Le ministre de la Défense, Harjit Sajjan, a joint sa voix à celles de porte-paroles du monde militaire lors de la conférence annuelle d’Ottawa sur la sécurité et la défense qui a eu lieu en mars, qualifiant les allégations d’inconduite sexuelle d’« extrêmement inquiétantes » et promettant de créer une structure de rapport indépendante pour les victimes.
« Soyons clairs, a dit M. Sajjan, le harcèlement, la discrimination et l’inconduite sexuelle, à n’importe quel grade et dans n’importe quelle organisation, militaire ou civile, sont absolument inadmissibles.
[Ce type de comportement] amenuise notre efficacité en tant qu’alliés et partenaires. Il sape la confiance que les gens ont en nos institutions. Et surtout, il porte atteinte à des gens qui se sont engagés à servir notre pays. »
M. Sajjan a tenu ces propos au début d’un discours devant un groupe d’experts sur la coopération entre l’OTAN et le Royaume-Uni/le Canada lors d’une conférence virtuelle de trois jours organisée par l’Institut de la Conférence des associations de la défense, groupe qui englobe plusieurs organisations nationales de la sécurité et de la défense.
La sous-ministre de la Défense, le chef d’état-major de la défense intérimaire, la commandante du groupe des Services de santé des Forces canadiennes et la cheffe du contingent canadien de l’OTAN en Ukraine avaient déjà condamné ces comportements. Il faut noter qu’à part le CÉMD, il s’agit de femmes.
« Le lien de confiance a été rompu, a noté M. Sajjan. Le renouer prendra beaucoup de temps et d’efforts. Mais, nous y parviendrons. »
Le ministre a promis de renforcer le soutien aux victimes de harcèlement sexuel dans l’armée, de créer une structure de rapport indépendante du monde de la défense et de faire le nécessaire pour garantir des enquêtes « justes et indépendantes ».
Le même jour, M. Sajjan a reconnu ensuite devant le comité de la défense de la Chambre des communes que trois ans auparavant, l’ombudsman Gary Walbourne lui avait dit que des allégations d’inconduite sexuelle pesaient sur le CÉMD alors en fonction, le général Jonathan Vance.
Le ministre a dit aux députés qu’il avait décidé de ne pas se pencher sur l’information afin de « protéger l’intégrité de l’enquête ».
M. Vance, architecte de l’opération Honour qui vise à mettre fin à l’inconduite sexuelle dans les rangs, est accusé de comportement inapproprié par deux subordonnées. La question fait l’objet d’une enquête. Le général nie les allégations.
Les allégations ont entrainé une série d’évènements. Le successeur de M. Vance à la tête des forces armées, l’amiral Art McDonald, a renoncé à ses fonctions le 24 février, deux mois après avoir accepté le poste, lorsqu’une femme membre d’équipage l’a accusé d’inconduite ayant eu lieu en 2010, alors qu’il était capitaine et elle officière subalterne à bord du NCSM Montréal.
Le remplaçant de M. McDonald, le lieutenant-général Wayne Eyre, a dit à la conférence que les suites avaient été « éprouvantes pour tout le monde dans le milieu de la défense ». Il a parlé d’une vague d’émotions dans les rangs : choc, déception, trahison, tristesse et un souhait ardent de vrais changements.
Nous ne pouvons pas tolérer que des membres de notre communauté soient maltraités au sein même de notre communauté.
Les réactions ont été aggravées par la révélation selon laquelle le commandant aux ressources humaines dans les Forces canadiennes, le vice-amiral Haydn Edmundson, avait fait l’objet d’une enquête vers la fin des années 1990 à la suite d’allégations d’inconduite sexuelle, notamment des relations avec des subordonnées. Il était à l’époque capitaine de corvette chargé de l’apprentissage dans un centre de formation d’officiers de la marine à Esquimalt, C.-B.
En 2019, M. Vance a promu M. Edmundson à la tête du Commandement du personnel militaire, lui confiant ainsi une autorité sur les conséquences professionnelles des militaires reconnus coupables d’inconduite sexuelle.
« Des pans de notre culture sont empreints d’exclusion, a déclaré M. Eyre dans le discours-programme. Ils sont nocifs. Ils favorisent un environnement qui, dans certains de ses recoins, tolère le racisme, la discrimination, le harcèlement et l’inconduite sexuelle […]. Ces problèmes sont systémiques. Nous ne pouvons pas tolérer que des membres de notre communauté soient maltraités au sein même de notre communauté. »
Toutefois, les intervenants ont tous reconnu que résoudre les problèmes auxquels sont confrontées les femmes dans l’armée était plus facile à dire qu’à faire.
La contre-amirale Rebecca Patterson, commandante des Services de santé, a noté l’une des difficultés sur laquelle butent les partisans du changement : l’armée canadienne est « une institution conçue il y a bien longtemps par des hommes et pour les hommes ».
