Craig Macdonald a toujours eu la bougeotte, il a été ébloui par l’envie de voyager toute sa vie, non pas au sommet des plus hautes montagnes du monde, ni aux terres lointaines ou aux villes exotiques, mais de long en large sur les cours d’eau nord-américains de l’Est. Macdonald, un résident de Dwight (Ont.), à 200 kilomètres au nord-est de Toronto, qui a maintenant 59 ans, a pagayé, fait de la raquette et marché des côtes de la baie d’Hudson jusqu’à l’embouchure de la rivière Penobscot à Old Town (Maine), surtout en parcourant les anciennes voies commerciales des peuples autochtones qui autrefois vivaient sur ces territoires.
Mais de tous ces endroits, celui pour lequel il a éprouvé le plus vif intérêt, et pendant le plus longtemps, est le Temagami, une région sauvage de plus de 10 000 kilomètres carrés au nord de North Bay à cheval sur la frontière entre l’Ontario et le Québec. Macdonald explore les forêts, les hautes terres et les cours d’eau de Temagami depuis son adolescence. Il a étudié l’histoire, la langue et la culture du peuple Anishinawbeg ou Ojibway qui vit là depuis nombre de générations et il a profité de son expérience pour créer une importante fenêtre sur l’histoire du territoire. Sa création est intitulée Historical Map of Temagami (carte historique de Temagami), et elle représente une contribution inégalée et très précieuse pour notre compréhension du monde autochtone qui existait au Canada avant d’entrer en contact avec la civilisation blanche.
La carte de Macdonald, qui lui a pris vingt-six ans à faire, offre un instantané cartographique de la vie des Anishinawbegs de Temagami. La carte, publiée en 1993 par la Commission de toponymie de l’Ontario, comprend les noms de 660 caractéristiques, lacs, rivières, ruisseaux, îles et terres hautes, le tout dans la langue des Anishinawbegs. On y trouve les voies de voyagement hivernales et estivales et y sont identifiés des centaines de portages, ainsi que leur longueur exacte.
En incluant ces caractéristiques, la carte sert à nous donner une idée des petites bandes semi-nomades des autochtones qui subsistaient en chassant, en trappant et en pêchant le ménomini dans le Te-mee-ay-gaming, le lac profond au coeur de leur monde. Ces gens utilisaient les cours d’eau et les portages pour aller d’un camp à l’autre selon les saisons et ils les connaissaient aussi bien que le citadin d’aujourd’hui compte sur ses rues, ses avenues et ses autoroutes.
Macdonald voulait enregistrer ces caractéristiques, et d’autres, avant que le temps en ait effacé toute trace. “J’ai guidé des expéditions en canoë à des camps de jeunes à Temagami durant les années 1960 alors que j’étais à l’université et j’ai connu certains des Indiens, dont la plupart étaient des trappeurs âgés. Ils avaient de très grandes connaissances des ressources de leurs terres. Je me suis rendu compte à quel point ces connaissances étaient fragiles et que leur histoire et leurs traditions risquaient de disparaître à tout moment.”
Le contact avec les commerçants de fourrure et les missionnaires, à partir du 17e siècle, commença de modifier la culture traditionnelle des Anishinawbegs et cette modification a accéléré quand la mise en coupe, le minage et la construction des barrages électriques ont altéré le territoire physiquement. Toutefois, les gens continuaient à vivre à la vieille manière jusqu’aux années 1940, d’après Macdonald, quand le gouvernement canadien a commencé à appliquer une politique d’assimilation de manière agressive. Finalement, eux aussi ont quitté la terre pour aller vivre dans des réserves et envoyer leurs enfants aux pensionnats.
Les Anishinawbegs vivent maintenant à la réserve de Bear Island, au lac Temagami et, comme Macdonald l’a appris pendant qu’il faisait ses recherches, une grande partie des plus jeunes ne connaissent pas grand-chose du monde de leurs ancêtres.
