Deux guerres en deux semaines

Pèlerinage du souvenir de 2015 de la Légion royale canadienne

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Coquelicots éclos dans un champ de blé où une attaque couteuse a été menée par le 1st Lancashire Fusiliers de Grande-Bretagne, le premier jour de la bataille de la Somme, contre une fortification du front allemand.
Eric Harris

Au mois de juillet, des pèlerins de partout au Canada sont allés voir des champs de bataille, des cimetières et des monuments aux morts en France, en Belgique et aux Pays-Bas.

« Si, hier, c’était le jour le plus long, dit Ed Pigeau, aujourd’hui, c’est probablement le jour le plus dur. »

Ces mots, prononcés pendant le compte rendu fait quotidiennement après le souper, concernaient les 3e et 4e jours du pèlerinage du souvenir de 2015 de la Légion royale canadienne. Le jour le plus long, le 3e, c’était celui pendant lequel les pèlerins avaient suivi la voie des forces alliées qui ont traversé la Manche le 6 juin 1944, à l’occasion de la plus grande invasion amphibie de tous les temps, c’est-à-dire le premier jour de l’invasion de la Normandie. Les villes côtières de villégiature de Courseulles-sur-Mer, de Bernières-sur-Mer, de Saint-Aubin-sur-Mer étaient alors des champs de bataille, et la plage Juno est aujourd’hui synonyme de bravoure canadienne.

M. Pigeau est vice-président de la Légion. Il est également chef de mission à l’occasion de ce voyage. Neuf pèlerins parrainés par la LRC (un de chaque division, exceptée de celle de l’Alberta) et 17 compagnons et autres personnes qui paient leurs propres frais font le voyage en autocar : Paris, Caen, Dieppe, Ypres, Arras, avec des arrêts dans des champs, au bord de routes de campagne, sur des plages, devant des champs de bataille, des monuments, dans des musées, des cimetières. Beaucoup de cimetières.

À chaque arrêt , John Goheen, guide, historien militaire et directeur d’école de Port Coquitlam (C.-B.) raconte ce qu’il s’est passé.

« Je vous ai averti hier soir, dit Goheen à la fin du 4e jour. Je vous ai dit que ce serait dur aujourd’hui. Je trouve quelques-uns des endroits où nous sommes allés aujourd’hui presque impossibles, et je pense avoir pris sur moi plutôt bien, cette fois-ci, parce que des fois je n’y arrive pas. Ça ne fait rien combien de fois on y va, ce n’est jamais moins dur. »

Ces endroits, l’abbaye d’Ardenne, le château d’Audrieu, le verger près d’Authie, ont été le théâtre d’incidents troublants à l’extrême.

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Les pèlerins suivent leur guide John Goheen.
Eric Harris

Le 7 juin 1944, au nord-ouest de Caen, 11 Canadiens prisonniers de guerre, dont un était si gravement blessé qu’il était sur une civière, ont été séparés d’un groupe de 50 et emmenés à un jardin à côté d’une abbaye. Ces hommes « ont eu un sort terrible, dit Goheen. Ces Canadiens ont été emmenés un par un de l’autre côté d’une petite porte bleue, la porte qui me hante le plus, à un jardin où les attendait un soldat SS. Selon une expertise médicolégale, les hommes ont été tués d’un coup de feu ou de matraque derrière la tête. Exécutés. Il ne s’agissait pas d’un meurtre réactionnaire au champ de bataille. L’ordre en avait été donné, même si rien n’avait été mis sur papier. »

Vingt prisonniers ont été exécutés à l’abbaye d’Ardenne en juin 1944 : James Elgin Bolt, Ivan Lee Crowe, Walter George Doherty, Charles Doucette, George Vincent Gill, Thomas Haliburton Henry, Reginald Keeping, Roger Lockhead, Hugh Allen MacDonald, Joseph Francis MacIntyre, Hollis Leslie McKeil, George Richard McNaughton, George Edward Millar, Raymond Moore, Thomas Edward Mort, James Alvin Moss, Harold George Philip, George Pollard, Freddie Williams et Thomas Alfred Lee Windsor.

