La bataille de la crête de Vimy est un évènement fondamental de l’histoire canadienne. Cette bataille qui a eu lieu du 9 au 12 avril 1917 imprègne la culture populaire : elle est célébrée dans les livres d’histoire et la conscience canadienne en est empreinte. Le champ de bataille demeure lieu de souvenir, de deuil, de victoire et de commémoration grâce à l’érection, en 1936, du monument grandiose créé par Walter Allward. Des milliers de Canadiens y ont effectué un pèlerinage et, au fil du temps, malgré les dangers pendant la Seconde Guerre mondiale, quand la France a été envahie et que les intempéries ont causé des ravages, il est resté au cœur de la commémoration canadienne de la guerre. Le dévoilement du monument remis à neuf fut célébré fièrement et en grande pompe en 2007. La reine, le premier ministre Stephen Harper et plus de 3 000 Canadiens ont assisté à la cérémonie où ont été vendus des T-shirts et des chapeaux portant le slogan The birth of a nation (la naissance d’une nation, n.d.t.).
Vimy éclipse tous les autres évènements de l’expérience canadienne à la Grande Guerre, et surtout les batailles qui ont eu lieu après, au cours des deux dernières années de la guerre. Les Canadiens n’ont perdu aucune opération offensive d’envergure après celle de Vimy. Ces campagnes ont rehaussé la réputation des Canadiens en tant que soldats de choc qu’on envoyait en première ligne aux champs de bataille les plus difficiles. Ils ont crié victoire à Passchendaele en octobre et en novembre 1917, et à la campagne des cent jours durant les derniers mois de la guerre. La première bataille a été ramenée récemment à la mémoire du grand public grâce au film de Paul Gross sorti en 2008, mais la campagne des cent jours demeure relativement inconnue, même si les Canadiens y ont combattu bien au-dessus de leur catégorie.
C’est ainsi que la bataille livrée à la côte 70 en aout 1917, après celle de Vimy et avant les combats dans les marais de Passchendaele, demeure inconnue de presque tous les Canadiens. Cette bataille planifiée, orchestrée et livrée presque entièrement par des Canadiens a été l’une des batailles canadiennes les plus importantes de la Grande Guerre.
La bataille de la Somme, de juillet à novembre 1916, avait été une gigantomachie entre les forces alliées et les Allemands. Malgré le fait que les Britanniques précipitaient au front des divisions nouvellement levées qui étaient appuyées par une puissance de feu énorme, les Allemands avaient été presque impossibles à déloger des abris profonds enchevêtrés de leur système défensif. Quand les tranchées ennemies étaient prises, des unités de réserve contrattaquaient et repoussaient les forces britanniques, australiennes ou canadiennes épuisées.
Les Canadiens avaient gagné du terrain pendant les trois mois qu’avaient duré les combats, mais très peu et cela leur avait couté plus de 24 000 hommes. En faisant le point après la dévastation, ils comprirent qu’il leur fallait une nouvelle manière de se battre pour atteindre leur prochain objectif, la forteresse qu’était la crête de Vimy, dans le Nord de la France.
La formation terrestre principale du Dominion à la Grande Guerre était le Corps canadien. Sur les moins de huit millions d’habitants que comptait alors la nation, 620 000 se sont enrôlés pour servir le roi et la patrie, et la majorité d’entre eux sont passés par le Corps. Il s’agissait d’une armée de civils et bien rares étaient les collectivités qui ne comptaient pas de jeunes gens au sein de la force expéditionnaire.
À partir de mai 1916, les Canadiens étaient commandés par sir Julian Byng, général britannique très respecté qui fit d’eux une machine de guerre efficace. Après la Somme, Byng encouragea ses soldats à analyser les leçons du champ de bataille et à chercher des solutions pour minimiser la boucherie.
L’infanterie fut réformée en plusieurs occasions. À la Somme, au début des combats, quand les officiers étaient abattus, ce qui arrivait souvent, les survivants ne pouvaient pas aller de l’avant parce qu’ils manquaient de renseignements. Pour se préparer à l’offensive à Vimy, l’infanterie reçut des cartes, fut instruite dans des champs de bataille simulés, et eut pour consigne de poursuivre l’avancée même si ses officiers étaient mis à bat. Cette structure de commandement décentralisée, selon laquelle les sous-officiers et même les simples soldats pouvaient diriger les combats, était accompagnée d’une réorganisation de la structure des pelotons disposant de mitrailleuses Lewis et de grenades à fusil. Cette puissance de feu additionnelle allait permettre aux soldats affectés au front de poursuivre leur avancée.
L’artillerie aussi évolua pour qu’elle puisse relever les défis du champ de bataille. Le tir d’obus à la Somme avait été extraordinairement destructif, mais des centaines de milliers d’entre eux avaient été pratiquement inefficaces parce que leur détonateur n’était pas assez sensible pour exploser au contact des barbelés. Le nouveau détonateur du 106 servait à mieux battre en brèche les barbelés et les autres obstacles en préambule à la bataille de Vimy, et de nouveaux principes scientifiques, surtout le repérage par le son, amélioraient la précision du tir contre les pièces d’artillerie de l’ennemi. Un barrage rampant puissant avait également été prévu tout juste devant l’infanterie qui s’avançait. Il allait traverser les tranchées de l’ennemi en une rafale destructrice montant la côte, et soit tuer les défenseurs, soit les obliger à se terrer dans leurs abris profonds. De toute façon, il donnerait aux fantassins canadiens le temps de traverser le champ meurtrier qu’était le terrain neutre.
