ÉMEUTE RUE BARRINGTON!

FÊTE DE RUE: La foule en liesse se rassemble dans la rue Salter, entre les rues Hollis et Barrington, à Halifax, le 8 mai 1945, jour de la victoire en Europe. Les émeutiers brisèrent les vitrines de plus de 200 commerces et de nombreux actes de pillage prirent place.
Archives de la Nouvelle-Écosse/N-1404

Pendant la Seconde Guerre mondiale, la population d’Halifax a explosé avec l’arrivée de dizaines de milliers de membres de l’armée, de la marine et de l’aviation, sans oublier les marins marchands, les travailleurs civils et leurs familles. Les nouveaux venus étaient en concurrence avec la population locale pour obtenir des produits, des services, et se loger, car on manquait de tout pendant la guerre.

Des propriétaires peu scrupuleux louaient au prix fort de minuscules surfaces à peine habitables où les toilettes, la salle de bain et la cuisine, si de telles commodités existaient, étaient généralement communes. Les marins et les civils souffraient aussi du peu de services à leur disposition dans la ville portuaire et de l’accès limité à ceux-ci.

« La ville était véritablement surpeuplée, a déclaré un membre du Service féminin de la Marine royale du Canada, qui comptait presque un millier de membres détachés dans la région d’Halifax. Et cela créait beaucoup de tension. »

Alors que la guerre touchait à sa fin, le contre-amiral Leonard Murray, commandant supérieur de la marine de la ville, ordonna à ses subordonnés de s’organiser pour l’évènement. On annonça qu’à part les gens dont les fonctions étaient indispensables, tout le monde pourrait quitter la caserne.

Le 8 mai, jour de la victoire en Europe, les 11 salles de cinéma de la région restèrent porte close. Quarante-six des 55 restaurants de la ville demeurèrent fermés toute la journée et ceux qui servaient baissèrent le rideau avant 16 h. Aucun des magasins d’alcool n’ouvrit.

Alors que soldats et marins auraient pu célébrer la victoire durement acquise face à un ennemi tenace et impitoyable, il n’y avait pas un film à voir, pas un restaurant d’ouvert et pas d’alcool à consommer. Tels furent les ingrédients des troubles à venir.

UNE FOULE EXPLOSIVE La foule venue fêter le jour de la victoire en Europe afflue dans la rue Hollis à Halifax, et le mécontentement gronde. Toutes les contrariétés que les militaires ressentaient se sont exprimées au moment où la guerre a pris fin.
Archives de la Nouvelle-Écosse/N-0638

La nouvelle que la guerre était terminée se répandit prématurément le 7 mai, et les gens descendirent dans les rues pour célébrer la victoire. Des marins à l’humeur bagarreuse arrêtèrent un tramway à l’extérieur de la base navale, à l’extrémité nord de la ville, et en cassèrent les fenêtres. Près de 10 000 marins, bientôt rejoints par plusieurs milliers de civils, déboulèrent dans les rues Barrington et Hollis du centre-ville, brisant les vitrines et pillant les commerces.

Les premières cibles furent les magasins d’alcool. D’abord celui de la rue Sackville, dévalisé en premier, puis deux autres vers minuit. Le grabuge prit fin à une heure du matin. Des policiers surveillaient les magasins d’alcool pendant que les patrouilles à terre arrêtaient les marins et les ramenaient à leur caserne.

Tout était calme aux premières heures du 8 mai. Malgré les traces des dégâts causés par ses hommes, Murray ne revint pas sur la permission qu’il leur avait accordée pour la journée.

« Si les civils ont le droit de se rendre au centre-ville pour les réjouissances, jugea-t-il, pourquoi les marins en seraient-ils privés? » La réponse à cette question serait bientôt évidente.

À 13 h, la bière vint à manquer dans la cantine de la marine. Après avoir fracassé des bouteilles, environ 2 000 matelots descendirent dans la rue Barrington et s’approprièrent un tramway. Ils en expulsèrent le conducteur et les passagers, cassèrent les portes et les sièges, et prirent la direction du centre-ville.

Une foule dense les suivait. En route vers le sud de la ville, des gens fracassèrent les fenêtres de plusieurs maisons, puis ce fut le tour des grandes devantures de magasins comme T. Eaton Company, People’s Credit Jewellers et Birks and Sons. Les rues et les trottoirs furent rapidement couverts d’éclats de verre. La foule en chemin vers la brasserie Keith s’empara de tout ce qu’elle pouvait dans les vitrines démolies.

Dans l’après-midi, la foule survoltée s’en prit au magasin d’alcool de la rue Sackville, mais elle fut repoussée par des policiers civils et militaires. Un attroupement de 4 000 personnes, principalement des marins, vint à bout de la grille de fer de la brasserie Keith et s’y engouffra. Lorsqu’arriva son propriétaire, le colonel Sidney Oland, il pénétra dans l’entrepôt et aida ses ouvriers à donner une caisse de bière à chaque homme.

Les commandants de la marine, de l’armée et de l’aviation se trouvaient alors à un service commémoratif. Ils furent avertis du pillage du magasin d’alcool à 15 h. Peu avant 18 h, ils décidèrent que les « réjouissances » prendraient fin à 18 h et qu’un couvre-feu serait instauré dès 20 h.

