La première cible de l’Allemagne après que la Grande-Bretagne lui déclara la guerre fut un paquebot qui voguait à destination du Canada.
La Grande-Bretagne déclara la guerre à l’Allemagne le dimanche 3 septembre 1939 à 11 h. Juste après 19 heures, ce soir-là, le capitaine James Cook du paquebot Athenia se joignit aux passagers de première pour diner.
Bien que le navire eût pris le départ deux jours plus tôt à Glasgow, à destination de Montréal via Liverpool et Belfast, Cook avait estimé que l’instabilité de la situation internationale exigeait sa présence sur le pont. Cependant, comme il le dit à un passager en milieu d’après-midi, ils se trouvaient maintenant assez loin dans l’océan Atlantique au nord-ouest de la Grande-Bretagne et de l’Irlande, pour être hors de danger.
A 19 h 40, alors qu’on servait le repas du soir, une violente explosion détruisit la salle des machines, plongeant la salle des convives dans l’obscurité, projetant les tables et les chaises d’un côté à l’autre du pont. Le navire commença à s’incliner vers la gauche et la poupe à s’enfoncer. Le sous-marin allemand U-30 avait torpillé l’Athenia.
Pour les Canadiens, les Britanniques et même les Américains, c’est à ce moment-là que commença la guerre. Les Allemands étaient prêts. Une flottille de 19 sous-marins avait pris le large entre le 19 et le 22 aout et se trouvait en poste autour des iles britanniques où la crise relative à l’invasion allemande de la Pologne avait atteint son apogée.
En fait, l’Allemagne s’était engagée par traité à ne pas s’en prendre aux navires transportant des passagers civils, mais ce soir-là, à la tombée de la nuit, le capi-
taine de l’U-30 vit l’Athenia tous feux éteints et zigzaguant à la manière d’un navire militaire cherchant à éviter les sous-marins. Il en conclut qu’il s’agissait d’un croiseur marchand armé. L’U-30 tira quatre torpilles, dont une asséna un coup mortel à l’Athenia.
L’Athenia était un navire de la compagnie Donaldson, construit en 1923, qui desservait les ports de Glasgow, Belfast et Liverpool ainsi que ceux de Québec et de Montréal. Contrairement au grand paquebot de luxe Queen Mary qui faisait la navette entre Southampton et New York, l’Athenia et ses navires jumeaux transportaient habituellement des familles qui visitaient des grands-parents en Écosse ou dans le Nord de l’Angleterre, ainsi que des étudiants, des touristes et des immigrants.
La crise internationale du mois d’aout – les négociations infructueuses d’alliance entre la Grande-Bretagne, la France et l’Union soviétique suivies par le pacte de non-agression germano-soviétique du 23 – avait incité un grand nombre de personnes à rentrer chez elles en Amérique du Nord avant le déclenchement des hostilités. L’Athenia transportait donc plus de passagers que d’habitude.
Le vapeur quitta Glasgow le 1er septembre, embarqua d’autres passagers à Belfast ce soir-là, puis se rendit à Liverpool où ses derniers passagers montèrent à bord. Ils étaient 1 102 au total, en plus de l’équipage de 316, quand le navire prit la mer le 2 septembre, à 16 h. L’Athenia contourna l’Irlande en longeant le canal du Nord et se trouvait en Atlantique, bien au large, avant la déclaration de guerre britannique.
Les routines habituelles à bord – offices religieux, affectations de places dans les salles à manger –, avaient suivi leur cours, et l’on avait pris certaines précautions particulières pour parer à toute éventualité : les sa-bords avaient été couverts et les canots de sauvetage préparés pour le cas où l’on en aurait besoin. Néanmoins, l’explosion de la torpille surprit tout le monde.
En attendant d’aller diner, le jeune Donald Wilcox de Dartmouth, Nouvelle-Écosse, s’était rendu au point le plus élevé de la proue du navire et regardait les vagues qu’elle brisait lorsque, tout à coup, le navire s’éleva de plusieurs pieds et retomba brusquement. « J’ai failli être renversé, » s’est-il souvenu des années après.
