Le ministre guerrier

THE CANADIAN PRESS IMAGES/Matthew Usherwood

Harjit Sajjan parle de la différence entre
les talibans et l’État islamique, du comportement
antidémocratique de la Russie, de ce que
nous avons peut-être mal fait en Afghanistan,
et de ce qu’il aime le moins en politique.

La guerre entre le Canada et l’État islamique s’est intensifiée. Des centaines de membres de nos forces d’opérations spéciales ont été envoyés en Iraq, appuyés par des hélicoptères, des capacités accrues de recherche sur le renseignement et le déploiement de plus de 100 soldats au Liban et en Jordanie. Et en Iraq, au moins, il est probable que les troupes canadiennes prendront part aux combats, vu que leur mission de conseil et d’aide est semblable à celle au cours de laquelle les soldats canadiens ont été mis en péril l’an dernier.

Cependant, M. Harjit Sajjan, ministre de la Défense nationale du Canada, ne veut pas dire que c’est une guerre. Ou en tout cas, pas encore. Et ne disons pas non plus qu’il s’agit d’une mission de combat, même si combat il y aura.

Malgré ces dérobades sémantiques, il apporte à son poste son talent connu pour régler des problèmes complexes. Il est non seulement ancien lieutenant-colonel et vétéran de l’Afghanistan, il a aussi été détective d’une unité antigangs. On dit aussi de lui qu’il a une capacité d’analyse remarquable qui lui a valu de nombreuses marques d’approbation et périodes d’affectation, notamment pour son travail sur les réseaux de l’ennemi à Kandahar. Et tout cela l’a amené à son poste actuel.

Sa formation d’agent du renseignement est maintenant mise à l’épreuve sur une scène plus grande. Le monde est compliqué, dit-il, et on ne peut espérer mettre fin aux menaces sans les comprendre. M. Sajjan réfléchit toujours aux situations dans leur ensemble. En conséquence, il semble souvent être tombé en paralysie comme tout homme qui comprend trop, qui est conscient de la complexité de la situation, des causes sous-jacentes et des conséquences de troisième ordre, ainsi que de l’implacabilité du cercle vicieux de la négativité et des critiques. Il s’agit alors de savoir où agir, quand agir, et pourquoi.

Pour apprendre à connaitre le nouveau ministre et ses objectifs, nous avons réalisé une courte entrevue éclair au téléphone pendant que, un peu en retard, il se hâtait vers l’aéroport d’Ottawa. Bien qu’il soit certainement plus communicatif que la plupart des ministres de ces derniers temps, M. Sajjan a déjà appris le jeu habituel des politiciens qui consiste à éviter les questions.

La Revue Légion : Veuillez nous donner votre opinion, et n’oubliez pas que vous n’avez qu’une minute pour répondre à cette question :
avons-nous gagné la guerre en Afghanistan?

Sajjan : Il ne s’agissait pas de gagner ou de perdre. Il s’agissait de faire le nécessaire pour mettre les forces nationales de sécurité et le gouvernement afghans en situation de prendre davantage de responsabilités. À un moment donné, il faut s’en aller; sinon, il n’existe pas de solution de longue durée. Et je pense que ç’a été accompli.

RL : Pouvez-vous comparer les talibans à l’État islamique? Lequel était ou est le plus dangereux pour la sécurité nationale du Canada?

Sajjan : L’EIIL est une plus grande menace pour la sécurité du Canada. Les talibans ne traversaient pas les frontières. On ne parlait pas beaucoup de ce qu’ils voulaient, à l’extérieur de leurs frontières. La brutalité est pratiquement la même, mais l’EIIL se sert de médias sociaux pour l’exporter. Les talibans étaient tout aussi brutaux, même si nous ne sommes pas très nombreux à en avoir été témoins.

RL : Il y a une chose plus difficile à comprendre : nous avons répondu aux talibans par la force militaire; en fait, par l’occupation de leur pays. Mais nous répondons à l’EIIL selon une approche davantage non interventionniste, avec moins de combats. Pouvez-vous nous expliquer pourquoi nous répondons à une menace supérieure avec moins de force?

