TOUT JUSTE EN ENTRANT DANS LE BUREAU DU SÉNATEUR ROMÉO DALLAIRE, AU PARLEMENT, IL Y A UNE PHOTOGRAPHIE DE PLUSIEURS ENFANTS SUR UNE COLLINE HERBEUSE DU RWANDA. CERTAINS D’ENTRE EUX DÉPASSENT À PEINE LES HERBES, MAIS IL EST ÉVIDENT QUE LA PLUPART SONT NÉS APRÈS LA GUERRE CIVILE ET LE GÉNOCIDE DE 1994 PENDANT LESQUELS DES CENTAINES DE MILLIERS DE PERSONNES SONT MORTES ET DES MILLIONS D’AUTRES, DONT DALLAIRE, ONT ÉTÉ MARQUÉES POUR LA VIE.
La plupart des gens qui ont lu son livre aux critiques élogieuses J’ai serré la main du diable, paru en 2003, ou son livre plus récent sur les enfants soldats en Afrique devraient apprécier cette photographie, non pas parce qu’il s’agit d’une belle image, mais parce qu’elle inspire, si l’on en juge par les yeux de certains des enfants tout au moins, un sentiment de renouveau après le massacre, le désespoir et la frustration qu’il a si bien décrits dans son premier livre.
C’est ici, devant la photo, que le sénateur légendaire sortant de son bureau nous reçoit d’une poignée de main avant de nous inviter prendre le café, au-dessus, à la cafétéria. Étant donné le temps qui nous est réservé pour l’entrevue, l’invitation décontractée est un peu inattendue, mais il se pourrait que notre arrivée hâtive à la Colline donne l’occasion au général d’établir quelques règles de base avant de commencer.
La pause-café est très certainement une astuce, mais les règles de base ne viennent pas. La personne interviewée désire simplement connaitre un peu l’intervieweur, et cela commence sur-le-champ, pendant que nous longeons les couloirs de l’édifice du Centre.
Dallaire a presque 65 ans, mais rien n’indique qu’il ait ralenti. Il est toujours en forme et très passionné, en plus d’être éloquent quant à ses croyances. Il n’est pas absorbé par la situation dans son ensemble au point de négliger les petits moments. Il nous demande d’une voix calme d’où nous venons, comment va la revue, ce qui nous intéresse, puis il fait des remarques sur ses liens avec la Légion, à Montréal-Est, en s’attardant aux relations de son père avec l’organisation.
Quand nous nous assoyons en face de lui, à la cafétéria presque vide, nous sommes suffisamment à l’aise pour lui poser des questions sur ses luttes après le Rwanda; pas si les souvenirs le hantent encore, mais à quel point ils affectent sa vie de tous les jours. Mais ce n’est pas là l’interview; ce n’est qu’un réchauffement avant la discussion qui va le ramener à certains de ses moments les plus sombres, qui va passer par son travail au Sénat et aller jusqu’à sa campagne mondiale dont le but est de proscrire l’utilisation d’enfants soldats.
Presque 18 ans ont passé depuis que le lieutenant-général Dallaire, libéré par la suite pour des raisons de santé, était commandant de la force de maintien de la paix des Nations Unies au Rwanda. Durant à peine 100 jours pendant cette mission d’un an, sa force de Casques bleus a été témoin du massacre de 800 000 hommes, femmes et enfants, dont la plupart ont été tués à coups de machettes. La situation était empirée par le fait que la force de maintien de la paix de Dallaire n’avait pas les ressources ni le soutien international pour empêcher ou mettre fin au génocide. Il avait demandé une force de 5 000 soldats de l’ONU, mais on lui en a donné 2 600, un nombre qui fut réduit à 454 alors que l’effusion de sang avait lieu dans les rues et dans les campagnes autour de lui. La force était confrontée à d’énormes difficultés à cause de son mandat qui ne l’autorisait à utiliser que les tactiques de maintien de la paix classiques : limiter le conflit par la voie diplomatique et n’utiliser les armes que pour sa propre défense.