Macdonald décida de lui-même d’étudier ce monde et il le fit sans s’attendre à être récompensé ou reconnu. Ce qu’il a accompli, si ce n’est pas inégalé, est tout au moins rare. D’après Conrad Heidenreich, un géographe historien et professeur de l’Université York à la retraite, les Inuits du Labrador et du Québec du Nord ont créé des cartes détaillées de leurs terres, et certaines bandes indiennes de la côte Ouest ont fait des efforts semblables. Mais une telle cartographie autochtone n’existe pas pour les autres parties du pays; sauf pour Temagami et c’est grâce à Macdonald. Pourtant, cet homme de grand air, grand, mince et qui devient chauve, est modeste en ce qui concerne sa motivation et ce qu’il a accompli.
Ce sont les autres qui parlent en termes enthousiastes de lui et de son travail. “C’est un trésor national”, dit Brian Back, qui a fondé la Temagami Wilderness Society (société de la réserve naturelle de Temagami) au début des années 1980 et qui a pagayé sur les cours d’eau du district presque autant que Macdonald. “L’exactitude de la carte est vraiment impressionnante.”
Michael Smart, un secrétaire exécutif à la retraite de la Commission de toponymie, dit que ses collègues et lui ont vu la carte sous sa forme manuscrite au milieu des années 1980 quand ils faisaient une révision périodique des noms géographiques du district de Temagami. “Il a déroulé sa carte à une réunion de la commission et ce fut une révélation que de voir un travail génial comme celui-là. C’était un manuscrit extra. L’arpenteur en chef l’a vu et dit : ‘mon Dieu, il faut qu’on le publie’.”
Alejandro Rabazo, le cartographe du ministère qui a transformé la carte manuscrite de Macdonald en un produit final, dit beaucoup de bien de Macdonald. “J’ai beaucoup aimé le travail. Il connaissait le territoire incroyablement bien. Je n’ai jamais rencontré quelqu’un qui connaissait un projet autant que lui.”
La commission a fait imprimer 10 000 copies, en a gardé à peu près la moitié et envoyé des échantillons aux organisations comme la Bibliothèque nationale et Archives nationales du Canada à Ottawa, le Smithsonian Institute à Washington (D.C.) et l’United States Board of Geographic Names. Macdonald a reçu le reste du tirage et de temps en temps vend des copies ou les donne à des canoéistes ou à des gens qui font des expéditions en milieu sauvage à Temagami.
Les autochtones ont reconnu la valeur de son travail et se sont tournés vers lui plusieurs fois quand ils avaient besoin d’aide. À la fin des années 1980, les Anishinawbeg de l’île Bear de Temagami ont appelé Macdonald en tant que témoin à l’occasion d’audiences concernant les revendications territoriales devant la Cour de justice de l’Ontario et ont profité de son témoignage pour établir que leurs ancêtres utilisaient entièrement les terres depuis au moins les années 1600, quand les missionnaires français, qu’ils appelaient les way-mit-a-goosh ou branleurs de bout de bois, sont arrivés.
Plusieurs bandes autochtones sont entrées en contact avec lui et lui ont demandé conseil pour entreprendre des projet cartographiques semblables. “Chaque année, on dirait qu’on s’intéresse de plus en plus à cette sorte de chose”, dit-il. “J’ai reçu des coups de fil d’autochtones de l’Ontario, du Québec et du Nouveau-Brunswick, mais il y a autant de régions au Canada de l’Est où l’on ne peut plus faire de carte historique détaillée.” Macdonald dit que c’est parce qu’il ne reste pas de gens qui connaissent l’histoire, ou tout au moins très peu.
Macdonald a commencé à faire ses recherches sérieusement au début des années 1970, après avoir obtenu une maîtrise en pêcheries et commencé sa carrière à l’agence provinciale qu’on appelait le Department of Lands and Forests (ministère des terres et forêts). Il a obtenu une connaissance directe du Temagami grâce à des voyages en canoë durant l’été et des expéditions de raquette durant l’hiver, ce qu’il augmentait en interviewant les vieux trappeurs anishinawbegs.
Nombre d’entre eux étaient nés et avaient été élevés dans la brousse et leurs anciens leur avaient appris la chasse et la trappe, mais durant les années 1970, ces trappeurs qui se faisaient vieux étaient le dernier lien avec le vieux monde des Anishinawbegs. Pendant des siècles, le peuple anishinawbeg passait l’hiver dans des petits camps de deux ou au maximum trois familles et s’occupaient de leurs lignes de piégeage. Au printemps, ils récoltaient le sirop d’érable et en été des familles venant de tout le territoire s’assemblaient à Ka-tay Temee-ay-ga-maw Minis, une île dans le lac de Temagami. Ils pêchaient le ménomini et cultivaient une petite variété robuste de maïs, et en automne ils reprenaient le chemin de leur camp d’hiver.
