutes ces mauvaises choses à propos des étrangers, que nous sommes ici pour leur voler leurs terres et leur enlever leurs récoltes. Maintenant, imaginez que ces étrangers arrivent, ils ont un air différent, ils ne parlent pas la même langue, leur foi est différente, ils ont toute sorte d’équipement étrange. Et, au fil des années, ils ont déjà vu ça, des étrangers qui viennent leur taper dessus et leur dire ce qu’ils doivent croire. Vous ne sauriez pas à qui faire confiance. C’est pour cela qu’à la base nous devons leur enseigner comment apprendre. Afin qu’ils puissent se faire leurs propres idées à propos de tout ça, ensuite ils pourront décider librement ce qu’ils veulent faire de leur pays.
“Nous ne sommes pas des méchants dans le sens classique. Ne croyez pas que je sois amer, pas du tout, c’est simplement que d’après les taliban nous sommes les ennemis. Je suis sûr que la plupart d’entre eux croient vraiment qu’ils sont les bons, que ce qu’ils font c’est pour le bien de leur pays, et que nous sommes les méchants occupants qui essaient de faire avaler quelque chose au peuple contre son gré. Mais ce n’est pas le cas. Nous ne sommes tout de même pas ici pour prendre ce bout de terrain sur un versant de montagne, nous essayons simplement de les aider.”
Tout juste avant le dîner du lundi, le son d’une explosion, très fort mais lointain, roule dans la vallée. Dans un endroit comme celui-ci, les explosions au loin n’ont rien d’inhabituel et personne ne s’en inquiète vraiment.
Quelques instants plus tard, deux gars sont en train de se servir un café. “C’étaient les sapeurs, ça?” demande l’un d’eux. “Non, il y a quelqu’un qui a dit que ça venait de derrière Joshua Tree. Il y a de la fumée là-bas”, dit l’autre. En effet, la fumée venant de derrière l’arbre était facile à voir. C’était un mystère intéressant : qu’est-ce que ça pouvait bien être? C’était peut-être un vieux mortier ou un obus perdu, ou quelque chose comme ça. Rétrospectivement, c’était une indication plutôt évidente.
La base se faisait attaquer. Pendant qu’on observe l’arbre, captivé par le mystère, la deuxième roquette siffle au-dessus de nos têtes et s’enfonce dans le sol mou à 20 mètres du poste de commandement. C’est une roquette de 107 mm à explosif de grande puissance qui pèse près de 20 kilogrammes et volant à quelques centaines de kilomètres à l’heure.
En moins d’un battement de coeur, semble-t-il, avant que la terre et les pierres aient fini de retomber, c’est la pagaïe. Les mitrailleuses canadiennes commencent à marteler la zone autour de Joshua Tree pendant que les soldats courent de tous côtés, s’éloignant de l’explosion, vers leurs fusils, vers des abris.
Bell passe en courant, déjà avec tout son attirail de combat. “Baissez, baissez, baissez-vous”, crie-t-il. Mais c’est difficile de trouver un bon abri. Les fortifications ne sont qu’à moitié terminées. Pour atteindre un meilleur abri, il faut faire un sprint de 200 mètres à découvert. D’autres roquettes pourraient être à quelques secondes de nous et nous ne sommes pas dans un très bon endroit. À ce moment-là, Cloutier crie dans le véhicule blindé Nyala où il se trouve. “Venez ici, venez, venez”, crie-t-il à travers le trou de la fenêtre du côté passager de trois pouces d’épaisseur.
C’est une course rapide et une bousculade par la porte arrière jusqu’à la sécurité relative du Nyala, où Cloutier et un groupe de sapeurs se sont abrités. Ces gars-là travaillaient à quelques mètres seulement de la voie de la roquette ; elle a volé au-dessus de leur tête et a atterri près d’eux aussi. Ils sont tous en train de bavarder fiévreusement, à cause de l’explosion qui les a ratés de peu.
“C’est venu vers nous directement de la crête”, dit l’un d’eux avec des gros mots. “C’était proche. C’était proche. C’était proche”, chantonne un autre. Warner, au système du canon automatique, est en train de balayer la crête à la recherche de l’ennemi. “Balaie et respire, balaie et respire”, dit un autre sapeur. “Là où il y a un merdeux il y en a un autre.”
Boum! Une autre roquette explose à 100 mètres environ. Des pierres crépitent contre le blindage du Nyala.
Pan-pan-pan. C’est le feu des mortiers de 81 mm, qui répondent de leurs quatre tubes. Les flammes et la fumée recouvrent les crêtes autour de Joshua Tree alors que les obus frappent vite et violemment. Cloutier murmure des jurons alors que les obus frappent l’un après l’autre.
