Le gars est de retour

La statue Esprit de Terre-Neuve surplombe l’audience du jour du Souvenir (en regard).
Antoine Brochu/Canadian Forces Combat Camera

Alors que de nombreux habitants du pays dorment encore ou se préparent pour une journée ponctuée de barbecue, de baignade et d’autres incontournables de la fête du Canada, les Terre-Neuviens et les Labradoriens sont en deuil. Jusqu’à midi, la dernière province à se joindre à la confédération maintient une tradition tragique de plus de 100 ans, qui consiste à se souvenir de ses morts de guerre, et à observer le jour du Souvenir de l’ancienne ile autonome.

Le défilé et la cérémonie de 2024 au Monument commémoratif national de guerre de Terre-Neuve ont été historiques. Certes, c’est le centenaire de l’inauguration du monument, mais les gens de la province attendaient surtout quelque chose depuis 108 ans : le jour où l’un de leurs frères, fils, pères ou oncles serait ramené chez lui, dans sa dernière demeure.

Pour la deuxième fois dans l’histoire du Canada, et la dernière fois pour un pays du Commonwealth, le corps d’un soldat inconnu a été rapatrié et enterré pour représenter tous les morts de guerre du pays.

Si l’on veut comprendre l’importance pour Terre-Neuve de ramener l’un des siens, il faut bien saisir la portée de la bataille de Beaumont-Hamel dans l’histoire de cet ancien dominion britannique, et l’influence qu’elle garde dans l’esprit actuel de la province.

C’est un nuage mythologique au-dessus des Terre-Neuviens qui façonne leur compréhension de leur identité en tant que peuple, ainsi que leur place dans l’histoire et dans la hiérarchie britanniques et canadiennes. Personne n’est épargné par les frayeurs que la bataille a causées à la population de Terre-Neuve, pas même les générations suivantes. On dit que Beaumont-Hamel est le lieu où les Terre-Neuviens ont appris à mourir. Elle a peut-être prédit la mort d’une Terre-Neuve qu’elle aurait écrite elle-même.

Le premier ministre de Terre-Neuve-et-Labrador, Andrew Furey, son épouse, la Dre Allison Furey et leur fis, Mark, suivent la bière du soldat inconnu récemment arrivé dans l’avion du gouvernement à St. John’s, T.-N.
Antoine Brochu/Canadian Forces Combat Camera
Des membres du Royal Newfoundland Regiment font office de porteurs de cercueil au Mémorial terre-neuvien à Beaumont-Hamel, en France.
Antoine Brochu/Canadian Forces Combat Camera

Une attaque coordonnée contre les lignes allemandes avait commencé le 1er juillet 1916 à 7 h 30. Le 1 st Newfoundland Regiment se lança à l’attaque à 9 h 15. À 9 h 45, le régiment était presque anéanti. Il y avait 801 hommes au début de la bataille. Le lendemain, seuls 68 répondirent à l’appel nominal : 255 avaient été tués, 386, blessés et 91, portés disparus.

Plus de 12 000 Terre-Neuviens s’enrôlèrent lors de la Première Guerre mondiale. Sur une population d’environ 240 000 habitants, c’est près de 10 % des hommes du dominion, ou 35,6 % des hommes d’entre 19 et 35 ans. Entre 1 281 et 1 305 d’entre eux y trouvèrent la mort. Il y eut 2 284 blessés. Une génération d’hommes a disparu; ou a changé à jamais. Des hommes qui auraient pu élever des familles et diriger des collectivités.

Sombrant dans une profonde dépression émotionnelle après la guerre, Terre-Neuve subit également une dépression économique. En 1934, ce fut donc le seul dominion à abandonner le statut d’autonomie gouvernementale. Il a finalement rejoint le Canada en 1949.

Ce fut un long voyage jusqu’à la tombe de marbre à St. John’s, en dessous de la dame en bronze souvent appelée Esprit de Terre-Neuve. L’idée est venue à l’esprit de Thomas Nangle, aumônier du Newfoundland Regiment pendant la Première Guerre mondiale, en 1920. Elle a resurgi il y a sept ans, lorsque trois membres de la Légion royale canadienne, le premier vice-président national, Berkley Lawerence, le deuxième vice-président de la Division de Terre-Neuve-et-Labrador, Frank Sullivan, et le porte-parole et historien de la RCL Gary Browne ont œuvré pour faire rénover le mémorial de guerre attaqué par le sel qui se dresse entre les rues Duckworth et Water dans le centre-ville de St. John’s.

