“À la santé des hommes de DIEPPE!”

Euvre du major Charles Comfort qui a peint des soldats canadiens prenant part au désastreux raid de Dieppe le 19 aout 1942.
Maj. Charles Comfort/MCG/19710261-2183

En souvenir du courage et de la détermination des Forces canadiennes qui conduisirent ce raid qui finit en désastre.

John Goheen, guide du pèlerinage bisannuel de la Légion royale canadienne aux champs de bataille et aux cimetières militaires de France, de Belgique et des Pays-Bas, a instauré une tradition. Lorsqu’il emmène son groupe à Dieppe, sur la côte française, il propose un rendez-vous à 5 h sur la plage jonchée de cailloux.

Une fois les lève-tôt réunis, il sert un calva (l’eau-de-vie locale) ou un scotch à chacun. Puis, à 5 h 20 précisément, tous lèvent leur verre « à la santé des hommes de Dieppe! »

C’est à cette heure-là que, le 19 aout 1942, au cœur de la Seconde Guerre mondiale, 6 100 soldats alliés, dont 4 963 Canadiens, débarquèrent lors d’un raid audacieux qui tourna vite au désastre.

Le voyage organisé fait généralement étape à Dieppe au début du mois de juillet. La lumière matinale de l’été permet aux pèlerins de bien voir les falaises hostiles qui dominent la plage, ainsi que les fortifications en béton que les occupants allemands avaient bâties en prévision de l’attaque. Un château du 12e siècle se dresse sur l’une des falaises avec d’anciennes défenses renforcées pour la guerre du 20e siècle. Bien souvent, l’un des pèlerins s’étonne : « Mais, que leur est-il passé par la tête? »

C’est seulement là qu’ils apprirent qu’il ne s’agissait pas d’un exercice.

À vrai dire, l’assaut audacieux avait fait l’objet de beaucoup de réflexion.

Débarquement lorsqu’ils se lancèrent dans l’attaque.
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L’idée avait pris naissance au Combined Operations Headquarters que dirigeait lord Louis Mountbatten, vice-amiral charismatique. L’unité avait été établie pour coordonner l’armée de terre, la marine et l’aviation lors d’une série de raids visant à distraire l’ennemi pendant que les Alliés rassemblaient suffisamment de forces du Commonwealth pour une invasion à plus grande échelle du continent.

Les É.-U. étaient entrés en guerre en décembre 1941. Ils étaient impatients de s’attaquer à l’Allemagne, mais ils n’avaient pas encore établi leur puissance militaire. Les planificateurs savaient que lorsqu’ils prendraient le continent d’assaut, il faudrait commencer par une attaque amphibie. Le mandat des Combined Operations était en partie de concevoir et d’essayer du nouveau matériel et de nouvelles méthodes pour un tel affrontement. Pour Dieppe, Mountbatten et son équipe voulaient planifier un raid plus ambitieux que tous les essais préalables des Alliés.

Il s’agissait de prendre un port français et de le tenir pendant une journée pour infliger des dommages, capturer des prisonniers, et faire main basse sur autant de renseignements, dictionnaires du chiffre ou de plans que possible, puis de partir avant que les Allemands n’envoient des renforts.

Le choix finit par se porter sur Dieppe, ville côtière à environ 200 kilomètres de Calais. Commença alors la planification de l’opération Rutter, qui devait être lancée au début du mois de juillet. Le lieutenant-général Bernard Montgomery, à la tête du commandement du sud-est en Grande-Bretagne, était l’un des principaux planificateurs de la mission.

Les nouveaux chars d’assaut Churchill allaient participer au débarquement sur la plage. Les batteries situées sur les falaises devaient être capturées pendant la nuit précédente, afin d’être neutralisées à l’arrivée des assaillants.

Lorsque les Américains se joignirent aux Alliés, le dirigeant allemand, Adolf Hitler, était convaincu qu’ils essaieraient d’envahir le continent. Il se mit à construire son mur de l’Atlantique pour renforcer les fortifications le long de la côte entre la Norvège et la frontière espagnole. Hitler voulait s’assurer que les forces de l’Axe pourraient arrêter toute attaque des Alliées, et même les rejeter à la mer.

Le major-général John Roberts supervisa le raid.
Lawren Harris/MCG/19710261-3102

Mais, les Alliés ignoraient que les Allemands avaient déjà construit un ensemble perfectionné de caves et fortifications dissimulées pour repousser un assaut.