Toutes les lumières s’éteignirent et le navire s’arrêta soudainement, puis il commença à sombrer par la poupe. La salle des machines, la cuisine, une partie des salles à manger et de nombreuses cabines furent rapidement inondées. Dans l’obscurité, avant que l’éclairage de sécurité s’allume, les familles dispersées cherchèrent leur chemin à tâtons vers les ponts supérieurs. Les membres de l’équipage se servirent d’allumettes et de lampes de poche pour les guider, tandis que dans une partie du navire inondée, James A. Goodson de Toronto, un jeune homme de 18 ans qui avait écourté ses vacances en Europe, plongeait pour aider d’autres passagers qui étaient en difficulté, les guidant vers un escalier dont il ne restait qu’une partie.
Les 26 canots de sauvetage furent tous mis à l’eau, bien qu’il fût difficile d’y faire monter un grand nombre de femmes et d’enfants. Heureusement, les signaux de détresse avaient été captés par des navires raisonnablement proches. Le cargo norvégien Knute Nelson arriva sur place peu après minuit, suivi par le vapeur suédois Southern Cross, qui appartenait au millionnaire Axel Wenner-Gren d’Electrolux. Ils acueillirent les survivants qui se trouvaient dans les canots de sauvetage à leur bord, soignèrent les blessés et offrirent à tous nourriture et boissons chaudes.
À mesure que la nuit s’avançait, trois contretorpilleurs de la Marine royale, l’Electra, l’Escort et le Fame arrivèrent sur place. Ils prirent également des survivants à leur bord et leur dispensèrent de la nourriture et des vêtements secs. Le cargo à vapeur américain City of Flint arriva sur les lieux en matinée et prit des gens du Southern Cross et des contretorpilleurs à son bord, puis il mit le cap sur Halifax, de l’autre côté de l’Atlantique. Le Knute Nelson se rendit au port irlandais de Galway, et les contretorpilleurs retournèrent en Écosse, où ils envoyèrent leurs passagers à Glasgow. Vers 11 h, le lundi, l’Athenia chavira et coula par la poupe.
La survie de 1 306 personnes tenait quelque peu du miracle, en grande partie due à la formation et la discipline du personnel de l’Athenia qui mit tous les canots à l’eau, à la proximité de plusieurs navires de sauvetage et aux flots relativement calmes. Malheureusement, 112 personnes périrent, certaines à cause de l’explosion initiale et d’autres pendant les opérations de sauvetage.
Parmi elles se trouvait Margaret Hayworth de Hamilton, Ont., une fillette âgée de 10 ans qui, frappée à la tête par un fragment lors de l’explosion de la torpille, mourut six jours plus tard malgré les soins qu’elle reçut à bord du City of Flint. Elle fut enterrée à Hamilton à l’occasion de funérailles publiques.
L’hélice du Knute Nelson scia un des canots de sauvetage pendant les opérations de secours. Parmi les victimes de cet accident se trouvait William Allan, pasteur presbytérien de Toronto qui animait une émission populaire à la radio. Hanna Baird de Verdun, Québec, assis-tante à bord de l’Athenia, ne survécut pas non plus, et on la considère aujourd’hui comme étant la première victime de la marine marchande du Canada à la Seconde Guerre mondiale. La mort de ces Canadiens était un début choquant de la guerre.
Pour beaucoup de survivants, en particulier les familles séparées en descendant dans les canots, les épreuves n’étaient pas encore terminées. Georgina Hayworth réussit à descendre dans un canot de sauvetage avec sa fille mortellement blessée, Margaret, mais Jacqueline, sa fille cadette qui s’accrochait à sa jupe, lâcha prise, et elle fut placée dans un autre canot.
« Ce fut le pire jour de ma vie, d’être séparée de ma mère », se souvint Jacqueline des années plus tard.
David Cass-Beggs, qui avait accepté un poste d’enseignant en génie électrique à l’Université de Toronto et son épouse, Barbara, voyageaient avec leur fille Rosemary, âgée de trois ans. Ne sachant pas s’il y aurait assez de place pour tous les passagers dans les canots de sauvetage, ils mirent leur enfant dans le bateau-hôpital. Ils montèrent à bord d’un canot de sauvetage par la suite et furent pris par le Knute Nelson puis emmenés à Galway, tandis que la petite Rosemary fut placée à bord du City of Flint, qui mit le cap sur Halifax. Heureusement, Winifred Davidson de Winnipeg, que Rosemary appelait « auntie » (tantine, NDT) s’occupa d’elle jusqu’à ce que des amis de sa famille la recueillent à Montréal.