Sullivan, un ancien combattant qui a servi pendant 42 ans dans les forces régulières et dans la réserve, savait que ramener un soldat inconnu au pays serait un travail compliqué quand il a suggéré l’idée. Il a communiqué avec le député Seamus O’Regan, terre-neuvien lui aussi, qui était alors ministre des Anciens Combattants. Le gouvernement fédéral a ensuite contacté le gouvernement français et la Commission des sépultures de guerre du Commonwealth pour obtenir l’autorisation de rapatrier le corps et organiser le transport.   

Cela a pris des années. O’Regan a déclaré qu’il était de la plus haute importance « de le ramener au pays en grande pompe comme il le méritait ».

Ainsi, fin mai, lorsque le gouvernement français remit le corps de la victime terre-neuvienne anonyme de la bataille de Beaumont-Hamel au gouvernement canadien encore plus cérémonieusement qu’on aurait pu le penser, Sullivan fut submergé par de vives émotions.

« Les mots me manquent en ce moment, a dit ce vétéran de la marine. C’est un moment qui restera en moi jusqu’à mon dernier souffle. Que dire? Nous ramenons un fils à la maison; le fils de quelqu’un rentre chez lui. »

Le premier ministre de Terre-Neuve-et-Labrador, Andrew Furey, ressentit la même chose. Accompagné de sa femme et de son fils adolescent, Furey a servi de plus proche parent du soldat lors de la cérémonie.

« C’est terriblement émouvant, spécial, spirituel, a souligné Furey après la cérémonie du transfert. Voir le cercueil et être là avec mon fils, réaliser que c’est le fils de quelqu’un d’autre, c’est terriblement émouvant. J’ai craqué plusieurs fois. »

« Le soldat inconnu est une représentation de tout le monde. »

Des CF-18 de l’aviation royale du Canada font escorte au soldat inconnu revenant à St. John’s, T.-N.
Antoine Brochu/Canadian Forces Combat Camera

La première étape pour ramener un soldat inconnu au pays consistait à décider quel corps exhumer. Ce travail a été effectué par des historiens qui font des recherches sur quelques possibilités qui ont trouvé de parfaits candidats.

« Nous avons dû faire très attention au choix du corps à exhumer afin que la personne reste inconnue, a expliqué Sarah Lockyear, coordinatrice de l’identification des victimes au ministère de la Défense. Certains de mes collègues s’occupent de projets visant à identifier des soldats qui sont des Canadiens inconnus. Nous ne voulions pas qu’après avoir exhumé un corps, quelqu’un puisse deviner de qui il s’agit en faisant des recherches. »

Un travail d’identification suffisant devait pourtant être mené pour s’assurer que le soldat était bien celui d’un Terre-Neuvien. Lockyear explique que les indications trouvées à l’origine avec le corps, comme les insignes de casquette et les disques d’identité, l’ont aidée. Il fallait aussi s’assurer que l’endroit où la dépouille a été trouvée concorde avec les dossiers des soldats disparus dans la même région.

Normalement, Lockyear effectue ensuite des recherches généalo-giques ainsi que des analyses de la dépouille et des données archéologiques pour établir un profil biologique, ce qui permet de donner la date et le lieu de naissance de l’individu. Avec suffisamment de marqueurs génétiques, on peut effectuer des tests d’ADN et découvrir l’identité de la personne.

Cependant, dans ce cas-ci, elle a dû faire tout le contraire. « J’ai eu des sentiments contradictoires, a déclaré Lockyear. Je ne dois pas identifier cette personne alors que c’est pourtant le but précis de l’anthropologie médico-légale : rendre un visage et une identité à un individu. »

Parmi les preuves trouvées avec la dépouille se trouvaient un titre d’épaule, des bottes et de petits morceaux de tissu provenant d’un uniforme de Terre-Neuve, tous placés dans le cercueil avec le soldat.

En gros, tout ce que l’on sait sur le soldat inconnu, c’est qu’il est Terre-Neuvien, qu’il a combattu et qu’il est mort au nord de la France alors qu’il était membre du Newfoundland Regiment. Son nom est probablement inscrit sur le monument du Caribou à Beaumont-Hamel, parmi les centaines de noms de membres du régiment morts au combat.

La procession du jour du Souvenir emprunte les rues jusqu’au Monument commémoratif national de guerre de Terre-Neuve.
Antoine Brochu/Canadian Forces Combat Camera
Les porteurs de cercueil descendent le soldat inconnu dans le tombeau au centre-ville de St. John’s.
Antoine Brochu/Canadian Forces Combat Camera

Une délégation de dignitaires formée de l’ancien premier ministre Dwight Ball, de politiciens provinciaux ou fédéraux, d’universitaires, de membres de la Légion et de responsables militaires s’est rendue dans le nord de la France pour le transfert de la dépouille qui a eu lieu au Mémorial terre-neuvien à Beaumont-Hamel.