Dallaire a commencé sa dégringolade vers le suicide environ quatre ans après la mission au Rwanda, à cause des souvenirs récurrents de la boucherie et de l’échec humanitaire relativement à ce qui serait le pire cas de tueries et de crimes de guerre de l’histoire d’après la guerre froide, quoique d’aucuns insistent sur le fait que les problèmes de Dallaire proviennent surtout de la séquestration, de la torture et du meurtre de 10 Casques bleus belges sous son commandement.
Ainsi, ce que l’on veut d’abord savoir, c’est comment il a trouvé la volonté et l’énergie pour combattre ses démons et aller de l’avant après avoir été témoin d’une dépravation si étendue. Il semble certainement détendu et tout à fait chez lui à la Chambre haute, mais nous ne pouvons nous empêcher de penser, même après toutes ces années, à quel point ses expériences diffèrent de celles de monsieur ou de madame tout le monde. Dallaire a été l’objet d’une attention et d’une reconnaissance très répandues pour ce qu’il a enduré, mais il n’est ni le premier, ni le dernier, à être témoin d’une telle horreur. Beaucoup d’autres qui portent l’uniforme ou qui viennent de l’enlever ont été aux prises avec des démons semblables; certains ont trouvé le moyen de les supporter, mais d’autres s’en sont trouvés détruits.
« Je ne crois pas du tout que ces expériences l’aient quitté, nous dit son vieil ami et collègue, le sénateur Joseph Day. Elles lui reviennent à l’esprit et l’attristent bien souvent, mais il a appris à vivre avec elles et à les gérer, et à transformer ce fort sentiment de déception en quelque chose de très profitable pour la société […]. J’ai été à plusieurs endroits où il racontait des histoires à faire frissonner […] mais nous apprenons tous et nous gagnons tous à l’écouter. »
L’ancien ambassadeur du Canada aux Nations Unies Stephen Lewis est d’accord qu’il y a beaucoup à apprendre de ce que Dallaire a enduré en Afrique, ainsi que de ses principes et de son idéalisme inébranlables. Lewis a travaillé à l’ONU pendant plus de vingt ans, dont un mandat long et très respecté en tant qu’envoyé spécial de l’ONU pour le VIH/SIDA en Afrique. En 1998, il était membre d’un groupe d’experts nommés par l’Organisation de l’unité africaine pour enquêter sur le génocide au Rwanda. Pendant une période de deux ans, « nous avons interviewé d’innombrables survivants, traversé le Rwanda de nombreuses fois, nous dit-il. Nous avons parlé à toutes les parties, mais il n’y a pas de doute que l’échange le plus frappant, le plus extraordinaire s’est déroulé (à New York) lors des sept ou huit heures qu’a duré le témoignage de Dallaire. Je n’en croyais pas mes yeux et mes oreilles de son honnêteté, sa douleur, sa détermination, son courage. Je veux dire, il est tellement évident que le gars est quelqu’un de bien. Je ne dis pas qu’il est un saint, mais il n’en est pas loin ».
Le visage instantanément reconnaissable de Dallaire — menton fourchu classique, moustache blanche et grise, nez angulaire — semble plus mince qu’avant, mais il est toujours illuminé par des yeux perçants qui brillent dans l’ombre de son front. D’aucuns diraient que c’est le visage d’un héros, et bien qu’il ne soit plus bien vu d’aduler les héros dans ce pays, il y a beaucoup de Canadiens qui, à travers les lentilles des médias, voient en lui un « héros », quoiqu’il n’accepte pas d’être étiqueté ainsi et que d’autres ne le caractériseraient pas de la sorte non plus.
Ses décorations comprennent la Croix du service méritoire pour ses actions au Rwanda, le prix Vimy, la U. S. Legion of Merit et la Médaille Pearson pour la paix. Avant d’être nommé au Sénat, en mars 2005 (en tant que membre du parti Libéral), il a été décoré Officier de l’Ordre du Canada, en 2002.
