Servir d’un océan à l’autre : le 1er Bataillon des fusiliers de Sherbrooke en service actif, 1942-1945

Si la plupart des unités qui ont combattu au cours de la Seconde Guerre mondiale ont fait l’objet d’études approfondies sous forme de travaux universitaires ou de publications, rares sont les unités restées au pays, à titre de bataillons de réserve ou d’unités mobilisées selon la Loi sur la mobilisation des ressources nationales, qui ont eu ce privilège. Même si ces unités n’ont pas connu le champ de bataille et ne se sont pas couvertes de gloire, il n’en demeure pas moins qu’elles méritent d’être étudiées de plus près. Quelle fut la vie des soldats qui y servirent et quelles difficultés rencontrèrent-ils au sein de ces unités? Voici la courte histoire de l’une d’elles : le 1er Bataillon des Fusiliers de Sherbrooke.

Le 54e Régiment (Carabiniers de Sherbrooke) fut créé en 1910 sous la pression populaire francophone. En effet, de nombreux régiments étaient présents dans la région, mais aucun ne représentait la frange francophone désormais majoritaire. Comme la majorité des régiments de la Milice, le 54e ne fut pas mobilisé lors de la Première Guerre mondiale mais fournit de nombreux volontaires entraînés au Corps expéditionnaire canadien. À la reprise de ses activités en 1920 et au cours des difficiles années subséquentes, les “Carabiniers de Sherbrooke”, rebaptisés par la suite “Fusiliers de Sherbrooke”, firent toujours bonne figure auprès de la population de la région.

En septembre 1939, lors de l’entrée en guerre du Canada, le commandant du régiment, le lieutenant-colonel Émile Lévesque, offrit aussitôt son unité pour la défense du pays. Toutefois, le régiment ne fut pas immédiatement mobilisé et resta une unité de la milice active non permanente. Les membres du régiment qui étaient impatients de servir leur pays se portèrent volontaires au sein d’autres unités situées à l’extérieur des Cantons de l’Est.

Toutefois, en mai 1940, les volontaires de la région purent joindre les rangs du Sherbrooke Fusiliers Regiment, régiment d’infanterie composite et bilingue, mobilisé à partir des effectifs du Sherbrooke Regiment et de ceux des Fusiliers de Sherbrooke. Le poste de commandant-adjoint fut confié au major Aimé Biron, un officier issu des Fusiliers de Sherbrooke. Plus tard, exclusivement anglophone, le Sherbrooke Fusiliers Regiment sera reconverti en arme blindée et se couvrira de gloire sur les champs de bataille de Normandie.

En mars 1942, dans le cadre d’un programme d’expansion de l’Armée canadienne, les Fusiliers de Sherbrooke furent de nouveau sollicités et mobilisèrent une autre unité, la leur, pour le service actif. Le “1er Battalion des Fusiliers de Sherbrooke, CSAC” devait assumer un rôle de défense territoriale au pays. Compte tenu de la lourdeur de la bureaucratie militaire et des retards logistiques, l’unité ne put recevoir ses premières recrues que deux mois plus tard. Muté du Sherbrooke Fusiliers Regiment, Aimé Biron fut promu lieutenant-colonel et prit le commandement de cette nouvelle unité.

Le régiment demeura dans les Cantons de l’Est jusqu’en août 1942, où il perpétua la tradition des liens privilégiés de l’unité-mère, depuis devenue et rebaptisée le “2e Battalion (Reserve) des Fusiliers de Sherbrooke”, avec la ville de Sherbrooke. Les médias locaux, tout comme la population, s’intéressaient aux progrès du 1er Bataillon et à l’entraînement des recrues. Les soldats, que l’on voyait passer dans les rues à marche forcée, devinrent vite des coqueluches. Ils participèrent activement aux activités sociales et furent au premier plan lors de la Semaine de l’Armée au début de juillet.

Fin juillet 1942, il était temps de mettre à l’épreuve les compétences acquises ainsi que l’endurance physique des militaires : le bataillon marcherait de Sherbrooke à Farnham chargé de tout son attirail et de son équipement! Évidemment, cette “marche forcée” fut très médiatisée et fit même la une de La Presse! Partout où ils installèrent leur bivouac, les Fusiliers suscitèrent l’intérêt. Farnham fut le lieu d’établissement de liens très étroits entre les membres des Fusiliers de Sherbrooke et leurs confrères du 3e Bataillon des Fusiliers Mont-Royal. Le 24 juillet, les deux unités de fusiliers célébrèrent ensemble une messe commémorative à la mémoire des récentes victimes canadiennes du raid de Dieppe.