Une route longe un champ de blé qui se trouve à l’ouest de Caen. Rien d’extraordinaire à cela, vu que le paysage normand est une version vallonnée de nos prairies, et que les Français sont très friands de baguettes. Ce qui est étonnant, troublant, c’est ce qui y est arrivé il y a 71 ans, le 8 juin.

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Des visiteurs du Mémorial national du Canada à Vimy, en France, où après une cérémonie de commémoration, ils ont posé pour la photo de groupe (ci-dessus). Première rangée : le chef de mission, Ed Pigeau; Donna Clark; la pèlerine de la Division de la Colombie-Britannique–Yukon, Amy Encina; Nancy McNight, William Harold Timms, le pèlerin de la Division de Terre-Neuve-et-Labrador, Charles Piercey; le pèlerin de la Division de l’Île-du-Prince-Édouard, Brian Arsenault; Marsha Wedge; la pèlerine de la Division de Nouvelle-Écosse–Nunavut, Daisy Marie Gavel. Deuxième rangée : le guide du pèlerinage, John Goheen; le coordinateur du pèlerinage, Steven Clark; Gary Springall; la pèlerine de la Division de la Saskatchewan, Shauna Grassing; Lucie Aubuchon; Serge Aubuchon; Kathleen Laskowski; Daphne Piercey.
Eric Harris

Quelque 150 membres du Royal Winnipeg Rifles avaient été capturés près de là, à l’occasion d’une bataille pour la ville de Putot, et ils ont été séparés en plusieurs groupes et envoyés à divers endroits. Le Waffen-SS lieutenant-colonel Wilhelm Mohnke était furieux qu’il y ait autant de prisonniers. Il n’avait pas le temps de s’occuper de centaines de prisonniers de guerre canadiens, alors il donna l’ordre à ses subalternes de ne plus faire de prisonniers et de se débarrasser de ceux qu’ils avaient. Quarante prisonniers de guerre ont suivi cette route, pensant qu’ils allaient à un centre de détention derrière les lignes, jusqu’à ce qu’une voiture d’état-major allemande où se trouvait Mohnke – selon un témoin – arrive. Il s’est mis à crier sur les soldats allemands qui gardaient les prisonniers. La voiture est repartie et les prisonniers ont continué leur chemin jusqu’à ce qu’une colonne allemande les rejoigne. Un des der-niers semi-chenillés s’est arrêté et des soldats SS en sont descendus. Ils se sont approchés des Canadiens et se sont mis à crier aux gardes d’aller au semi-chenillé remplacer leurs fusils par des mitraillettes. Les Canadiens reçurent l’ordre de s’assoir en demi-cercle dans le champ de blé.

Le lieutenant Reginald Barker du 3e Régiment antichar, Américain de naissance, était l’un d’eux. Il dit aux soldats qui se trouvaient à l’arrière : « Sauvez-vous au premier coup de feu. » Les Allemands se sont approchés des Canadiens et l’un d’entre eux leur a dit « maintenant, vous mourez. » Ils ont fait feu sur les prisonniers, et tous excepté cinq sont morts, Barker inclus. Ceux qui se sont enfuis ont été repris et ont survécu en tant que prisonniers, et à la fin de la guerre, ils ont raconté ce qui s’était passé. Il n’y a pas de monument à cet endroit, mais en 2001, l’Université Queen’s, l’alma mater de Barker, a institué la bourse commémorative Reginald Barker.

Pendant la première semaine de l’invasion alliée, à peu près, plus de 150 prisonniers de guerre canadiens ont été exécutés par des soldats allemands.

Les arrêts du pèlerinage ne sont pas tous aussi troublants, mais il y en a beaucoup qui sont tout aussi émouvants.

Chaque journée est très occupée : un buffet abondant à l’hôtel pour déjeuner, l’autocar qui prend la route à 7 h 30, des questions de jeu-concours, le défilé matinal (le défilé « colonel Bogey » fait siffler tout le monde) et l’arrivée à la première station avant 8 h.