The Honourable Harjit S. Sajjan, Minister of National Defence, presents medals to the members of CANSOF Task Force during a visit to Iraq on December 21, 2015. Photo: Sgt Yannick Bédard, Canadian Forces Combat Camera. IS01-2015-0007-040 ~ L’honorable Harjit S. Sajjan, ministre de la Défense nationale, remet des médailles aux membres de la COMFOSCAN lors d’une visite en Irak, le 21 décembre 2015. Photo : Sgt Yannick Bédard, Caméra de combat des Forces canadiennes IS01-2015-0007-040
L’honorable Harjit S. Sajjan, ministre de la Défense nationale, remet des médailles aux membres de la COMFOSCAN lors d’une visite en Irak, le 21 décembre 2015.
Sgt Yannick Bédard, Caméra de combat des Forces canadiennes
IS01-2015-0007-040

Sajjan : Eh bien, il ne s’agit pas d’employer des capacités et des forces; c’est l’intégralité de ce qu’on essaie de faire qui compte. Rappelez-vous combien de temps les États-Unis ont fait la guerre en Iraq contre les insurgés, et à la fin, quand quelques tribus sunnites sont venues de leur côté, les choses ont pris un bon tournant, alors ils sont partis. Et ce qui s’est passé tout à coup, c’est que l’EIIL, la petite organisation radicale venant de Syrie, est devenue beaucoup plus puissante. C’est le régime local qui doit mener ce combat. Oui, nous pourrions y aller nous battre et peut-être qu’on pourrait les bloquer, ou même gagner. Mais il ne s’agit pas seulement de vaincre l’EIIL; il faut permettre aux forces irakiennes de vaincre l’EIIL pour arriver à une solution qui dure. Et c’est beaucoup plus important, parce qu’en fin de compte, nos forces sont limitées, même quand les États-Unis et l’Union européenne travaillent ensemble.

RL : Il semble que le vrai problème soit l’extrémisme sunnite : l’idéologie qui a engendré al-Qaïda et l’EIIL. Comment résoudre le problème de l’extrémisme sunnite?

Sajjan : Je pense qu’il faut s’occuper de n’importe quel extrémisme. Et dans cette région en particulier, l’EIIL – un groupe petit mais radical –, est au premier plan. Tous les groupes recrutent dans leur population. Même quand on se bat, ce qu’on fait vraiment, c’est gagner du temps pour séparer la population du groupe radical, et quand c’est fait, on finit par combattre une organisation plus petite. Et c’est ça qu’il faut absolument faire en Iraq.

RL : Alors vous proposez de défaire l’extrémisme sunnite en séparant les extrémistes du reste de la population?

Sajjan : Eh bien, c’est ce qu’il faut faire dans n’importe quelle stratégie anti-insurrectionnelle. Si on ne s’occupe pas du recrutement, on n’arrête jamais de se battre. Ainsi, leur source de recrutement est absolument cruciale pour arriver au succès de longue durée que nous essayons d’obtenir.

Defence Minister, Harjit S. Sajjan speaks with Antoni Macierewicz, his counterpart from Poland during the annual Defence Ministerial Meeting at NATO Headquarters in Brussels, Belgium on February 10, 2016. Photo: Sgt Yannick Bédard, Canadian Forces Combat Camera. IS01-2016-0001-010 ~ Le ministre de la Défense, Harjit S. Sajjan, discute avec Antoni Macierewicz, son homologue polonais, lors de la réunion des ministres de la Défense au siège de l’OTAN à Bruxelles (Belgique), le 10 février 2016. Photo : Sgt Yannick Bédard, Caméra de combat des Forces canadiennes. IS01-2016-0001-010
Le ministre de la Défense, Harjit S. Sajjan, discute avec Antoni Macierewicz, son homologue polonais, lors de la réunion des ministres de la Défense au siège de l’OTAN à Bruxelles (Belgique), le 10 février 2016.
Sgt Yannick Bédard, Caméra de combat des Forces canadiennes. IS01-2016-0001-010

RL : Quelle est la plus grande menace d’après vous, l’EIIL ou la Russie?

Sajjan: On ne peut pas les comparer. Il faut voir chaque menace d’une manière différente. Pour la Russie, il y a des problèmes régionaux et stratégiques bien plus graves. Et vu l’agressivité dont elle fait preuve partout dans le monde, on doit espérer qu’elle reviendra au dialogue, ce qui vaut mieux pour elle. Par contre, en ce qui concerne l’EIIL, il s’agit d’un groupe avec lequel on ne peut pas négocier, alors il faut s’occuper de lui de cette manière [par la force]. Il faut donc isoler ce groupe et faire le nécessaire pour qu’il ne profite pas des problèmes politiques pour influencer l’ensemble de la population. Une fois qu’on aura isolé l’organisation radicale, afin de pouvoir la détruire, ça va être crucial. Mais on ne peut pas vraiment dire qu’une  menace est pire que l’autre. C’est comme si on comparait des pommes et des oranges.