Parallèlement à toutes ces préparations, les politiciens en Grande-Bretagne et au Canada se demandaient bien quand l’armée allait enfin se battre. Beaucoup de Canadiens étaient en Grande-Bretagne depuis deux ans, et ils avaient hâte d’aller au combat. Le dirigeant des Soviétiques, Joseph Staline, avait exigé que les Alliés ouvrent un front à l’ouest pour soulager ses forces qui défendaient désespérément leur propre pays à l’est.

William Lyon Mackenzie King, premier ministre canadien, voulait montrer que le Canada participait à l’effort, mais il redoutait un nombre excessif de victimes. James Ralston, ministre de la Défense, avait hâte que les Canadiens aillent au combat. Le lieutenant-général Harry Crerar, commandant de l’armée canadienne en Grande-Bretagne qui remplaçait le général Andrew McNaughton en congé de maladie, avait entendu parler du plan de Dieppe : il demanda que les forces canadiennes participent au raid.  

Hitler voulait s’assurer que les forces de l’Axe pourraient arrêter toute attaque des Alliées, et même les rejeter à la mer.

En fin de compte, c’est à la 2e Division d’infanterie canadienne, commandée par le major-général John Hamilton Roberts, que l’on confia la mission. Les hommes étaient déjà à bord des navires dans des ports du sud de l’Angleterre quand, après bien du retard, l’opération Rutter fut annulée à cause du mauvais temps.

Les Canadiens furent très déçus. Ils s’étaient entrainés aux tâches confiées et étaient en très bonne forme physique.

Presque 5  000 Canadiens avaient embarqué la veille au soir.
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Ce fut un retour à la case départ pour les Combined Operations. Toutefois, avant qu’un nouveau plan puisse être dressé, un membre de l’état-major suggéra de simplement reporter l’opération Rutter au mois d’aout. Le général Montgomery n’était alors plus là, car on l’avait choisi pour mener la campagne en Afrique du Nord. C’est donc Mountbatten qui présenta le plan au comité des chefs d’état-major, en arguant que même si l’ennemi s’attendait peut-être à un grand raid, il ignorait où il se passerait. 

« Si, par un singulier hasard, ils savent que la cible était Dieppe, ils ne nous croient certainement pas assez stupides pour relancer l’opération contre la même cible », insista-t-il. Comme l’a écrit l’historien Mark Zuehlke dans son livre Tragedy at Dieppe, « La logique circulaire porta ses fruits ». Les Canadiens reprirent l’entrainement comme dans le plan d’origine.

Près de 5 000 hommes de la 2e Division d’infanterie canadienne et de la 1re Brigade de chars de l’Armée canadienne, ainsi que quelque 1 000 com-mandos britanniques et
50 U.S. Army Rangers, montèrent à bord de navires dans la nuit du 18 au 19 aout. C’est seulement là qu’ils apprirent qu’il ne s’agissait pas d’un exercice. Ils
étaient appuyés par plus de 250 navires militaires et 74 escadrons aériens.

L’assaut principal aurait lieu devant l’ancien casino, sur les plages qui avaient pour nom de code Red et White. Les forces aux flancs devaient débarquer plus tôt sur les berges à l’est et à l’ouest de Dieppe, à Puys (plage Blue) et à Pourville (plage Green). Les commandos britanniques allaient neutraliser les batteries côtières qui pouvaient bombarder les plages de très loin.

Le Royal Hamilton Light Infantry devait mener l’assaut à l’ouest, sur la plage White, tandis que l’Essex Scottish Regiment prendrait la tête sur la plage Red. Les deux fronts seraient appuyés par le 14th Army Tank Regiment (The Calgary Regiment [Tank]). Le South Saskatchewan Regiment et le Queen’s Own Cameron Highlanders of Canada débarqueraient près de la plage Green, tandis que le Royal Regiment of Canada et trois pelotons du Black Watch (Royal Highland Regiment) of Canada devaient toucher terre à la plage Blue.

Aucun bombardement n’aurait lieu au préalable afin de préserver l’effet de surprise et d’éviter la création d’obstacles qui entraveraient la progression des chars de combat.

Dès le début, ce fut un désastre.

D’abord, la force d’assaut tomba sur un convoi d’approvisionnement allemand en route vers Rouen, ce qui donna lieu à un échange de coups de feu. Les défenses côtières furent donc alertées de la présence de l’ennemi.

Les éléments précurseurs arrivèrent 35 minutes en retard à la plage Blue et furent vite coincés sur le bord de mer. Les attaquants à la plage Green étaient à l’heure, mais à peu près la moitié du groupe arriva hors cible et perdit du temps à se rendre à l’endroit assigné.