Macdonald estime qu’il a interviewé 500 anciens autochtones à l’île Bear et plusieurs réserves avoisinantes en Ontario et au Québec. Il a accumulé des centaines de pages de cahier de note et ramassé du matériel sur une grande série de choses, y compris les croyances spirituelles des Anishinawbegs, leurs méthodes de prestidigitation, leurs techniques de canoë et les endroits où chasser, tendre un piège et ramasser de la catilnite. “J’ai parlé aux gens les plus vieux que je pouvais trouver et les plus jeunes avaient de la difficulté à écouter parce que les anciens parlent d’endroits qu’ils n’avaient jamais vus”, se rappelle Macdonald.
Son plus vieil informateur était Phileas Lepage, qui avait 108 ans lors de l’interview et qui était probablement né autour de 1868. Quelques jours avant que Macdonald lui parle, Lepage avait soupé avec le premier ministre de l’Ontario d’alors Bill Davis et le Premier ministre Pierre Trudeau car c’était alors un des plus vieux vétérans de la Première Guerre mondiale encore vivant. “Il était si vieux qu’il avait vu Sir John A. Macdonald faire des discours électoraux dans des trains”, dit Macdonald.
Lepage avait été employé comme garde-feu par le gouvernement de l’Ontario au début du 20e siècle et il connaissait bien le pays autour du lac dans la partie nord-ouest du district que les Anishinawbegs appelaient Shonj-a-waw-gaming Saw-gi-hay-gun-ning, ou lac aux eaux calmes. Il a donné des renseignements sur les portages et présenté Macdonald à une femme appelée Angélique Misabi, qui avait dans les 90 ans et qui quand elle était enfant et jeune adulte avait vécu à des camps d’hiver à un lac avoisinant. “Elle pouvait vous raconter tout ce que vous vouliez savoir à propos de la vie dans les bois”, dit Macdonald. “Elle avait beaucoup d’histoires à propos des temps anciens et comment c’était quand on voyageait en canoë d’écorce.”
Misabi a répondu à une question qui avait laissé Macdonald perplexe pendant longtemps. Durant ses propres voyages, il avait souvent vu de magnifiques pins blancs imposants marqués d’encoches carrées profondes que quelqu’un avait certainement fait avec une hache. “J’avais vu ces choses-là pendant 10 ou 15 ans, toujours du côté sud des arbres. Elle me dit que c’étaient des postes à résine. La résine de pin était cueillie par les Indiens qui s’en servaient pour réparer leurs canoës. Certaines de ces encoches avaient peut-être 150 ans.”
Macdonald a interviewé des centaines de personnes qui n’étaient pas des autochtones : des trappeurs, des guides, des bûcherons et bien d’autres, n’importe qui qui puisse lui donner des renseignements, aussi fragmentaires soient-ils, sur la géographie autochtone de Temagami. Il a étudié d’innombrables vieilles cartes et rapports d’arpenteurs à la recherche des noms autochtones des caractéristiques géographiques qui auraient pu avoir changé au fil du temps. Il a aussi lu les histoires locales et les journaux des commerçants de fourrure, des missionnaires et des pionniers, bref, tout ce qui pouvait lui donner des renseignements utiles.
Ses recherches lui ont donné une idée inhabituelle du monde des Anishinawbegs, une grande compréhension de leur langue et une appréciation durable de leur utilisation du territoire et des ressources. “Leur capacité à survivre dans cet environnement était le résultat des connaissances expertes des ressources et des systèmes de sentiers. Ils avaient des territoires familiaux pour la trappe et la chasse qui étaient aussi clairement définis qu’une ligne de piégeage moderne enregistrée auprès du gouvernement.”
Le nom des endroits et des caractéristiques géographiques étaient très importants et souvent il était choisi d’après la nourriture ou la ressource qu’on pouvait obtenir à la rivière, au lac ou à l’autre cours d’eau. Par exemple, sur la carte de Macdonald il y a un long lac mince appelé Kee-chim Ma-ko-bing Saw-gi-hay-gun-ning, soit où l’ours va à l’eau. En d’autres mots, c’était un croisement d’ours. D’une façon semblable, il y a une bouche à un des bras du sud du lac Temagami que les Anishinawbegs appelaient Ma-kwaw na-gwaw-awk-shing Saw-gi-hay-gun-ning ou l’endroit du piégeage des ours.