Tout est calme pendant quelques minutes. Le Nyala fait directement face à la crête et tout le monde fixe Joshua Tree des yeux, pour voir si une autre roquette va y être lancée. On a le sentiment que dans le Nyala on est plutôt en sécurité, mais s’il était atteint directement, ce serait dur pour tout le monde.
Bell apparaît à la porte arrière du Nyala. Il court d’un côté à l’autre de la base pour vérifier les positions depuis que l’attaque a commencé. “Ils sont probablement partis ou morts, mais on attend que l’appui aérien vienne faire ce qu’il fait le mieux. On nous avertira quand l’alerte sera finie.”
Deux heures passent. Finalement, un Harrier hollandais arrive qui fait trois passes rapides au-dessus des crêtes tout en larguant des fusées éclairantes. “Est-ce qu’ils ont envoyé ce truc de Hollande?” plaisante un des soldats. En fin de compte, l’explosion mystérieuse à Joshua Tree était la première roquette de l’ennemi, lancée d’une crête plus loin, dont la trajectoire s’était écourtée. Les deux suivantes avaient atteint directement la base et la quatrième était allée trop loin. Quelques minutes après la fin de l’alerte, Murnaghan commence à assembler des soldats pour grimper à Joshua Tree étudier l’endroit et chercher l’ennemi. L’escalade est décidée et rapide. Tout le monde semble avoir un certain objectif en tête, ou même être en colère. Quand la patrouille est à deux crêtes de Martello, les gros canons tirent sur une montagne éloignée; tout le monde sursaute mais c’est simplement une autre démonstration de puissance.
Un circuit rapide autour de Joshua Tree permet de voir qu’il n’y a rien d’autre qu’un bon nombre de nouveaux trous d’obus. Qui que ce soit qui a lancé les roquettes semble s’être échappé sans inconvénient. La patrouille se dépêche pour retourner à la base avant la noirceur. Une fois de plus, c’est une patrouille qui revient bredouille. À nouveau, les villageois disent tous qu’ils ne savent rien. Mais malgré le manque de coopération, Murnaghan ne semble pas inculper les villageois à cause de leur position. Ils sont dans une situation scabreuse et ce serait injuste de les blâmer quand ils pensent à leur propre sécurité d’abord.
“Est-ce que les Hollandais auraient envoyé 80 gars grimper ces crêtes pour s’attaquer eux-mêmes? Je ne penserais pas”, dit Murnaghan. “Non, leurs réponses (des villageois) ne me semblent pas fiables; ils essaient de se protéger n’importe comment. Mais je ne pense pas qu’ils me fassent confiance non plus. Je pense que ce pays est en émoi depuis si longtemps que la confiance telle que nous y pensons serait plutôt insensée ici.”
On dirait que c’est une énigme classique : la situation concernant la sécurité autour de Martello ne s’améliorera pas avant que les gens commencent à renseignerMurnaghan sur les combattants ennemis; mais les gens ne feront pas confiance à Murnaghan tant qu’ils auront peur des représailles des combattants ennemis, ce qui n’arrêtera pas tant que Murnaghan n’aura pas obtenu les renseignements. En attendant, les combattants ont tout le temps qu’il faut pour amadouer de nouvelles recrues et mijoter leurs batailles.
Bien que nombre de soldats de Martello croient que la manière de sortir de cette impasse soit l’éducation, c’est-à-dire, fondamentalement, de démontrer aux villageois que la vie peut être tout autre, on n’a donné la tâche d’éduquer les villageois d’El Bak à personne. “On aura de la difficulté à aller de l’avant tant qu’on ne pourra pas fournir un environnement sécuritaire”, dit Bell. “Nous, soldats, ne sommes pas des éducateurs, nous sommes ici pour fournir un environnement sécuritaire, pour qu’on puisse construire des écoles et un nouveau pays.”
Il semble qu’il n’y ait pas d’éducation sans sécurité, mais il n’y a pas de sécurité sans éducation. Ce ne sera pas facile de gagner cette guerre.
La nuit vient de tomber, lundi soir, et la lune brillante illumine les montagnes. Murnaghan et Gallant se tiennent dans une tranchée près de la porte principale de la base, racontant des histoires et riant des infortunes de la guerre. Il fait frais et c’est le calme, et pendant quelques instants, on dirait qu’il ne s’agit pas d’un endroit violent. Mais c’en est un. L’ennemi est là, dehors, qui observe. Tout le monde en est certain, parce que les fantômes dans les collines ont reconfirmé leur présence aujourd’hui. “Nous sommes ici et nous allons nous battre”, semblaient dire les roquettes.