Des membres du Royal Newfoundland Regiment, choisis au mérite, ont porté le cercueil et ont placé le soldat inconnu sous le monument du Caribou qui se dresse sur les collines du champ de bataille où tant d’hommes sont morts. Après une cérémonie intégrant musique et poésie qui a fait verser des larmes à la délégation, au public et à certains membres des médias, le cercueil recouvert du drapeau canadien a été transporté dans un corbillard à un avion du gouvernement et escorté à St. John’s par des avions de chasse. Pendant le voyage, les gens s’étreignaient les uns les autres. Pleuraient ensemble. Et se félicitaient mutuellement de ramener enfin leur gars chez lui.

Lorsque le soldat inconnu a été transporté de l’avion au corbillard à St. John’s, le public était debout derrière les barrières de l’aéroport au bord de la piste pour l’apercevoir et lui rendre hommage. D’autres personnes étaient en haie dans les rues alors que le cortège passait devant les hauts lieux de la ville.

Berdena Payne est l’une des personnes qui sont allées à l’aéroport. Son mari était l’aumônier militaire de la délégation, mais elle dit qu’elle serait venue de toute façon.

« C’est vraiment irréel. Nous ne savons pas quel âge il avait, mais après cent ans, il est enfin de retour, a-t-elle déclaré en retenant ses larmes. Un moment comme celui-ci est vraiment touchant. »

Un mois après, le cercueil a été exposé à l’édifice de la Confédération pendant trois jours, où des milliers de personnes lui ont rendu hommage. Les fonctionnaires ont dû prolonger les heures d’exposition en raison du nombre de visiteurs. Beaucoup de personnes se sont interrogées sur le drapeau canadien sur le cercueil, car le soldat inconnu a servi sous le Red Ensign de Terre-Neuve et que Terre-Neuve était un dominion autonome de l’Empire britannique pendant la Première Guerre mondiale.

L’armée a répondu que les membres des Forces armées canadiennes ne peuvent porter que des cercueils couverts d’un drapeau canadien, et donc pas ceux avec le drapeau d’une province précise. De plus, en 1949, le Canada a assumé la responsabilité de tous les soldats disparus de Terre-Neuve comme s’ils avaient été des militaires canadiens. Les soldats disparus sont toujours considérés comme étant en service jusqu’à ce qu’ils soient retrouvés.

Lorsque le 1er juillet est enfin arrivé et qu’il fut temps d’inhumer le soldat inconnu, la population de la province s’est rassemblée. Ni l’humidité ni la légère pluie n’a empêché des milliers de personnes de remplir les rues Water et Duckworth et Harbourside Park, de monter sur les toits ou de passer la tête aux fenêtres avoisinantes pour réaliser leur promesse de se souvenir des morts de Terre-Neuve.

Le premier ministre, Justin Trudeau, la gouverneure générale, Mary Simon, la lieutenante-gouverneure de Terre-Neuve-et-Labrador, Joan Marie J. Aylward, d’anciens combattants et d’autres dignitaires assistaient à la cérémonie. L’orchestre du Royal Newfoundland Regiment y a joué de la musique, et The Ennis Sisters, une chorale de la Légion et le Shallaway Youth Choir y ont chanté.

Il était encore tôt quand Julia Penney, qui habite dans le quar-tier, est sortie de chez elle, mais il y avait déjà une grande foule autour du mémorial. Elle s’est rendue au fond du Harbourside Park où elle a pu regarder la cérémonie sur un grand écran.

« C’est un événement historique et un pan important de l’histoire de Terre-Neuve, a déclaré cette femme née à St. John’s. Alors, je me suis dit que ce serait bien de sortir manifester mon soutien. »

Elle n’a aucun lien avec l’armée, mais elle s’est quand même sentie obligée de venir. « Même sans antécédent familial direct, tout le monde a un lien avec l’armée dans une certaine mesure, a déclaré Penney. Le soldat inconnu est une représentation de tout le monde. De toute notre famille collective. Peut-être pas littéralement, mais symboliquement, et je pense que c’est vraiment important de lui rendre hommage. »

Paul Shea, quant à lui, a l’un de ces liens directs, et il était présent. « C’est très important pour moi de ne pas manquer ça aujourd’hui, nous a-t-il affirmé. Pluie ou soleil, Shea se rend à l’événement du jour du Souvenir chaque année pour rendre hommage à son grand-oncle John Benjamin Ridgley qui a servi dans le Newfoundland Regiment. Il s’est enrôlé en 1916 peu après Beaumont-Hamel. Il est allé outre-mer et a été atteint par des balles à Monchy-le-Preux : il est mort de ses blessures en avril 1917.

Maintenant que le soldat inconnu est au mémorial pour l’éternité, a déclaré Shea, « nous pouvons lui rendre hommage quand nous le voulons. »

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