Les explications détaillées de Goheen inspirent la compréhension de la signification de chaque endroit, petit ou grand; qu’il s’agisse de la magnificence du Mémorial national du Canada à Vimy ou des menus détails comme les marques dans un mur de pierres à Norrey-en-Bessin, lesquelles ont été faites par le char d’assaut commandé par le lieutenant George Gordon quand il a heurté l’édifice en empruntant un passage étroit.

Kathleen Laskowski, une pèlerine, debout à côté du mur, parle de son père, Mike, qui s’est battu là le 17 juillet 1944, lors de la sortie de Caen, en tant que membre du 59th (Newfoundland) Heavy Regiment de l’Artillerie royale.

« Papa a vu que des Allemands tiraient sur un dépôt de munitions proche, et que son unité risquait d’être endommagée s’il explosait, dit-elle, alors il leur a tiré dessus avec son fusil Long Tom jusqu’à ce qu’ils arrêtent. » On lui a décerné la Médaille de l’Empire britannique pour service méritoire, et sa fille est applaudie par les autres pèlerins.

Aux abords d’Authie, à un kilomètre au nord-ouest de l’abbaye, il y a la ferme en grès de Denise et Daniel Collet. Ce vieux couple qui respire l’hospitalité normande affectionne les Canadiens. Au cours d’une collation bien arrosée de cidre fabriqué par un cousin de Daniel, ils parlent de la vie sous l’occupation allemande. Daniel avait 12 ans pendant la guerre, et il habitait dans un village près d’Authie. Les soldats allemands faisaient sortir les gens de leurs maisons, ne leur donnant que cinq minutes pour faire leurs valises, dit-il. Sa mère en avait préparé une, et ils sont arrivés à Caen à un moment où la ville était prise pour cible par des bombardiers alliés. Lors d’une attaque particulièrement intense, se souvient-il, la ville a été incendiée en plusieurs endroits et il y a eu de nombreuses victimes parmi les civils. Au bout d’une conversation d’une heure et après la présentation de cadeaux, ils nous font adieu de la main jusqu’à ce que l’autocar disparaisse à leur vue.

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Au cimetière militaire canadien de Bretteville-sur-Laize (ci-dessous, à d.), les pèlerins Timms et Piercey déposent une couronne sous les yeux de Pigeau et de Raspberry. Il s’y trouve 2 958 tombes de la Seconde Guerre mondiale, dont la plupart sont celles de Canadiens.
Eric Harris

Le 5e jour concerne surtout la consolidation du nord de la Normandie et la fermeture de la Poche de Falaise. Les alliés avaient prévu prendre Caen, un des plus grands centres de la Normandie, le jour J, mais ils ont été obligés de livrer une série de batailles durant les mois de juin et de juillet avant que la ville en ruines tombe entre leurs mains.

Alors que les Allemands se préoccupaient de la défense de Caen, la First United States Army a fait une brèche dans leurs défenses au Sud-Ouest, dans le cadre de l’opération Cobra qui a eu lieu du 25 juillet au 8 aout. Cela a donné la Poche de Falaise, où les Alliés encerclaient les Allemands qui se repliaient vers la Seine. L’effondrement de l’armée allemande au nord-ouest de la France s’en est suivie.

Le rôle des Canadiens n’y avait pas été négligeable : de leur attaque malheureuse à l’aéroport de Caen-Carpiquet, du 4 au 8 juillet, jusqu’à leur avancée sous le commandement inspiré du major David Currie, VC, qui commandait un groupe de bataille formé de blindés, de pièces d’artillerie et de fantassins à Lambert-sur-Dives, ils étaient résolus à empêcher les Allemands de s’enfuir de la poche. 300 soldats allemands ont été tués, 500, blessés et 2 100, capturés sous son commandement. Sur une photographie bien connue, Currie accepte la reddition des troupes allemandes, le 19 aout, et plusieurs pèlerins sont ravis de reconstituer cette scène devant une collection d’appareils photo et de caméras.

