Les morts de Grosse Île

Un grand nombre de personnes à la recherche d’une vie meilleure immigrent au Canada durant le 19e siècle. La plus grande partie l’ont trouvée. Mais pour certains, le voyage vers un nouveau début s’est terminé de manière brusque. Des milliers sont morts peu de temps après avoir quitté le pays natal, soit dans des bateaux bondés, soit dans des postes de quarantaine sordides. La cause de la plupart des morts était la maladie, surtout les grands niveleurs que sont le choléra et le typhus.

Aujourd’hui, la paix et la beauté d’une petite île située au milieu du fleuve St-Laurent, près de Québec, jurent avec la grande tragédie qui y a eu lieu il y a presque 160 ans. Les événements déchirants de la saison du transport maritime de 1847 font partie des plus tristes histoires du Canada, des événements qui font que l’île minuscule a été surnommée le cimetière irlandais le plus à l’ouest du monde.

Malgré ses petites dimensions, à peine un kilomètre de largeur et trois kilomètres de longueur, l’île porte le nom de Grosse Île. Au début, pendant une bonne partie de son existence, les collines de l’île couvertes d’épaisses forêts étaient pratiquement inhabitées. Ensuite, des événements ayant lieu en Europe ont concouru pour faire augmenter sa population de manière spectaculaire. À partir de 1815, après la fin des guerres napoléoniennes, de plus en plus d’immigrants quittaient les îles britanniques pour s’établir en Amérique du Nord britannique, comme on appelait alors le Canada. Beaucoup venaient des classes plébéiennes, désireux de fuir les conditions sordides des villes surpeuplées ou l’agriculture de subsistance. Les gens pauvres, sous-alimentés et chétifs, étaient prédisposés aux maladies, surtout les épidémies des maladies infectieuses mortelles répandues qui faisaient alors des ravages en Europe.

Après la grande éruption de choléra de 1831 en Grande-Bretagne, les autorités canadiennes avaient peur que les immigrants arrivant par la voie du St-Laurent l’année suivante allaient apporter la maladie au pays. En février 1832, l’Assemblée du Bas-Canada (Québec) décidait d’établir un poste de quarantaine à la Grosse Île. En ce temps-là, la plupart des immigrants qui venaient au Canada arrivaient au port de Québec. La Grosse Île était un endroit idéal pour les examiner parce qu’elle n’était qu’à 48 kilomètres de Québec, qu’elle se trouvait sur la voie maritime et qu’elle était à une assez grande distance de sécurité de la population locale.

Au printemps 1832, le personnel médical, les soldats et les ouvriers commençaient à arriver sur l’île pour construire le poste, y compris un hôpital et deux “hangars”, chacun pouvant abriter 300 personnes en santé. Les premiers cas de choléra étaient découverts cet été-là, et il fallut aux autorités médicales jusqu’au mois de novembre pour maîtriser la maladie. Le poste de quarantaine avait survécu à son premier test et, durant les 15 années suivantes, on réussit à s’y acquitter de ses responsabilités de manière relativement paisible, malgré une autre éruption de choléra en 1834. Mais rien n’aurait pu préparer le personnel aux événements de 1847.

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On pourrait dire que l’humble patate en a été la cause. Durant l’occupation de l’Irlande par Oliver Cromwell au milieu du 17e siècle, les Irlandais avaient été poussés à l’Ouest de l’île, où il y avait trop d’humidité pour que le grain mûrisse. La patate était la solution. Elle permit aux Irlandais de survivre, mais les obligea à ne compter que pratiquement sur une seule récolte. La patate permit aussi à la population irlandaise de croître rapidement. En 1841, à plus de huit millions, elle avait triplé en moins de 100 ans. L’Irlande était devenue le pays le plus populeux d’Europe, les locations à ferme devenant si serrées qu’on ne pouvait les diviser davantage.