Les Canadiens sont peut-être au courant du désaccord entre Dallaire et le major-général retraité Lewis MacKenzie qui a fait couler beaucoup d’encre à la suite de la parution, en 2008, de l’autobiographie de ce dernier, Soldiers Made Me Look Good (Les soldats m’ont fait bien paraitre). La controverse, qui concernait des points de vue différents sur les priorités des chefs, s’est presque entièrement dissipée, mais on parle encore des principaux points de la dispute, et les hauts dirigeants militaires en débattront probablement encore longtemps. Elle provient des allocutions que les deux hommes ont prononcées en 1997, séparément, au Collège d’état-major et de commandement des Forces canadiennes, à Toronto. Dallaire, qui était encore général, expliqua lors de sa présentation que les dirigeants militaires sont souvent confrontés à des dilemmes quand il s’agit d’établir l’ordre de priorité. D’après lui, l’ordre devrait toujours être la mission d’abord, ensuite les soldats, et soi-même pour finir. Au même endroit, avant la visite de Dallaire, et par la suite aussi, MacKenzie émettait l’opinion que, dans de rares cas, la loyauté envers les soldats devrait venir avant la mission.
Dans son livre, MacKenzie aborde les évènements entourant la mort des 10 Casques bleus belges, y compris le moment où Dallaire, à bord d’un véhicule, a remarqué deux soldats belges par terre au camp Kigali.
Dans J’ai serré la main du diable, Dallaire nous explique qu’il ordonna au major rwandais qui conduisait d’arrêter, que la major refusa et continua sans même ralentir, tout en avertissant Dallaire que les soldats à l’intérieur du camp étaient incontrôlables. Dallaire décida sur le coup qu’il lui fallait assister à la réunion des hauts dirigeants des forces rwandaises, où il ne souleva pas le problème des Belges. Il avait pour but d’influencer ces officiers afin de maitriser l’état des choses et de démêler la situation avec leur dirigeant, le colonel Théoneste Bagosora (jugé par la suite par un tribunal international sous l’égide de l’ONU pour génocide, et condamné à l’emprisonnement à perpétuité). « C’est en partie cette décision, écrit Dallaire, qui a entrainé la mort de 10 soldats sous mon commandement ».
Dans le livre de MacKenzie, dont un chapitre concerne le désaccord, sont exprimés plusieurs points, tels que celui-ci : « Bien qu’il aurait été possible d’allonger le bras et de couper le contact d’allumage afin d’arrêter le véhicule, s’aventurer dans le camp tout seul et sans arme, c’était probablement courir au suicide. » Mais il ajoute : « Vu les plus de 400 paracommandos belges dispersés dans la ville, la possibilité d’une démonstration de force par l’ONU existait, qui aurait plus qu’intimidé les foules perpétrant les tueries. »
À ce propos, Dallaire maintient que « les tentatives par les Belges de se rassembler pour consolider leurs forces ont été contrecarrées par la garde présidentielle d’élite, ainsi que par leur propre chaine de commandement, à cause de la confusion qui régnait. »
En sortant de la cafétéria, le sénateur Dallaire, tout en parcourant les couloirs, se rappelle des samedis d’enfance quand son père, Roméo Louis Dallaire, l’emmenait à la Légion où il sirotait un Coca ou jouait au billard pendant que son père, « un homme grand aux yeux bleus perçants », bavardait et prenait une bière avec les copains. Il se souvient à quel point il était important pour son père, vétéran de la Seconde Guerre mondiale, qu’il y ait un endroit où il pouvait maintenir le contact avec d’autres vétérans, être en compagnie de « ceux qui comprennent sans qu’on leur explique longtemps. On ne se sentait jamais vulnérable, ni qu’on allait vous poser des questions stupides; ils en avaient conscience, ils le ressentaient. Ce genre de soutien par les pairs est si important. »
De retour en bas, on entend une voix, inattendue mais reconnaissable, qui chante. C’est celle de Stompin’ Tom Connors, et elle provient de l’ordinateur portatif placé sur le bureau du sénateur. Rien d’étonnant quand on sait que c’est Stompin’ Tom que Dallaire et d’autres ont écouté et avec qui ils ont chanté à l’occasion de la fête d’adieu au Rwanda, le 18 aout 1994. « Merveilleux, n’est-ce pas? dit-il en souriant, et il s’assied à son bureau pour écouter de plus près. J’adore ça! »
À propos, comment le passage de général trois étoiles à auteur puis à sénateur s’est-il déroulé? Cela n’a pas été direct à la suite de la libération de Dallaire des Forces canadiennes, en avril 2000, pour raison médicale. Auparavant, au cours des années qui ont suivi la mission au Rwanda, il avait couronné sa carrière militaire en devenant commandant adjoint du Commandement de la Force terrestre, commandant du Secteur du Québec de la Force terrestre, sous-ministre adjoint (Ressources humaines-Militaires) et conseiller spécial du chef d’état-major de la défense sur le perfectionnement professionnel des officiers. Il se souvient que, lorsqu’il a été libéré pour raison médicale, « il y avait juste une ligne. Ça disait que cet officier ne pouvait plus commander des troupes à des opérations […] parce qu’il ne pouvait pas en supporter le stress ».