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Les pèlerins explorent la plage rocheuse du village de Puys à l’est de Dieppe, où, piégés entre la plage et la digue, le Royal Regiment of Canada et le Black Watch (Royal Highland Regiment) of Canada ont été décimés par le tir d’enfilade des Allemands.
Eric Harris

Deux heures sur les routes nous font reculer de deux ans, jusqu’au désastre qui a eu lieu à Dieppe. Le 6e jour commence au cap de l’Ouest, promontoire surplombant une scène pittoresque comprenant une plage de chert, une digue et un château du 15e siècle.

Dieppe, où se trouvent les plages les plus près de Paris, était le Saint-Tropez du pauvre. Elle était très prisée aussi des artistes et des touristes anglais, et on peut se demander comment il est possible que les stratèges militaires britanniques n’aient pas su que la plage n’était pas de sable, et que leurs chars s’enliseraient dans le chert.

Bien d’autres questions ont été soulevées à propos de la prudence du raid. À l’origine, l’opération Rutter, dont le plan avait été dressé au printemps, devait avoir lieu au mois de juillet. On avait choisi Dieppe parce que c’est un port assez près de l’Angleterre pour que cette dernière puisse assurer la couverture aérienne de l’attaque. Rutter devait durer 15 heures, c’est-à-dire le temps de deux marées, et avoir plusieurs sauvegardes : des centaines de bombardiers pour pilonner les défenses côtières, des croiseurs et des cuirassés armés de canons de 16 pouces, des chars, des parachutistes à l’Est et à l’Ouest pour prendre les emplacements de canons par surprise; et on supposait que les défenses allemandes y étaient relativement faibles.

Le temps étant exécrable en juillet 1942; l’opération fut annulée. Le raid de Dieppe, dont le nom fut changé pour devenir l’opération Jubilee, finit par avoir lieu le 19 aout, mais la plupart des facteurs importants avaient été modifiés. La RAF pensait que les bombardiers lourds tueraient trop de civils, alors ils furent supprimés. Les amiraux n’aimaient pas l’idée d’envoyer de gros cuirassés près de la côte, alors ils les remplacèrent par des contretorpilleurs armés de canons de 4 pouces. La géo-graphie donnait aux défenseurs un grand avantage : du haut des falaises, ils pouvaient voir la plage d’un bout à l’autre, et chaque personne qui la traverserait. Et il y avait quatre fois plus de soldats allemands que prévu.

Les deux attaques de flanc ont été lancées en premier, avant le jour, une à l’Ouest, à Pourville (la plage verte) et l’autre à l’Est, à Puys (la plage bleue). L’assaut de front, à la tête duquel se trouvait le Royal Hamilton Light Infantery, a commencé à la plage principale de Dieppe (la plage rouge) à 5 h 20. Il devait avoir l’appui du régiment de chars de la 14e Armée, mais ce dernier est arrivé à la plage en retard. Lorsqu’il est arrivé, 15 des 29 chars seulement ont réussi à traverser la digue. Douze s’étaient enlisés dans la plage rocheuse et deux avaient coulé.

En tout, quelque 5 000 Canadiens, 1 000 Britanniques et 50 Américains ont mis pied à terre lors du raid. Presque 60 pour cent de ceux qui ont atteint la plage ont été tués, blessés ou capturés. « Tout s’est mal passé ce jour-là »,
dit Goheen.

Le 8e jour, nous passons aux Pays-Bas, où la Première Armée canadienne, force internationale de soldats canadiens, britanniques, polonais, américains, belges et
hollandais, a mené la bataille de l’Escaut du 2 octobre au 8 novembre 1944

L’autocar s’arrête au canal Léopold, importante ligne de la défense allemande située le long de ce qui avait  été la frontière belgo-néerlandaise. « C’est une des pires batailles auxquelles ont pris part les Canadiens en Europe du Nord-Ouest, dit Goheen. Une bataille petit format dans un petit endroit difficile. »

La fermeture de la Poche de Falaise, à la fin du mois d’aout, avait servi à battre la plus grande partie de l’armée allemande qui se trouvait en Normandie. Les 50 000 qui s’en sont enfuis étaient dans la confusion et détalaient vers la Seine, Britanniques et Canadiens à leurs trousses. La 11e Division britannique entra à Anvers, mais la capture du plus grand port européen ne suffisait pas. L’Allemagne contrôlait encore les deux côtés de l’estuaire de l’Escaut, les 80 kilomètres d’eau profonde reliant le port à l’océan.