Malgré ses nombreux avantages, la patate avait un grand inconvénient : elle était sujette aux maladies. En 1845, le mildiou causa une récolte déficitaire presque totale. C’est l’Irlande qui souffrit le plus parce qu’elle dépendait plus de la patate que n’importe quel autre pays. Les propriétaires anglais et leurs agents impitoyables firent empirer la situation. Leur réponse, et celle du gouvernement, fut lente et insuffisante. En 1846, la récolte fit encore plus défaut que celle de l’année précédente, et elle fut suivie par le pire hiver de mémoire d’homme. Les gens mangeaient n’importe quoi, des patates pourries, des algues, des orties… et puis ils mouraient de faim. Le point de vue au gouvernement d’alors, impitoyable, était que l’Irlande devrait être autosuffisante, et l’approvisionnement de nourriture gratuite ou bon marché priverait le secteur privé des bénéfices auxquels il avait droit.

Les autorités finirent par organiser des soupes populaires, mais elles fournissaient de la soupe au prix le plus bas possible, sans s’occuper de la valeur nutritive. D’autres atrocités s’ensuivirent. Certains propriétaires expulsèrent les locataires afin de transformer la terre en pâturage. Des agents malhonnêtes escroquaient les pauvres fermiers. Pour ceux qui le pouvaient, la seule solution était de quitter l’Irlande. Beaucoup d’Irlandais choisirent le Canada, espérant se glisser aux États-Unis à la première occasion après qu’on y eut promulgué plusieurs règlements ayant pour but d’empêcher les navires d’immigrants britanniques d’entrer dans les ports américains.

Des milliers d’immigrants, qui étaient déjà affaiblis, tombèrent malades en attendant de s’embarquer ou dans les cales surpeuplées des bateaux, dont la plupart n’avaient pas suffisamment d’eau potable ou de nourriture comestible. Un navire transportant 400 passagers ou plus pouvait en avoir perdu 100 durant les six à neuf semaines qu’il fallait pour traverser l’Atlantique. La plupart des immigrants s’embarquaient dans des navires transporteurs de grumes, des vaisseaux qui apportaient du bois de sciage en Grande-Bretagne et qui normalement étaient vides au retour. Maintenant, ils transportaient du lest vivant qui avait payé, dans des cales de stockage qui n’étaient pas faites pour des humains.

Le récit d’un prêtre anonyme à la Grosse Île témoigne des conditions terribles dans les navires d’immigrants : “Il est impossible de décrire la saleté et la puanteur de ces porcheries. On peut trouver deux, trois, même quatre cents malades dans un seul navire, attaqués par la fièvre typhoïde et la dysenterie, la plupart couchés sur les ordures qui se sont accumulées sous eux au cours du voyage; en plus des malades et des mourants, il y avait les cadavres qui n’avaient pas encore été inhumés en mer. Sur les ponts, il y avait tellement de saleté qu’on pouvait facilement y voir les traces de pas. À tout ceci, ajoutons la mauvaise qualité de l’eau, la pénurie de nourriture et vous pourrez vous imaginer un peu les conditions où se trouvaient les gens durant le long et dur voyage.

À la Grosse Île, de nouveaux hôpitaux pouvaient recevoir jusqu’à 200 patients (il n’y en avait jamais eu plus de 100 à la fois auparavant), alors que d’autres hangars servaient à abriter 800 personnes. Le directeur médical était le docteur George Mellis Douglas. Son fils, le docteur Campbell Mellis Douglas, s’est engagé dans l’Armée britannique et on lui a décerné la Croix de Victoria en 1867, aux îles Andaman.

Le 14 mai 1847, le voilier Syria de Liverpool arrivait à la Grosse Île au bout d’un voyage de 46 jours. Neuf de ses 245 passagers étaient morts en route, et 52 autres souffraient de la dysenterie ou du typhus. Le 23 mai, il y avait 530 malades dans les hôpitaux de l’île, et on comptait 40 à 50 morts par jour. Au cours de l’été, un flot incessant d’immigrants continuait d’arriver, dont la plupart étaient affaiblis par la faim et ravagés par les maladies, surtout le typhus.

Quand la saison du transport maritime se terminait, six mois plus tard, plus de 440 vaisseaux avaient apporté presque 100 000 personnes au Canada. Six sur sept étaient irlandais. Le nombre des morts qui avaient eu lieu durant la traversée ou en quarantaine dans leurs navires s’élevait à 5 293, et 3 452 étaient morts au poste. Il y a eu aussi 8 732 qui sont morts dans les hôpitaux à travers le Québec et l’Ontario. Presque deux immigrants sur 10, la plupart étant des Irlandais, n’ont pas eu l’occasion de s’établir dans leur nouveau pays.