Après avoir quitté l’armée, Dallaire est devenu conseiller spécial à l’Agence canadienne de développement international (ACDI) sur les problèmes reliés aux enfants affectés par la guerre, et au ministère des Affaires étrangères et du Commerce international (MAECI) sur la non-prolifération des armes légères. Il est retourné en Afrique en 2001, cette fois-là à la Sierra Leone. « Là-bas, je n’étais pas en uniforme; je travaillais avec des civils, des fonctionnaires, des ONG (organisations non gouvernementales), etc. C’était une période importante parce que je n’avais pas de personnel et il y avait toute une méthodologie qui me semblait lourde et que j’avais de la difficulté à pénétrer, mais heureusement que les gens que j’ai rencontrés étaient pleins de bonne volonté. »
Vers ce temps-là, son épouse Elizabeth aurait aimé le voir bien plus souvent. Elle le voulait à la maison, « à travailler au jardin », mais cela n’a duré que peu de temps, se souvient-il. Elizabeth est restée à ses côtés depuis le début. « Elle vient d’une famille qui est dans l’armée depuis de nombreuses générations, et elle a construit une base solide à la maison; les trois enfants ont été protégés tout en étant conscientisés sur ce qu’il y a de compliqué dans le monde, dit-il. Deux de leurs enfants ont déjà servi en Afrique, « l’ainé comme capitaine à la Sierra Leone et la fille comme ingénieure civile en irrigation en Afrique du Sud. Le plus jeune est dans les systèmes informatiques à temps plein, il est matelot de 1re classe au quartier général de la Réserve navale ».
C’est un bon ami de Dallaire, le major à la retraite Brent Beardsley, qui a insisté pour qu’il écrive son livre sur le Rwanda, lequel est devenu un bestseller, a obtenu le Prix littéraire du gouverneur général pour études et essais, et a engendré un film. Le major Beardsley lui a donné un coup de main pour l’écrire. « Il a fallu à peu près trois ans pour l’écriture, pendant lesquels j’ai eu des crises graves de trouble de stress posttraumatique (TSPT) qui revenaient violemment avec des tentatives de suicide et tout. »
Il suivait une thérapie intensive accompagnée de médicaments quand il a quitté les Forces, et l’écriture du livre n’était pas une saine décision. « Ça n’avait absolument rien de thérapeutique. En réalité, ça m’a tout simplement ramené en plein dedans : il faut revivre l’enfer pour pouvoir l’écrire […]. C’est juste quand il était écrit à peu près aux deux tiers que je me suis aperçu que j’aimais vraiment écrire. Ce fut alors un soulagement, dans la mesure où je pouvais coucher sur papier mes souvenirs, mais toutes mes notes et même une partie du matériel sentaient comme dans le temps au Rwanda. »
Encore que Dallaire se soit battu et qu’il ait tant fait pour sensibiliser le public sur le TSPT, sur le plan personnel il se rappelle tous les jours combien de temps il faut pour atteindre un certain degré de stabilité. « Chaque nuit […] c’était ]…] très, très difficile et dangereux pour moi […]. Je veux dire, il y avait l’alcool et toutes sortes de conséquences […]. La thérapie commençait à être efficace […], mais comme il n’existe pas de médicament unique pour le TSPT, vous êtes comme une usine de produits chimiques tout le temps, votre état d’esprit change, et vous devez souvent vous ajuster. Mais il y a le soutien par les pairs […] Il y a quelqu’un en particulier que je pouvais appeler et qui venait me tenir compagnie pendant des heures sans me poser de questions. Elle m’écoutait simplement, et elle pleurait ou riait avec moi. C’est ce qui me rappelle ce que mon père ressentait quand il allait à la Légion le samedi. »
Le père de Dallaire, sergent d’état-major de l’Armée canadienne, était dans la quarantaine quand son unité, la 85e Compagnie de pontage, débarqua en Normandie, à peu près un mois après le jour J. Il allait perdre beaucoup de ses amis, certains déchiquetés par une explosion, d’autres mutilés à vie. Quand il était à Eindhoven, en Hollande, il s’éprit d’une Hollandaise et en fit son épouse de guerre. Dallaire est né à Denekamp, en Hollande, en juin 1946, et en grandissant, à Montréal, il a appris, comme le reste de sa famille, à esquiver les sautes d’humeur de son père. À la Légion, ce dernier pleurait ou riait avec des hommes qui le comprenaient.