L’opération Market Garden, assaut aéroporté immense derrière les lignes allemandes, avait échoué à la fin du mois de septembre.

Les Alliés faisaient face à une bataille difficile qui ne se terminerait pas avant Noël, comme on l’avait espéré, et il leur fallait un port où ils seraient en sécurité. L’approvisionnement était encore débarqué aux plages et aux ports normands et transporté en camion sur des centaines de kilomètres vers le Nord. On donna la priorité
à Antwerp et à l’Escaut.

Les Canadiens, qui se mirent à se surnommer « l’armée Cendrillon » parce qu’on leur donnait les tâches les plus dures et qu’on ne leur donnait guère de gloire, écopèrent de la tâche de nettoyer l’estuaire. Avant de partir, les Allemands avaient inondé le terrain bas sillonné de canaux et de fossés de drainage, chacun étant un obstacle naturel pour les chars. L’opération Switchback, planifiée par le lieutenant-général Guy Simonds, commandant par intérim de la Première Armée canadienne, prévoyait deux attaques le 6 octobre : une qui traverserait le canal Léopold, l’autre où des péniches de débarquement traverseraient l’anse Braakman, un grand goulet de marée. Le but était de chasser les Allemands des deux côtés.

À l’approche du 6 octobre, le nombre de péniches de débarquement était insuffisant pour l’attaque traversant l’anse, mais il fut décidé de lancer l’attaque au canal pour en retirer les Allemands, et celle à Braakman aurait lieu 36 heures plus tard. Les 36 heures sont devenues 60 et, en face de l’endroit où se tiennent les pèlerins, les soldats qui avaient traversé le canal se sont accrochés au rivage pendant presque cinq jours sans assistance.

Un bunker d’avant la guerre, construit par les Néerlandais avant l’arrivée des Allemands se trouve encore enfoui dans la berge à environ 100 mètres en amont. Le canal faisait partie de la ligne de défense néer-landaise en 1940, mais les Allemands s’en emparèrent et s’installèrent dans les bunkers. Cliff Chadderton, secrétaire de direction et directeur général des Amputés de guerre du Canada, y a été touché par un éclat de grenade et une de ses jambes a été amputée en dessous du genou.

La traversée de la Braakman réussit. Les Allemands, n’ayant pas de voie de repli, se sont rendus en masse; plus de 41 000 ont été faits prisonniers. Mais les
pertes des Alliés avaient été extrêmement lourdes : 12 873 morts, blessés ou disparus, dont 6 367 parmi les Canadiens.

Le matin du 3 novembre, un capitaine de la 3e Division d’infanterie canadienne a écrit ceci dans le journal des opérations de l’état-major : « L’opération SWITCHBACK est terminée. » Un autre officier, qui lisait par-dessus son épaule a rajouté avec son propre stylo « Dieu merci ».

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Les défenseurs allemands situés sur le promontoire de l’Ouest voyaient clairement la plage de Dieppe, et chaque soldat qui y prenait pied.
Eric Harris

La deuxième semaine, les pèlerins ont remonté le temps jusqu’à la Première Guerre mondiale, 1914-1918. Il s’agit d’un grand saut, un voyage vers un temps plus dur, plus noir sur blanc, plus formel; un temps où l’artillerie était tirée par des chevaux et où les chars d’assaut étaient expérimentaux.

Le trajet de trois heures entre Dieppe et Ypres comprend une pause au sud de Calais, au cimetière de la commune de Vimereux, où 2 847 soldats du Commonwealth et membres du Queen Alexandria’s Imperial Military Nursing Service, sont enterrés.