Alors que de plus en plus de bâtiments arrivaient avec de plus en plus de passagers, dont beaucoup étaient malades, le docteur Douglas, son personnel et les installations sur l’île se sont vite trouvés débordés. Durant l’été et le début de l’automne, les autorités ont essayé de s’en sortir en fournissant immédiatement des tentes, et puis d’autres hôpitaux et d’autres hangars. Malheureusement, il n’y avait pas assez de gens pour monter les tentes car nombreux étaient les travailleurs qui refusaient de s’approcher des hôpitaux.

Des centaines de patients attendaient sur l’île et il y en avait tout autant dans les navires à l’ancre. Des milliers d’autres étaient retenus, y compris, ce qui était le plus triste, des douzaines de nouveaux orphelins. Des familles de bons Canadiens français adoptèrent la plupart des orphelins, dont beaucoup purent garder leur nom de famille irlandais, comme Kelly, O’Connor et Ryan. Le nombre de morts qu’on ensevelissait chaque jour, de 50 à 60, s’éleva jusqu’à 85. Robert Whyte, un immigrant, décrivait ainsi la scène : “Une autre scène, encore plus affreuse, était celle où une ligne continue de bateaux faisait un cortège funèbre sans fin, chacun transportant sa cargaison de morts au cimetière.”

Il y a trois cimetières à la Grosse Île, où ont eu lieu 7 756 enterrements. Le plus grand, celui qu’on appelle le cimetière irlandais, est dans la partie ouest. Plus de 6 000 victimes y ont été ensevelies, y compris 5 424 rien qu’en 1847. Auparavant, les enterrements sur l’île se faisaient dans des tombes individuelles. Débordés par le nombre d’enterrements à faire en 1847, les autorités durent avoir recours aux fosses communes. Les corps étaient placés dans des cercueils, lesquels étaient alors empilés trois de haut dans la terre. Il y avait si peu de terre sur l’île pour couvrir les fosses communes que des bateaux durent en apporter du continent.

Le même prêtre anonyme qui décrivait les conditions dans les vaisseaux donnait des soins aux malheureux bourrés dans les tentes : “À côté de chaque tente se trouvent des ordures en fermentation que personne n’a le temps d’enlever et, à l’intérieur, en deux ou trois rangées, gisent des squelettes vivants; avec à peine assez de paille où étendre leurs membres, hommes, femmes et enfants pêle-mêle; et si serrés qu’il est presque impossible d’y faire un pas sans marcher sur quelque partie de la masse qui respire encore. Presque tous souffrent de la dysenterie ainsi que de la fièvre, et ils sont trop faibles pour se traîner dehors, alors ils ne peuvent faire autrement que de se vautrer dans leur propre crasse. Ajoutez à cela la saleté générale des malades, la puanteur des loques dont ils sont couverts, et vous aurez une petite idée de la contamination à l’intérieur de ces taudis.

Sa description était tout aussi horrible pour les pauvres gens dans les édifices : “Dans les hangars les conditions ne sont guère tolérables pour les malades; les fenêtres qui ont pour objet de laisser pénétrer l’air frais laissent aussi pénétrer la pluie et le vent; il m’est arrivé plusieurs fois de voir de l’eau tomber abondamment sur les malheureux à l’agonie. L’air infectieux contient une puanteur épaisse qui ébranlerait les esprits les plus robustes. Ces abris ont entre cent et deux cents pieds de longueur. Au centre se trouvent deux rangées de lits superposés, alors les matières fécales de celui qui est dans le lit du haut tombent sur celui qui est couché dans le lit du bas.”