Si la vie militaire quotidienne dans les Cantons de l’Est ne semblait pas encore si difficile pour nombres d’appelés sous le régime de la Loi sur la mobilisation des ressources nationales, l’affectation au camp de Debert, en Nouvelle-Écosse, allait quelque peu changer la donne. Les hommes comprirent alors qu’ils seraient bien loin de chez eux : au cours du déplacement, une quarantaine d’hommes s’absentèrent même sans permission!

Toutefois, à Debert, les troupes apprécièrent l’entraînement plus réaliste qu’elles y subirent. Plusieurs officiers et sous-officiers furent envoyés suivre des cours pour ensuite enseigner aux membres du régiment. Toutefois, la professionnalisation de plusieurs officiers et de soldats qualifiés eut également des effets négatifs : plusieurs instructeurs compétents furent mutés à d’autres unités et d’autres prirent vraiment goût à la vie militaire et se portèrent volontaires pour aller rejoindre des unités en Europe.

La vie à Debert se déroula sans grands incidents. L’entraînement occupait bien sûr presque toute la place, mais les loisirs n’étaient pas pour autant oubliés. Les tournois sportifs inter-régimentaires tant au sein de la 15e Brigade d’infanterie (composée d’unités canadiennes-françaises) qu’entre différentes brigades stationnées à Debert, les sorties en ville, les concerts offerts par la Musique du régiment, les plus récents films d’Hollywood ou sur l’effort de guerre du Canada et de ses alliés projetés dans la cantine surent divertir les soldats du Québec. Les soldats se mêlèrent à la population de la ville, aidant même aux récoltes. Même si ces hommes étaient loin de leurs foyers, le moral demeurait bon. “Une année parfaite!”, selon le commandant.

La routine s’installa, mais on tenta de varier les types d’entraînement : patrouilles, prisonniers, attaques puis exercices de bataillon et de brigade. En avril 1943, le bataillon déplora la perte du fusilier Lahaie, blessé mortellement dans un accident de véhicule “Universal Carrier” lors d’un exercice. En août, les Fusiliers Mont-Royal s’installèrent à leur tour. Les liens déjà étroits se resserreront davantage au cours des mois à venir.

Malheureusement, le 1er Bataillon des Fusiliers de Sherbrooke était victime de son succès et perdait de bons éléments aussitôt leur entraînement terminé. En mai 1943, les officiers au sein du bataillon étaient devenus denrée rare! Bien sûr, les baisses d’effectifs étaient comblées par l’arrivée de nouvelles recrues, d’abord en provenance du camp d’entraînement de Farnham puis du 3e Bataillon des Fusiliers Mont-Royal. Puis, en septembre, la radio annonça que les 7e et 8e brigades et une partie de la 6e, seraient démantelées. Les Fusiliers résisteraient-ils à ces démembrements?

En octobre 1943, le remplacement du commandant Biron par le lieutenant-colonel Paul Trudeau du 3e Bataillon des Fusiliers Mont-Royal laisse croire à la fin imminente du bataillon puisque la plupart des cadres et une bonne partie des membres du rang sont partis de cette unité. En plus, il faut quitter la côte atlantique pour se diriger vers la Colombie-Britannique. Rien pour remonter le moral des troupes.

Pourtant, la vie militaire doit suivre son cours. Le lieutenant-colonel Trudeau resserre la discipline et l’entraînement lors du séjour à Terrace. Mais le régiment devient de plus en plus exsangue. Une cinquantaine de fusiliers acceptent de se rendre à Kiska, en Alaska, rejoindre le Régiment de Hull et d’autres sont mutés ou acceptent de se porter volontaires pour le service outre-mer. Plusieurs recrues sont renvoyées, étant jugées inaptes au service. La plupart arrivant de Valcartier sans aucun document!

Même si la Colombie-Britannique regorge de lieux d’une beauté exceptionnelle, les Fusiliers doivent se rendre à l’évidence: il y pleut beaucoup, surtout en cette partie de l’année. Plusieurs manoeuvres doivent être annulées en raison de fortes pluies ou de brouillard. Les exercices changent également : assauts amphibies, attaques de commandos sur des îles, etc. Tout au long de leur séjour sur la côte du Pacifique, les membres du bataillon vont d’une ville à une autre. À l’été de 1944, les manoeuvres ont lieu au camp de Wainwright en Alberta. Le fusilier Monast y mourra au cours d’un exercice.