Parmi les 219 tombes de Canadiens se trouve celle du lieutenant-colonel du Service de santé de l’armée canadienne, John McCrae. Nul n’ignore, bien sûr, qu’il s’agit du poète qui a composé In Flanders Fields. La mort de son ami Alexis Helmer à la deuxième bataille d’Ypres, le 2 mai 1915, lui a inspiré ce célèbre poème, une tentative d’évoquer l’horreur de la guerre.

« Nous devions apprendre le poème par cœur à l’école, » dit Edmund Raspberry, le pèlerin de l’Ontario.

Les pierres tombales sont posées à l’horizontale, car elles sont trop lourdes pour rester droites sur le sol sablonneux. Au départ de Wimereux, les hautparleurs remplissent l’autocar de voix enfantines qui récitent le poème, ce qui baigne de larmes les yeux des pèlerins.

Près de Calais, sur l’accotement de l’autoroute, une file de camions longue de plusieurs kilomètres est à l’arrêt. C’est un des plus importants ports entre la France et l’Angleterre, et le terminus Sud du lien ferroviaire du tunnel sous la Manche. Des milliers de migrants fuyant la violence en Syrie, en Somalie et en Afghanistan campent à Calais et essaient de s’embarquer clandestinement dans les camions qui vont prendre un traversier ou un train à destination de l’Angleterre. Les agents de la sécurité ont presque complètement immobilisé la circulation des poids lourds. L’horreur de la guerre a vraiment des ramifications immenses.

À l’arrivée à Ypres, les pèlerins Laskowski, Daphne et Charles Piercey, et Helen et David Eastaugh vont prendre un diner tardif Au Miroir, café en plein air dans le marché de Grote situé sur la Grand Place de la ville. La Halle aux draps, grand édifice dans le secteur du textile qui était le noyau de l’économie médiévale de la ville – jusqu’à ce que l’artillerie la détruise pendant la Grande Guerre – domine l’architecture de l’agglomération autrefois assiégée.

Les pèlerins commandent des croque-monsieur, des gaufres et de la bière de Passendale. « En ouvrant une bouteille de Passendale, lit-on sur l’étiquette, prière d’observer une minute de silence en souvenir de ceux qui sont tombés au champ de bataille. »

Pendant six jours bien remplis, les pèlerins retracent le baptême du feu du Canada. Entre Ypres et Arras, parmi les dizaines de sites et cimetières de la Grande Guerre qui servent de points de repère pour les excursions dans les régions où ont eu lieu les hécatombes, Passendale, Beaumont-Hamel, la Somme et les Cent jours sont comme des titres de chapitre. C’était une catastrophe, le pire que l’humanité ait à offrir, et 7 millions de civils et 9 millions de combattants y ont perdu la vie, dont 67 000 Canadiens.

Chaque chapitre a ses paragraphes et des mots qui en émergent et qui se mêlent : St-Julien, le chlore gazeux; le cratère Hawthorne, les explosifs à l’ammonal; Sunken Lane, les mitrailleuses; la trêve de Noël, l’impasse; la porte de Menin, les tombes d’inconnus.

Et chaque pèlerin avait une mission particulière. Plu-sieurs mois avant le voyage, le nom d’un soldat mort à la Première Guerre mondiale avait été donné à chacun d’eux, et ils devaient faire des recherches pour pouvoir faire un compte rendu sur lui à côté de sa tombe. Il en a résulté neuf oraisons dans neuf cimetières.

Dans le cas de beaucoup d’entre eux, les renseignements étaient rares. Pour certains, l’histoire d’une vie écourtée a pu être retracée en partie. Kenneth Milenko, le pèlerin de la Division du Manitoba–Nord-Ouest de l’Ontario, a repéré la maison qu’a habitée Frederick Driver avant de s’engager dans le 78e Bataillon (Winnipeg Grenadiers), et il en a pris une photo. Le sergent Driver est mort au combat, à la crête de Vimy, le 9 avril 1917; il avait 22 ans.