RL : D’après vous, qu’est-ce qui excite l’agressivité de Vladimir Poutine? Qu’est-ce qui excite l’agressivité de la Russie?

Sajjan : Je trouve ça difficile à dire, vu de l’extérieur, comme c’est le cas pour n’importe quel Canadien, n’étant arrivé là-dedans qu’il y a peu de temps. Il est important de connaitre la mentalité de la personne, et quelles sont ses expériences. Quand on dirige un pays comme la Russie, on ne peut pas le faire de manière irresponsable, envahir d’autres pays, quels que soient les problèmes qu’on a. Dans les nations démocratiques, les problèmes difficiles, on les prend en charge. On en discute.

RL : Nous vivons dans une période historique pas comme les autres. Nous avons vu des frontières remaniées, ce qui n’arrive pas si souvent que ça. La Crimée et l’Iraq. Alors, en ce qui concerne l’agressivité de la Russie : l’expansion de l’OTAN en Europe de l’Est, ça semble être un facteur irritant. Maintenant, nous voulons faire entrer l’Ukraine dans l’OTAN. De quelle manière cette expansion sert-elle nos intérêts?

Sajjan : Je vais aller à une réunion de l’OTAN pour la première fois dans une semaine, et nous allons avoir beaucoup de discussions importantes. Il est important d’arriver à un bon équilibre, mais je pense que le dialogue est l’élément crucial pour arriver à comprendre les intentions de la Russie. Et l’OTAN a un rôle vraiment important à jouer, comme c’est le cas depuis très longtemps. Nous devons demeurer unis. Nous devons rester fidèles à nos partenaires, à l’Ukraine et à d’autres pays de l’Europe de l’Est, mais l’occasion de dialoguer sera toujours là.

RL : Votre carrière de soldat est terminée. Quel en a été le moment déterminant?

Si on ne
s’occupe pas
du recrutement,
on n’arrête jamais
de se battre.

Sajjan : En Afghanistan, en 2006, quand j’ai pu faire mon travail grâce à une section d’infanterie, ça m’a vraiment ouvert les yeux. Être gradé, ça ne veut pas dire avoir réponse à tout. Il y a des réponses parmi les meilleures qui arrivent de sources improbables. Je ne sais pas combien de fois l’indice indispensa-ble qu’il nous fallait nous est venu de soldats sur le terrain. Avec le recul, je peux vraiment me dire, ‘wow’, nos soldats n’ont vraiment pas leur égal. Leurs réflexions et leur façon d’analyser les choses, le cœur qu’ils ont, et le combat qu’ils livrent. Ils peuvent facilement passer du travail humanitaire dans un village au combat en un tournemain. Changer en un instant comme ça, c’est vraiment dur. Rien que de pouvoir travailler avec des gens comme ça, c’était ça le plus formidable.

RL : Que n’aimez-vous pas dans votre rôle de politicien?

Sajjan : Je dirais que ce sont les discussions qui ont lieu à la Chambre des fois, qui parfois ne font pas justice au vrai travail qu’on fait pour les Canadiens. Ottawa, ça peut être comme une bulle, et il faut faire des efforts pour rester à l’extérieur de cette bulle, pour maintenir le contact avec les Canadiens et avec les vraies questions, avec ce qui se passe. Dans les Forces armées canadiennes, on a un point de vue sur les politiciens, mais en même temps, on sait qu’il y a beaucoup de gens qui se sont lancés en politique, surtout les collègues que je connais, parce qu’ils veulent vraiment apporter leur contribution. Quand on est en service, on sait tous que si on pense pouvoir apporter notre contribution et qu’on a les capacités et l’expérience qu’il faut, on doit rechercher et accepter les responsabilités. J’estimais que mon expérience était nécessaire, et je n’aimais pas la manière dont certaines choses se faisaient, alors j’ai arrêté de me plaindre parce que je croyais que j’avais les capacités pour agir, et je l’ai fait.

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