Parmi les passagers recueillis par le Knute Nelson et transportés à Galway se trouvaient Rudolph et Anni Altschul qui avaient fui Prague en mars 1939, lorsque les Allemands avaient envahi la Tchécoslovaquie. Anni, en état de choc, répétait sans cesse à son mari qu’elle avait une cousine en Irlande. Dans cette situation chaotique, un tel détail semblait hors de propos à Rudolph, mais quand ils débarquèrent à Galway et furent accueillis par un groupe de travailleurs humanitaires organisé à la hâte, Anni appela simplement « Edith! », et sa cousine apparut parmi les bénévoles comme par miracle.
Les autorités de Galway et de Glasgow reçurent les survivants avec beaucoup de gentillesse et de générosité. Des soins leur furent fournis, les hôtels leur ouvrirent des chambres, des vêtements collectés leur furent distribués, et le téléphone et le télégraphe furent mis à leur disposition. Les gouvernements canadien et américain adressèrent des remerciements officiels aux gouvernements irlandais et britanniques, en particulier à ceux des villes de Galway et de Glasgow, pour leur aide. Vincent Massey, haut-commissaire du Canada au Royaume-Uni, demanda des fonds au gouvernement du Canada, et le premier ministre, tout comme la Croix-Rouge canadienne autorisèrent des fonds d’assistance.
Massey fit le nécessaire pour que des navires du Canadien Pacifique ramènent les gens à Halifax ou à Montréal. Le vapeur Duchess of Atholl prit le départ le 13 septembre, avec 104 survivants à son bord et le vapeur Duchess of York en emporta 163 le 14 septembre; les vapeurs Duchess of Richmond et Duchess of Bedford prirent la mer un peu plus tard. L’ambassadeur des États-Unis au Royaume-Uni, Joseph P. Kennedy, envoya son fils John F. Kennedy, âgé de 22 ans, au nord de Glasgow pour s’occuper des survivants américains. Les Américains envoyèrent également des fonds pour aider leurs survivants, et le ministère d’État affréta le vapeur Orizaba pour les rapatrier.
La douleur, l’horreur, le soulagement et la joie se répandirent lors de l’arrivée des survivants au Canada. Le City of Flint fut rejoint en haute mer par deux navires de la garde côtière améri-caine et escorté jusqu’au port d’Halifax le 13 septembre. Une grande foule accueillit le navire, dont le premier mi-nistre de la Nouvelle-Écosse, Angus L. Macdonald, le ministre de la Santé, le maire d’Halifax, des représentants de la Marine royale du Canada, de la GRC, de la Croix-Rouge et des scouts, des médecins et des infirmières, 40 journalistes et le consul général américain.
Des services avaient été préparés pour les survivants : vêtements, bain, repas, transport jusqu’à Montréal puis jusque chez eux. Une photo-graphie du cercueil fabriqué à la hâte de la petite Margaret Hayworth mit en lumière la cruauté de la guerre.
La destruction de ce paquebot aux premières heures de la guerre forma l’opinion publique dans tous les coins du monde anglophone. Compte tenu du décalage horaire, le Winnipeg Tribune imprima des éditions spéciales le soir du 3 septembre, avec à la une : NAVIRE BRITANNIQUE COULÉ PAR UNE TORPILLE ENNEMIE. Le lendemain, les gros titres du Globe and Mail annoncèrent ATHENIA TORPILLÉ, NAVIRE À DESTINATION DU CANADA, 1400 À BORD, COULÉ AU LARGE DES HÉBRIDES. L’article à la une du New York Times annonça PAQUEBOT ATHENIA COULÉ PAR UNE TORPILLE; 1400 PASSAGERS À BORD, 292 AMÉRICAINS. À Londres, le Times affirma L’ATHENIA TORPILLÉ SANS AVERTISSEMENT; VIOLATION GRAVE DES CONVENTIONS ET TRAITÉS. Dans le port d’attache de l’Athenia, le Glasgow Daily Record & Mail déclara « la nature allemande n’a pas changé ».