Les Indiens savaient que les ours traversaient fréquemment cette bouche alors ils construisaient des pièges en rondins bâtis comme des appentis mais lestés avec d’énormes charges de pierres. Ils mettaient un morceau de viande ou autre appât sous les rondins. Quand l’ours tirait sur l’appât, les rondins et les pierres tombaient et soient qu’ils écrasaient l’animal, soit qu’ils l’étouffaient.
Les Anishinawbegs appelaient une de leurs rivières Wu-num-man Zipi ou la rivière à vase rouge. Ils s’y rendaient pour ramasser un matériel de couleur rouge, en fait un oxyde de fer, parmi les pierres dont ils se servaient comme peinture ou teinture.
Ils se servaient des noms comme aides au déplacement. Macdonald dit que dans tout territoire indien il y avait nombre de lacs qui étaient identifiés par leur forme ou quelque autre caractéristique physique pour aider les gens qui allaient d’un endroit à un autre. Ainsi, il y avait des lacs ronds, des lacs longs et des lacs aux pins, ainsi que des lacs qui étaient clairs, sales, herbeux, vaseux ou brûlés, c’est-à-dire entourés par des forêts qui avaient passé au feu.
Les autochtones donnaient aussi un nom aux points de repère, pour servir d’aide à la navigation aussi. Il y a un plan d’eau long et étroit à Temagami que les Anishinawbegs appelaient Waw-bos Nah-mat-ta-bee Saw-gi-hay-gun-ning ou lac au lapin, parce qu’on peut y voir un gros rocher qui ressemble à un lapin accroupi.
À Temagami, comme dans la plupart des endroits au Canada, il y a nombre de caractéristiques physiques qui ont encore le nom indien ou une corruption de ce nom. Le lac Wanapitei sur les cartes contemporaines vient du nom anishinawbeg Wawn-a bitay-bing Saw-gi-hay-gun-ning ou lac de la dent creuse, une description si vieille que même les plus vieux informateurs de Macdonald ne pouvaient pas l’expliquer. La rivière Sturgeon (esturgeon) est une traduction du nom anishinawbeg, Nah-may Zipi, et appelée ainsi parce qu’elle contenait tant d’esturgeons.
Nombre de noms autochtones ont toutefois disparu, parce que des fois les gens non autochtones préfèrent donner le nom de quelqu’un aux endroits. Sur n’importe quelle carte de Temagami officielle il y a des lacs auxquels on a donné le nom d’arpenteurs, de politiciens et, dans un cas, un jeune qui avait été à un camp d’été et nommé campeur de l’année.
Un des plus grands lacs à Temagami s’appelait, dans le temps des Indiens, Mons-kaw naw-ning Saw-gi-hay-gun-ning ou lac repaire de l’orignal. Durant les années 1880, Robert Bell de la Commission géologique du Canada lui donna le nom de lac Lady Evelyn en l’honneur de la fille d’un aristocrate irlandais de ses relations. On a aussi donné le nom de femmes aristocrates à deux autres lacs : Lady Dufferin et Lady Sydney. “Nombre de ces gens n’ont même jamais vu les lacs et ils n’avaient aucun lien avec les terres”, dit Macdonald.
La carte de Macdonald est précise d’une autre manière, que seules les personnes qui connaissent très bien le Temagami ne remarqueraient. Il note que 36 lacs dans le district ont été changés par des barrages hydro-électriques. Dans la plupart des cas, ils sont plus grands qu’autrefois parce que les barrages ont inondé des terres limitrophes. Les lacs sur sa carte semblent être comme ils l’étaient avant la construction des barrages. C’est un petit détail mais une de ces choses qui font que sa carte est tellement précieuse, et qui ont tellement impressionné les gens qui ont transformé son manuscrit en produit fini.
Pour de plus amples renseignements sur la carte historique de Temagami, veuillez prendre contact avec Craig Macdonald à RR 1 Dwight ON P0A 1H0, 1-705-635-3416.