Le sénateur prend toujours neuf pilules par jour. « Il y a un certain degré de stabilité, et vous vous fabriquez une prothèse (béquille mentale) qui vous débarrasse en partie de votre vulnérabilité, mais vous êtes toujours à la merci d’un son ou de quelque chose qui vous déséquilibrera, alors vous espérez que ces accessoires — les médicaments, la thérapie et le soutien par les pairs — vous aideront à établir une sorte d’état stable qui espère-t-on va durer. Le soutien par les pairs est certainement le moyen de survivre entre les séances de thérapie. Je suivais des thérapies avec des psychologues et des psychiatres toutes les semaines, et je détestais aller les voir, mais après j’étais complètement débusqué. Il y a une certaine satisfaction, mais d’un autre côté, il y a aussi la vulnérabilité; c’est un peu comme une gueule de bois […]. »
Pendant qu’il écrivait son livre, Dallaire a été invité à donner un cours sur la résolution de conflits au Carr Center for Human Rights Policy de l’Université de Harvard. Il y est allé aussitôt son livre terminé, et il y a passé une période relativement ininterrompue. « Harvard, c’était un autre monde. C’était vraiment magnifique comme atmosphère pour mener des recherches, et réfléchir et écrire. C’était comme une révélation. Vous y êtes immergé et vous êtes comme protégé dans une bulle, et tout le monde est disposé à faire de la recherche et à discuter […]. C’était un milieu où j’ai trouvé beaucoup de sérénité. »
À ce même moment, il reçut un appel téléphonique du premier ministre d’alors, Paul Martin. « Je devais être chargé de cours pendant un an, mais je venais d’obtenir un délai supplémentaire pour faire d’autres recherches. Le premier ministre m’offrit d’être nommé au Sénat et, pour moi, c’était inespéré parce que j’essayais d’influencer la politique de l’extérieur, et j’étais déjà énormément engagé, pas seulement dans la résolution de conflits, mais dans les questions relatives aux enfants affectés par la guerre, aux enfants soldats en particulier. À Harvard, je pouvais m’y plonger bien plus profondément : le Soudan, le Congo, le Burundi. J’y attachais beaucoup d’importance à cause de mon expérience au Rwanda. »
Par contre, il lui fallut du temps pour apprendre le fonctionnement de la Chambre haute. Ses compétences dans le domaine politique laissaient à désirer et il dit que ce fut une éducation en « responsabilités subtiles ». Il n’était pas « conscient de tous les angles » qu’il devait envisager avant d’afficher sa position. Toutefois, il vouait déjà du respect à l’institution qui, d’après certains, devrait être abolie ou dont les membres devraient être élus. Ce respect lui est venu quand il était colonel et directeur des besoins en ressources terrestres de l’armée, à la fin des années 1980. Il assistait régulièrement aux réunions du comité du Sénat qui scrutait l’armée au microscope. « Je trouvais ces vieux grognards du Sénat plutôt perspicaces quand ils posaient des questions. Les questions étaient précises et, bien qu’elles n’avaient pas toujours été étudiées, elles étaient basées sur l’expérience. Alors on était sur le qui-vive quand on venait ici. »
Ce n’était pas la même chose que d’assister aux réunions de comité des Communes. « Il était rare d’entrer dans le vif du sujet parce qu’il y avait tant d’affectation. L’affectation durait pendant les cinq ou six premières minutes attribuées à un député. Il y avait bien une question à la toute fin, mais les questions n’étaient habituellement pas aussi profondes, pas aussi étudiées. »