D’autres médecins, travailleurs et ecclésiastiques continuaient à arriver dans le chaos, mais c’était souvent un cas de “trop peu et trop tard”. Quand le logement à terre ne suffisait pas, les gens en santé devaient rester à bord avec les malades et les morts jusqu’à ce qu’on les autorise à débarquer. Même les chapelles catholique et anglicane avaient été converties en hôpitaux. En juin, 91 navires faisaient escale à la Grosse Île, ce qui donnait 15 000 immigrants en quarantaine en même temps. Parmi eux, au moins 2 000 étaient malades. Le typhus si contagieux fit des victimes parmi le personnel alors que médecins, aide-infirmiers, infirmières, travailleurs, policiers et membres du clergé tombaient malades. Plusieurs en moururent. Quand on apprit quelles étaient les conditions sur l’île, il devint de plus en plus difficile de recruter un nouveau personnel.

D’autres bâtiments arrivèrent en juillet et en août; et encore d’autres immigrants malades. Le nombre dans les hôpitaux, d’environ 1 450 en juillet, s’élevait jusqu’à plus de 2 000 le mois suivant. Malgré des règlements de quarantaine de plus en plus stricts au milieu du mois de juillet, de nouvelles éruptions de typhus continuaient à avoir lieu, et 225 à 325 personnes mouraient chaque semaine durant le mois d’août. Finalement, en septembre, le nombre d’immigrants commença à baisser et la moyenne de malades dans les hôpitaux diminua à 1 330. Les chapelles reprenaient leur rôle d’origine et le nombre de membres du personnel médical était réduit. À l’approche de l’hiver et de la fin de la saison du transport maritime, les autorités évacuaient le reste des patients vers Montréal et Québec et la plus grande partie du personnel quittait l’île. La saison d’enfer à la Grosse Île était finie.

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La Grosse Île est restée le lieu d’un poste de quarantaire jusqu’en 1937. Durant la Seconde Guerre mondiale et après, c’est devenu l’endroit d’un établissement du Conseil de recherches pour la défense où l’on faisait des expériences de guerre biologique. En 1956, le ministère de l’Agriculture obtenait l’île pour s’en servir de poste de quarantaine pour les animaux importés.

Vu l’importance de la Grosse Île dans l’histoire de l’immigration canadienne, le gouvernement fédéral a recommandé en 1984 d’y établir un lieu historique national. La planification débuta de la façon la plus appropriée pour commémorer l’histoire de l’île autour du thème le Canada : terre d’accueil et d’espoir. Lors des consultations publiques qui allaient suivre, une grande partie de la collectivité irlandaise du Canada et d’autres gens ont exprimé leur colère à propos de ce qui à leurs yeux était une tentative d’atténuer les événements pénibles de 1847.

Leurs pétitions obtinrent du succès et aujourd’hui l’île, connue sous le nom de Lieu historique national du Canada de la Grosse-Île-et-le-Mémorial-des-Irlandais, sert à raconter toute l’histoire des événements qui s’y sont déroulés. Près de 30 000 personnes la visitent chaque année, voyageant par navette d’un bout de l’île à l’autre et s’arrêtant à plusieurs édifices qui y sont préservés, et dont plusieurs contiennent des artefacts et des expositions.

La partie la plus émouvante de l’île est peut-être celle de l’ouest, qui touche surtout aux événements de 1847. Le cimetière des Irlandais s’y trouve, lequel est marqué par quelques croix blanches désolées. Les tertres et les sillons longs et ondulants du cimetière témoignent des fosses communes. Non loin de là se trouve le Monument aux médecins, une petite stèle érigée par le docteur Douglas en l’honneur des six médecins qui sont morts entre 1832 et 1847. La croix celtique, un des plus importants symboles irlandais, érigée par l’Ancient Order of Hibernians en 1909 est un des monuments qu’on trouve sur l’île. Le monument en granite de 14 mètres érigé en haut de Telegraph Hill, l’endroit le plus élevé de l’île, sert à commémorer les gens qui ont fui la Grande Famine irlandaise. Le dernier honneur date de 1998, quand on a dévoilé un mémorial qui donne sur le cimetière. Il sert à honorer les immigrants, surtout irlandais, et les employés du poste qui ont été ensevelis dans l’île entre 1832 et 1847.

Grâce à l’engagement et au dévouement de plusieurs personnes, la Grosse Île aujourd’hui représente une des histoires les plus tristes de l’histoire canadienne, tout en commémorant respectueusement ceux qui sont morts à la recherche d’une meilleure vie dans une nouvelle terre.

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