« Les obstacles visibles ou invisibles auxquels se heurtent les femmes dans leur progression vers des postes de commandement — où elles seraient en mesure de procéder à des changements dans les FAC — [sont] en fait les aboutissants des structures, processus et normes qui satisfont aux besoins d’une culture hétéronormative où dominent les hommes blancs. »
Comme elle l’a fait remarquer, les politiques et les ordres ont toujours existé. Ce que les soldats, les marins et les aviateurs doivent faire, a-t-elle dit, c’est intérioriser la valeur de chaque individu.
« En règle générale, si l’on accorde de l’importance à autrui, le risque de lui nuire est moindre, a-t-elle souligné. Je dois dire que nous avons encore beaucoup à faire pour devenir une organisation plus inclusive et plus diverse. Or, c’est absolument essentiel pour régler le système d’inconduite sexuelle. »
La lieutenante-colonelle Sarah Heer, qui commande 200 militaires canadiens en Ukraine, a admis qu’elle disait avant à ses soldats : « attendez un peu que les dinosaures s’en aillent, et tout ira mieux ».
« Mais, il y a quelques jours, un officier subalterne m’a dit : “Vous savez, ma colonelle, les dinosaures peuvent donner naissance à d’autres dinosaures […] s’ils adoptent les mêmes procédés”. Et elle a raison. Il ne s’agit pas de se débarrasser des dinosaures. L’important, c’est de se débarrasser des mentalités déplacées qui peuvent apparaitre dans n’importe quelle génération. »
En tant qu’officière, elle dit se trouver dans une position privilégiée pour s’exprimer et n’avoir jamais eu peur de le faire. « Malheureusement, en parlant aux membres de mon équipe, je me suis aperçue que j’étais plutôt naïve quand je pensais que toutes les femmes, ou même tous les membres des Forces canadiennes, pensaient pouvoir s’exprimer librement.
« Il y en a beaucoup qui ne pensent pas pouvoir se faire entendre […] [ces membres] essaient encore de trouver leur place et ne veulent pas faire de vagues. »
La conférence s’est aussi penchée sur un autre problème qui mine la société et l’armée en particulier : l’extrémisme de droite. Les intervenants ont remarqué que les groupes haineux au Canada avaient progressé proportionnellement et au même rythme que leurs homologues étasuniens. Leur nombre a triplé au cours des dernières années, tandis que le terrorisme d’extrême droite a augmenté de plus de 300 % dans le monde.
Barbara Perry, directrice du Centre on Hate, Bias and Extremism de l’Ontario Tech University d’Oshawa, a déclaré qu’il y avait presque 300 groupes haineux au Canada en 2019-2020 et que plus de 120 incidents violents avaient eu lieu depuis 1990, notamment trois tueries.
Elle a noté que l’expérience militaire était un lien commun à beaucoup de groupes. Un rapport de police militaire de 2018 indique que 53 militaires avaient été repérés pour leur affiliation à des groupes haineux ou ayant commis des crimes haineux.
La conversation canadienne a quelque peu contrasté avec un discours précédent du général John Hyten, vice-président de l’U.S. Joint Chiefs of Staff, qui cherchait à minimiser le rôle d’anciens militaires dans l’insurrection au Capitol de Washington, D.C.
M. Hyten avait dit que les évènements l’avaient frappé « comme un coup au ventre », surtout la participation d’anciens militaires qui avaient « fait le même serment que je fais de soutenir et défendre la Constitution ».
Il a cependant ajouté qu’il estimait que le nombre d’extrémistes qui portent ou quittent l’uniforme était « très très minuscule » dans l’ensemble.
En tant que dirigeant militaire, il estime que « le terrorisme intérieur est un crime intérieur » qui, à son degré actuel, devrait être pris en charge par les forces de l’ordre, et non par l’armée. Les difficultés auxquelles l’Amérique est confrontée maintenant sont « loin d’être aussi graves » que celles des années 1860 ou 1960.
« C’est une démocratie aux points de vue divers, aux perspectives diverses, et aux structures diverses. La force de la démocratie, c’est la capacité, avec le temps, de définir un objectif commun et de s’entendre. »
Les intervenants ont dit que l’extrême droite s’essaimait de part et d’autre de la frontière. L’ancien commissaire de la GRC, Robert Paulson, a suggéré que l’on effectue « une évaluation extrêmement précise des menaces » au Canada.
« Je pense qu’il est à noter que les institutions, particulièrement celles de la sécurité et du renseignement, semblent attirer les gens qui sont enclins à adhérer à ces idéologies », a-t-il dit.
Selon Mme Perry, les deux pays ont des points de vue divergents sur les discours haineux, qu’elle qualifie de dangereux et disséminateurs de haine et de violence envers des communautés précises.
« Il est important de se rappeler que nous ne sommes pas américains; que nous ne sommes pas absolutistes en ce qui concerne la libre expression; que nous avons cerné et défini des limites à la liberté d’expression dans ce contexte. »
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