Dallaire est actuellement vice-président du Comité sénatorial permanent de la sécurité nationale et de la défense, et président du Sous-comité des anciens combattants. Le premier se penche surtout sur les réserves, dit-il. Le Sous-comité des anciens combattants s’occupe principalement de l’examen continu de la nouvelle Charte des anciens combattants (NCAC) qui est entrée en vigueur en 2006. « Les réservistes ont saigné de la même manière que les réguliers. Ils ont servi intensément. Alors que fait-on de cette expérience maintenant? Est-ce qu’on démobilise les réserves, qu’on réduit leurs capacités, ou est-ce qu’on les maintient à ce degré d’efficacité? Et comment les réservistes devraient-ils être traités au retour (d’Afghanistan)? Devrait-il toujours y avoir un système administratif séparé pour eux, un système de rémunération différent, ou un seul système? Je pense que l’expérience de l’Afghanistan nous prouve qu’on peut compter sur les réservistes, qu’ils peuvent bien servir et qu’ils sont courageux; leurs familles et eux sont prêts à faire le sacrifice suprême. Alors s’ils ont prouvé ça, il est grand temps que la force régulière ou le système global les intègre et qu’ils ne soient pas maintenus en tant qu’entité séparée. »
Quant à la NCAC, il dit que le sous-comité continuera d’étudier la manière dont elle est appliquée et ses embuches. En règle générale, il croit que la transition du service militaire à la vie civile est plus aisée et plus intégrée qu’avant, mais n’est pas parfaite « car il y a des soldats blessés qui ne veulent pas partir ». Il est convaincu que certains n’osent pas aller à Anciens Combattants Canada parce qu’ils croient qu’ils n’y trouveront pas le même degré de confiance qu’il y a dans la chaine de commandement militaire. « Quand une famille attachée au militaire revient dans l’équation en ce qui concerne la qualité de la vie, les centres de soutien des familles, etc., elle se sent plus forte tant qu’elle reste dans l’armée […]. Aller à un autre ministère, où il y a d’autres règles, c’est effrayant, il y a de l’incertitude. »
Andrea Siew, officier d’entraide de la Direction nationale de la Légion royale canadienne, est très touchée par le travail qu’accomplit Dallaire pour les anciens combattants. « Son engagement indéfectible envers les soins des blessés est inspirant. Ses qualités de chef et son expérience personnelle ont révolutionné les programmes et les services pour les anciens combattants et leur famille, et ils garantissent qu’on ne les oubliera pas. »
« Je pense qu’il en va de notre intérêt commun que les anciens combattants soient traités de la meilleure façon possible », ajoute Fabian Manning, un sénateur nommé par les Conservateurs, qui vient de Terre-Neuve-et-Labrador. « Chaque personne apporte quelque chose […]. Je suis sûr qu’il se sent frustré quand il essaie de dire aux autres ce qu’il a vu et vécu, mais il n’y a aucun doute que ce qu’il a enduré […] joue un rôle très important dans ce qu’il essaie de faire en tant que sénateur. »
Quant à l’Initiative des enfants soldats de Dallaire dont on parle tant, elle ne fait pas partie de ses devoirs sénatoriaux et elle s’est établie au Centre for Foreign Policy Studies de l’Université Dalhousie, à Halifax.
Le but du programme n’est pas de démobiliser, réadapter et réintégrer les enfants soldats dans la société, mais d’empêcher que les garçons et les filles de moins de 18 ans deviennent des soldats. « Notre recherche démontre qu’il y a beaucoup de bonnes œuvres pour le premier, mais que rien n’a été fait pour stopper le recours aux enfants soldats », dit Dallaire. Cela veut dire, ajoute-t-il, mettre un terme au processus de recrutement, offrir un soutien en temps utile et de la protection aux familles et aux enfants à risque, former les forces militaires et policières pour qu’elles reconnaissent des situations d’enfants soldats et qu’elles s’en occupent adéquatement, ainsi que mobiliser l’opinion publique partout dans le monde. Sa campagne internationale, Zero Force (zeroforce.org), espère recruter 2,5 millions de jeunes à travers le monde, « les pairs des enfants soldats », à qui l’on demande de faire partie d’un mouvement où Skype est utilisé pour bavarder avec les jeunes des pays en développement, et forcer un changement relativement à la sensibilisation du public sur la question.