Dans le ciel, l’armée de l’air se mesurait à la Luftwaffe, déjà affaiblie. En voyant Dieppe pour la première fois, les soldats furent surpris de cons-tater que la ville n’avait pas l’air d’avoir subi de dommages. Le bombardement intense prévu dans l’opération Rutter avait été remplacé par le mitraillage des défenses des plages effectué par des chasseurs Hurricane peu de temps avant l’arrivée des troupes.

L’effet de surprise était passé lorsque les forces principales débarquèrent sur les plages en face de la ville à 5 h 20. Les tirs des fusils, mitrailleuses et mortiers pleuvaient sur les navires des soldats qui gagnaient la terre.

Des hommes furent abattus dans l’eau, tandis que ceux qui parvinrent à la terre ferme se retrouvèrent à courir sur des galets de silice de la taille d’un poing qui roulaient sous leurs pieds. Cela n’avait rien à voir avec plages de sable sur lesquelles les troupes s’étaient entrainées en Grande-Bretagne.

Le retard des chars pénalisa aussi les hommes qui étaient sur la terre ferme.

Les chars Churchill du Calgary Regiment avaient été imperméabilisés pour traverser une faible profondeur d’eau avant de foncer sur terre. Malheureusement, certains furent largués trop vite des péniches de débarquement, et ils coulèrent. Des galets se prirent dans les chenilles de ceux qui arrivèrent sur le terrain. Le brise-lames était aussi un obstacle de taille. Seule une poignée de chars put atteindre l’esplanade qui longeait la plage.

À l’ouest de Dieppe, sur la plage White, le Royal Hamilton Light Infantry réussit à traverser les barricades de barbelés qui servaient à défendre le littoral, et il sécurisa le vieux casino qui avait été transformé en fortification.

Les communications avec l’état-major de Roberts à bord du NSM Calpe étaient désastreuses pendant tout le chaos. La plupart des postes sans fil étaient endommagés pendant les combats ou dans l’eau de mer. Roberts essayait de savoir ce qu’il se passait. Les messages étaient défaillants et les Allemands participaient à la confusion en envoyant de fausses communications.

La bataille était déjà perdue lorsque Roberts, après réception d’un message indistinct qu’il interpréta comme l’obtention d’un certain succès sur la plage, ordonna à ses forces de réserve, les Fusiliers Mont-Royal, de partir en renfort. Ce fut un ordre qui, encore aujourd’hui, suscite la controverse.

Seuls 2  210 soldats rentrèrent en Angleterre après la mission, laissant derrière eux 1  946 prisonniers de guerre.
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L’ordre de se replier fut finalement donné à 11 h. Les péniches de débarquement ne devaient servir qu’aux hommes. Les chars, les mortiers, les lance-bombes antichars seraient abandonnés.

Beaucoup d’unités subirent le plus grand nombre de victimes quand les hommes quittèrent leurs abris pour courir vers les péniches de débarquement qui s’approchaient. Puis, certains vaisseaux pleins de blessés furent atteints par l’artillerie alors qu’ils essayaient de prendre la mer.

De retour en Angleterre, les soldats se mirent à compter les victimes et les hommes de retour. Sur près de 5 000 soldats qui avaient embarqué pour le raid, 2 210 rentrèrent; 916 Canadiens étaient morts; et 1 946 hommes abandonnés sur place allaient passer le reste de la guerre dans des camps de prisonniers. 

Une pluie de récriminations suivit ce raid désastreux, mais personne n’en assuma la responsabilité. Roberts fut relevé du commandement de la 2e Division d’infanterie canadienne début 1943 et il supervisa un dépôt de recrutement pendant le reste de la guerre.

On apprit sans doute beaucoup sur les atterrissages amphibies pendant l’attaque, ce qui ne confirme certainement pas l’affirmation de Mountbatten qui clamât que « la victoire lors du débarquement en Normandie fut obtenue sur les plages de Dieppe ».

Il n’en reste pas moins que les anciens combattants canadiens qui refont le voya-ge jusqu’à Dieppe de nos jours sont reçus en héros : ils participent régulièrement à des cérémonies ou défilent en ville. Comme l’historien canadien Steve Harris dit aux anciens combattants pendant un pèlerinage à Dieppe en 2002, « ce qui compte, c’est ce que vous avez vu en défilant dans les rues l’autre jour. Le succès à Dieppe, c’est qu’après trois ans d’occupation, vous avez donné de l’espoir aux Français ».

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