Le gouvernement allemand nia officiellement avoir des sous-marins dans la région et accusa les Britanniques d’avoir détruit le navire eux-mêmes afin d’inciter les États-Unis à prendre part à la guerre. Cependant, le public des trois pays était fermement convaincu que le navire avait été coulé par les Allemands. Cette conviction fut confirmée lors des attaques contre des navires militaires ou marchands au cours des semaines qui suivirent.
Le choc du naufrage poussa les gouvernements à l’action. Winston S. Churchill fut appelé au gouvernement du premier ministre Neville Chamberlain, le 3 septembre, en tant que premier lord de l’Amirauté. Le lundi, il transmit au Parlement les renseignements sur le naufrage de l’Athenia et expliqua les obligations de l’Allemagne en vertu de l’accord naval anglo-allemand de 1935.
Le soir, il rencontra l’amiral de la flotte sir Dudley Pound et l’état-major de l’amirauté chargé d’évaluer la situation des sous-marins et la disposition des navires marchands britanniques. Poussé par les nouvelles de l’Athenia et de ses survivants, le cabinet se réunit tous les jours pour en discuter. Le soir du 6 septembre, Churchill et l’état-major de l’amirauté convinrent d’ordonner aux navires marchands de circuler en convois à partir du lendemain matin.
Dans un premier temps, l’ordre s’appliquait aux navires naviguant le long de la côte est après avoir quitté la Tamise, mais ils furent rapidement étendus à tous les grands ports et aux navires qui arrivaient. (Lors de la Première Guerre mondiale, on n’organisa pas de convois avant Juin 1917.)
Le dimanche soir précédent, les Canadiens avaient appris que la Grande-Bretagne avait déclaré la guerre. Aux premières heures du lundi matin, le premier ministre William Lyon Mackenzie King fut informé du torpillage de l’Athenia. Il réunit le conseil des ministres et reconvoqua le Parlement le jeudi 7 septembre. La question de la déclaration de guerre contre l’Allemagne occupait tous les esprits et le sort de l’Athenia fut l’un des arguments en sa faveur.
Ernest Lapointe, ministre de la Justice et lieutenant de King au Québec, fit valoir que, au moment même où certains prétendaient que le Canada n’avait aucun intérêt à une telle guerre, « un sous-marin ennemi torpillait le paquebot Athenia qui transportait plus de cinq cents passagers canadiens, lesquels auraient pu y perdre la vie ».
Parlant au nom de l’opposition, Thomas L. Church, député de Broadview, à Toronto, déclara que les passagers à bord de l’Athenia n’avaient pas eu l’occasion de voter pour ni contre la déclaration de guerre lorsque leur navire fut torpillé. « Nous avons un devoir envers ces passagers, ce soir », dit-il. Le Parlement vota pour la guerre le samedi 9 septembre et la déclaration fut télégraphiée au Haut-Commissaire Massey, à Londres, pour qu’il demande au roi George VI de la signer le dimanche matin.
L’Amérique n’avait pas pris part directement aux crises tchécoslovaque et polonaise de 1939, bien que le président Franklin D. Roosevelt eusse alors tenté de réviser les lois sur la neutralité pour permettre aux États-Unis de soutenir les démocraties en cas de guerre. Le sentiment anti-interventionniste du Congrès était trop fort pour apporter des modifications aux restrictions existantes. Cependant, vu le déclenchement de la guerre le 3 septembre, le torpillage de l’Athenia transportant des Américains, les articles dramatiques de journaux concernant le cargo américain City of Flint qui avait ramené des survivants canadiens, américains et européens à Halifax, et la popularité nationale du vaillant capitaine du navire, Joseph A. Gainard, le Congrès américain adopta, en novembre 1939, une nouvelle loi sur la neutralité en vertu de laquelle il était permis de vendre des munitions et du matériel stratégique aux belligérants sur le principe de la clause « Cash and Carry » (comptant sans livraison, NDT).
Le torpillage de l’Athenia fut vite éclipsé par les tragédies qui suivirent, qui furent bien pires. Néanmoins, ce naufrage marqua le début de la guerre en Occident. Dû à une possible méprise de la part du commandant de l’U-boot, il toucha les Canadiens, les Américains, les Britanniques et les Européens quelques heures à peine après la déclaration de guerre. Ce fut le début de la guerre pour le Canada. Quatre-vingts ans plus tard, les survivants sont encore hantés par cette épouvantable épreuve.
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