« Je ne sais pas si des parents du sergent Driver sont venus voir sa tombe et présenter leurs respects ou le re-mercier, dit Milenko. Mais ce que je fais aujourd’hui, c’est exactement ça, et c’est de la part de tout le Canada que je prononce ces quelques mots. » Milenko termine son compte rendu et dépose la photo, un coquelicot et un drapeau canadien sur la pierre tombale.

Pendant le tour de deux semaines, il y a eu les huit autres comptes rendus, neuf cérémonies solennelles et plusieurs dépôts de couronne tout simples, gestes de commémoration émouvants.

Encore un champ de blé, encore un champ de bataille. Le dernier jour, en chemin vers Paris, l’autocar s’arrête aux abords de Beaumont-Hamel et s’engage lentement à reculons dans une impasse étroite. Les talus qui longent la ruelle sont couverts de broussailles qui donnent presque l’impression de se trouver dans un tunnel.

Il s’agit de Sunken Lane (ruelle en contrebas, NDT), un point de départ de la bataille de la Somme. Quelque 500 membres du 1st Battalion Lancashire Fusiliers
britannique s’étaient cachés là bien avant l’aube du 1er juillet 1916. Le lieutenant Geoffrey H. Malins, cinématographe militaire britannique, était là aussi, et il
les a filmés moins d’une minute avant qu’ils aillent à l’assaut, à 7 h 30 : l’heure zéro.

Ils étaient entièrement à découvert devant le feu des mitrailleuses allemandes. La plupart ont été tués ou blessés dans les 20 premières minutes. À midi, il ne restait qu’un officier et 25 soldats en vie.

Les pèlerins se rassemblent pour faire une reconstitution, et à la suite des deux coups de sifflet militaire donnés par Goheen, ils se lancent à l’assaut sur les traces fatales.

Avant le compte rendu qui suit le souper, on demande aux pèlerins, un par un, de résumer leur expérience en deux minutes. Il y en a qui parlent un peu plus, d’autres, un peu moins, mais ils parlent tous avec éloquence des fortes impressions qu’ils ont ressenties.

« Ce que nous avons vu, les choses que nous avons faites, aller à l’assaut aujourd’hui à Sunken Lane, con-templer les tombes, les marques à travers les terres, la Normandie, Dieppe, Vimy, ce sont des endroits sacrés où il y a eu une bravoure incroyable, dit Pigeau. Savoir que leur Armageddon se trouvait de l’autre côté de la colline, je n’arrive pas à m’imaginer à quel point les gens qui y sont allés avaient du cran. »

« Je suis venue sans savoir à quoi m’attendre. Je pensais que nous allions voir des lieux de bataille et apprendre un peu d’histoire, dit Krista Blake, pèlerine de la Division du Nouveau-Brunswick. Ce qui m’a le plus frappée, ce sont les cimetières avec toutes leurs pierres tombales. Tous les noms et les âges de 19 ou 20 ans. Ma fille a 21 ans, et je ne peux m’imaginer ses amis partir pour ne plus jamais revenir. J’ai étudié l’histoire canadienne à l’école, mais ce n’était pas du tout comme ce que nous avons appris ici. »

« Il y avait une couple de jeunes au Mémorial de Vimy, et je leur ai donné des épinglettes à drapeau canadien, dit le pèlerin de la Nouvelle-Écosse, Gary Springall. Et j’ai donné un drapeau canadien à leurs parents. Je leur ai dit d’où je venais et je leur ai parlé du pèlerinage; puis je leur ai demandé d’où ils venaient. Ils m’ont dit qu’ils étaient venus de Dusseldorf, en Allemagne. »

« Dans les années 1940, nous nous battions contre eux. Ils étaient nos ennemis. Dans les années 1970, je suis allé à Hambourg, en Allemagne, voir le cimetière militaire canadien avec l’OTAN. Ce moment-là, à Vimy, ça a été pour moi un rappel que nous faisons tous partie de la famille humaine, et j’espère qu’un jour il y aura la paix, plus de guerre. » 

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