Dans les premiers stades de l’Initiative des enfants soldats, il y eut une résistance farouche à la terminologie militaire que Dallaire utilisait pour exposer ses idées. Il parlait toujours de « neutraliser ou éradiquer le système d’armes » pour ce qui avait trait aux enfants soldats, ce qui donnait l’impression que les enfants eux-mêmes seraient éliminés plutôt que leur recrutement et leur déploiement. « Au début, il y a un an à peu près, la campagne semblait contenir un peu trop de symboles militaires, mais Roméo a bien accueilli cela, ce qui est une indication de son intelligence, et il a apporté des changements sans mettre une sourdine à la campagne, dit Stephen Lewis. Il a créé une approche qui convainc les gens de se ranger à sa norme plutôt que d’aliéner leur sympathie. »
« En général, il (Dallaire) est un excellent porte-parole pour le problème parce qu’il est unique et son expérience aussi, » dit la professeure Shelly Whitman, directrice de l’Initiative des enfants soldats et directrice adjointe du Centre for Foreign Policy Studies. « Je ne crois pas qu’on puisse facilement trouver quelqu’un d’autre qui soit à même d’en parler d’un point de vue si personnel, et qui pourtant se fasse écouter par les gens provenant d’un milieu militaire ainsi que par ceux qui s’opposent à l’armée. Pour s’occuper vraiment de ce problème, il faut surmonter cette division. Et il le fait vraiment bien. »
Or, d’après Lewis, il y a plusieurs points sensibles, mais il croit que Dallaire est sur la bonne voie. « Il y a la pauvreté désespérante, l’insécurité et les poches de conflit incroyables au Congo, en République d’Afrique centrale, au Nord de l’Ouganda, dans des parties du Zimbabwe, en Côte d’Ivoire. Les enfants qui ont l’impression qu’ils trouveront un peu de sécurité au sein de l’armée est une réalité. Ce que Roméo doit combattre, c’est donc ce penchant qu’ont les enfants à suivre les soldats quand ils n’ont absolument rien d’autre — quand les écoles ont été détruites, quand les familles se désagrègent, et quand les maladies comme le VIH/SIDA en ont fait des orphelins — et qu’ils cherchent désespérément un sentiment d’appartenance.
Lewis dit qu’il lui est arrivé de rencontrer des enfants soldats dont la vie a été détruite. « Ils étaient écharpés émotionnellement, et les histoires qu’ils racontent, quand on peut les faire parler, donnent froid dans le dos. Soutirer ces gamins à la lutte armée, d’une manière ou d’une autre, est une priorité absolue […]. S’il se lance là-dedans, et qu’il s’y engage pour la vie, il va faire une différence. Je ne suis pas du tout certain que ce sera la fin des enfants soldats; je ne m’en fais pas accroire, parce que les atrocités qui sont commises dans tant d’endroits en Afrique vous coupent le souffle. »
Dallaire estime qu’il y a plus d’un quart de million d’enfants soldats dans le monde; tous âgés de moins de 18 ans et beaucoup, de moins de 10 ans. Ce qui surprend le plus, c’est que 40 p. 100 d’entre eux sont des filles, souvent obligées de devenir des esclaves sexuelles en plus d’être des soldats. « Quand des enfants sont agressés sexuellement par les commandants, dit Lewis […] ils peuvent être infectés par le VIH » et, en plus de mettre leur jeune vie en grand danger, cela contribue à la pandémie.
Cette campagne, ses responsabilités au Sénat et ses allocutions présagent pour Dallaire encore beaucoup de temps sous les projecteurs et en mouvement, peut-être même avec la voix de Stompin’ Tom. En l’occurrence, il semble que, du moins pour l’instant, les journées passées dans le jardin devront attendre.