Le calme était revenu à minuit, même si restaient dans les rues la patrouille à terre et les marins qui avaient été mis à contribution pour aller récupérer ceux qui cuvaient ou qui étaient trop ivres pour retourner à la caserne de leur propre chef. Les marins alcoolisés étaient jetés dans des camions.

La quantité de boissons alcoolisées « confisquées » aux magasins d’alcool et à la brasserie Keith était stupéfiante : 6 987 caisses de bière et 35 772 pintes; 1 225 caisses de vin et 1 692 bouteilles; 65 332 pintes de spiritueux et 2 caisses d’alcool. Les autorités récupérèrent par la suite 1 690 pintes de spiritueux, 81 caisses de bière et 10 caisses de vin.

Les pertes matérielles furent chiffrées à 5 millions de dollars. Presque 2 650 panneaux de verre et fenêtres avaient été brisés, et une voiture de police ainsi qu’un tramway avaient été brûlés. On compta trois décès et plusieurs centaines de blessés, principalement à cause des morceaux de verre.

Comme on pouvait s’y attendre, quand vint le temps de désigner les coupables, tous les yeux se tournèrent vers la marine.

SANTÉ, LES AMIS! Des soldats et des marins brandissent une bouteille au milieu du chaos le 8 mai 1945.
Archives de la Nouvelle-Écosse/1981-412 10
En dépit des signes de troubles de la nuit précédente, le contre-amiral Leonard Murray accorde une journée de permission aux marins en arguant qu’ils ont le droit comme tout le monde de fêter l’évènement.
Archives de la Nouvelle-Écosse/1981-412 10

Murray croyait dur comme fer que la plupart de ses ma-rins étaient innocents. « Je suis convaincu, affirma-t-il, que, bien que des militaires aient été présents au cours de l’après-midi, dans presque tous les cas, ce sont des civils qui ont mené l’assaut, et qu’ils ont encouragé les militaires à y prendre part. »

Le gouvernement fédéral ordonna peu après l’institution d’une commission royale sur les émeutes sous la direction du juge Roy Kellock de la Cour suprême du Canada. Il imputa clairement les émeutes à la marine.

« Après les premiers signes de troubles, dit Kellock dans son rapport, la propagation et la continuation des incidents sont imputables au commandement naval qui n’a pas réprimé les troubles initiaux lors de chacun de ces deux jours. »

Des militaires et des civils, avec parmi eux des enfants, pillent un dépanneur lors des émeutes.
Musée de la marine à Halifax

Kellock ne tint ostensiblement pas compte de la possibilité d’autres causes aux troubles, comme le ressentiment éprouvé à cause de la fermeture des restaurants et des cinémas, ou l’animosité sous-jacente des militaires à l’égard d’Halifax en raison de la surpopulation et d’autres contrariétés. Il conclut que le personnel de l’armée et de l’aviation étaient restés sous contrôle, tandis que plus de 9 000 marins sur 13 306 avaient quitté leur unité le 7 mai et avaient été rejoints par 500 autres le lendemain.

« Rien d’étonnant, déclara Kellock, à ce que beaucoup de marins soient allés en ville. Rien n’avait été programmé pour qu’ils s’en tiennent à l’écart. »

Les marins immobilisent huit tramways, puis en fracassent les fenêtres et mettent le feu à au moins l’un des véhicules publics.
Musée de la marine à Halifax

BK Sandwell, rédacteur en chef du Saturday Night, hebdomadaire national influent, tira ses propres conclusions. Il écrivit que lorsque la guerre avait soudain érigé Halifax au rang des grands ports du monde, la ville ne s’était pas adaptée aux changements qui lui avaient été imposés et avait continué « d’être une petite ville portuaire, avec un mode de vie et un ensemble de règlements très différents de ceux des autres grandes municipalités maritimes ».

Sandwell critiqua en particulier la règlementation excessive de l’offre d’alcool, qu’on ne pouvait acheter que dans les magasins du gouvernement et que l’on devait consommer chez soi. Cela n’était vraiment pas pratique pour des militaires vivant dans une caserne ou à bord d’un navire, fit-il remarquer.

En dépit des conclusions de la commission royale, le reste du pays tint pour responsable des émeutes les Haligoniens, surtout en raison de leur comportement à l’égard des marins pendant la guerre. En fin de compte, Murray fut jugé responsable de n’avoir pas exercé un contrôle suffisant sur les marins lors des émeutes du jour de la victoire en Europe. Il présenta sa démission en septembre 1945 et elle fut acceptée étonnamment rapi-dement. Il prit officiellement congé de la Marine royale canadienne le 14 mars 1946.

Beaucoup de gens esti-mèrent que Murray était un bouc émissaire, et qu’en fait, les coupables étaient certains de ses subordonnés. Son illustre carrière militaire prit fin sans la reconnaissance qu’il méritait après le rôle qu’il avait joué lors de la bataille de l’Atlantique. Murray déménagea en Grande-Bretagne, devint avocat, et y vécut jusqu’à sa mort en 1971.

Un marin cuve. Une enquête dirigée par le juge de la Cour suprême Roy Kellock ne tint pas compte de la fermeture des bars et des restaurants et assigna à la marine la responsabilité des troubles.
Archives de la Nouvelle-Écosse/1981-412 9
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