Les démonstrations de ce savoir-faire militaire impressionnent beaucoup les dignitaires invités à assister aux défilés. On se demande d’ailleurs pourquoi des hommes avec autant d’entrain et d’efficacité ne passent pas à l’active. Les membres de ce bataillon sont souvent sollicités pour servir outre-mer. Plusieurs officiers servirent d’ailleurs au sein de régiments britanniques dans le cadre du programme “Canloan”.

Vers la fin de l’année 1944, le besoin de soldats se fait grandement sentir en Europe. En décembre, après plus de deux années d’absence, le bataillon reçoit l’ordre de retourner au Québec au camp de Joliette. Plusieurs soldats profitent d’une halte à Montréal pour déserter. À Joliette, c’est le chaos. L’arrivée de nouveaux membres, provenant de diverses unités, pose un problème tout comme la tenue. Les paletots d’hiver, inutiles en Colombie-Britannique mais combien précieux au Québec, brillent par leur absence. Quel beau retour à l’hiver québécois! Enfin, il fallait rappeler de toute urgence les permissionnaires. Ceux qui revinrent de congé eurent du mal à retrouver leurs effets personnels.

De plus, le grand quartier général étudie la possibilité d’envoyer l’unité outre-mer. Une horde de médecins, psychiatres, dentistes, membres du personnel administratif et membres du Corps des magasins militaires s’installent au camp afin d’accélérer le processus de transfert. Le recrutement intensif a débuté. Le ballet des dignitaires militaires commence. Il s’agit de convaincre les soldats.

Toutefois, en janvier 1945, plusieurs hommes, en congé durant les fêtes, décidèrent de ne pas revenir, ce qui provoqua du mécontentement tant chez les autorités militaires que parmi ceux qui avaient choisi de rester loyaux. Des désordres éclatèrent. Malgré tout, l’unité devait se préparer au départ.

En matinée du 8 janvier 1945, jour du départ du régiment pour Halifax, une compagnie entière refuse de s’embarquer et entame une grève. Les hommes ne veulent plus travailler et restent assis. À 13 h 30, toutes les compagnies, à l’exception d’une seule, suivent le mouvement. Le lieutenant-colonel Trudeau discute sans grand succès avec les réfractaires. Le commandant du District militaire no 4, de Montréal, le major-général James E. Renaud, arrive de toute urgence et demande aux hommes de cesser immédiatement cette folie et d’obéir aux ordres. En début de soirée, une dizaine d’hommes acceptent de monter dans le train. Ils seront bientôt suivis par tous les autres grévistes. Le train put quitter la gare avec à son bord 25 officiers et 427 membres du rang. Ils rencontrèrent par la suite le groupe précurseur, déjà en route pour l’Angleterre.

Le recrutement pour le service volontaire suit son cours tant à bord du train, où une douzaine de fusiliers signent leur engagement que sur le navire durant la traversée. Toutefois, ces transferts volontaires ne permirent pas au 1er Bataillon des Fusiliers de Sherbrooke de survivre. À son arrivée à Liverpool, en Grande-Bretagne, le bataillon est aussitôt dissout et tout le personnel est transféré à un centre d’entraînement.

Cet incident méconnu peut-il vraiment être associé au passé du régiment des Fusiliers de Sherbrooke? En janvier 1945, les effectifs du régiment ne sont certes plus les mêmes que ceux des débuts du 1er Bataillon en 1942. En fait, les soldats qui se rebellent ne sont plus des membres originaux : ils sont des conscrits pour la plupart ou proviennent d’autres régiments. Les officiers originaux, qui maintenaient les traditions de l’unité-mère et les liens avec les citoyens de la ville de Sherbrooke et les Cantons de l’Est, n’y étaient plus. Cet incident ne ternit aucunement l’image du régiment après la guerre. De retour à la vie civile, plusieurs membres originaux poursuivront même une carrière parallèle au sein du régiment de la réserve.

Quant au 1er Bataillon, de la force active, il ne tomba pas immédiatement dans l’oubli. En août 1945, une association des vétérans de ce bataillon fut créée. Durant quelques années, les anciens de ce bataillon profitèrent des réunions et des activités de l’association pour perpétuer le souvenir de leur service actif d’un océan à l’autre.

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