Cette nouvelle doctrine martiale donna aux gars de Byng, comme les Canadiens se plaisaient à s’appeler eux-mêmes, la confiance qu’il leur fallait pour prendre Vimy d’assaut. Mais la crête était une forteresse que les Allemands renforçaient depuis qu’ils l’avaient capturée, au début de la guerre. Les attaques que les Français et les Britanniques y avaient lancées avaient échoué, et des restes en décomposition jonchaient le versant ouest que les Canadiens devaient gravir. Même si la crête, de par son étroitesse, ne pouvait pas être occupée en profondeur, les Allemands l’avaient sillonnée de tranchées profondes, d’emplacements de mitrailleuses et de kilomètres de fils de fer barbelés.
Les Canadiens creusèrent de nouveaux trous à canon, percèrent des tunnels, menèrent des raids contre les lignes de l’ennemi et creusèrent même des fosses communes en prévision de la bataille. Personne ne s’attendait à ce que ce soit du gâteau. Pendant la semaine qui la précéda, l’artillerie effectua un bombardement terrible : des milliers de tonnes d’explosifs à grande puissance pilonnant les Allemands. De grandes parties des tranchées du front furent détruites; des défenseurs perdirent la tête; tous se tapissaient dans leurs abris, coupés du monde extérieur.
La nuit précédant la bataille, l’infanterie canadienne, quelque 15 000 hommes dans la première vague appuyée par 12 000 autres, emprunta des tunnels profonds cachés de l’ennemi et protégés de ses obus. D’autres s’infiltrèrent silencieusement dans les tranchées de devant et s’installèrent dans la boue. Les soldats serrèrent la main des camarades qui allaient attendre aux arrières pour rebâtir le bataillon s’il était anéanti. Presque tous écrivirent des lettres à leurs êtres chers, et beaucoup gravèrent leurs noms dans les murs des galeries en craie. Les Canadiens, confiants et prêts au combat, savaient que la victoire ne pourrait toutefois être remportée sans payer de leurs corps.
Les quatre divisions du Corps canadien étaient alignées sur un front de sept kilomètres. Du sud au nord, les hommes des 1re, 2e, 3e et 4e divisions étaient prêts à tuer ou à se faire tuer. C’était la première fois qu’ils allaient participer tous ensemble au même combat. Le plus haut de la crête était devant la 4e Division, la côte 145 surplombant la direction de son avancée. Par contre, au sud, des parties du front de la 1re Division étaient plates, ou même plus basses, et c’est elle qui avait la plus grande distance à parcourir : quelque 4 000 mètres.
À 5 h 30, 983 pièces d’artillerie et mortiers canadiens et britanniques émirent un grondement de fureur. Jamais auparavant un tir de barrage n’avait-il été aussi concentré. Les soldats auraient dit que les obus formaient un toit solide en passant au-dessus de leur tête. On ne pouvait pas entendre les officiers à cause de l’assaillement sonore. Malgré tout, au milieu du cataclysme, les fantassins s’avancèrent à un rythme modéré, certains d’entre eux suivant les éruptions à 100 mètres alors que d’autres se réconfortaient en détournant les yeux de la terreur vers laquelle ils marchaient.
La plupart des positions des Allemands furent désintégrées par les explosions, mais certaines y survécurent. Les fantassins canadiens se servirent de grenades, d’armes à feu et de baïonnettes pour les nettoyer. Il y eut beaucoup de luttes sauvages. L’infanterie canadienne gravit la crête sous la giboulée et le feu de l’artillerie, traversant un cratère d’obus après l’autre, perdant des hommes à cause du feu ami et des balles de l’ennemi.
La plupart des objectifs tombèrent pendant la journée, mais la 4e Division fut décimée sur les pentes les plus hautes de la crête, où le monument de Vimy serait construit par la suite. Trop d’Allemands avaient survécu au bombardement et ils y répondirent par un feu de balayage. Seuls les trous d’obus offraient une certaine protection, mais nombreux furent ceux qui servirent de tombe détrempée aux blessés graves.
La bataille étant presque perdue à cet endroit-là, un bataillon de montagnards inexpérimentés de la Nouvelle-Écosse fut envoyé au front. Mal entrainés et obligés de se préparer à avancer dans les tranchées délabrées pleines des restes d’unités ensanglantées, les soldats du 85th Highlanders se lancèrent quand même à l’assaut de la crête sans l’appui de l’artillerie. Leur férocité chassa les Allemands devant eux. À la fin de la journée, presque toute la crête était aux mains des Canadiens et le reste tomba au cours des trois jours suivants. Les Canadiens ne l’ont jamais lâchée.
Le commandement de la British Third Army qui pansait ses blessures après une série de batailles sans résultat concluant fut confié à Byng à la suite de sa victoire à Vimy. Le commandant en chef britannique, sir Douglas Haig, avait d’abord voulu nommer un autre général impérial profes-sionnel à la tête du Corps, mais Byng suggéra que le moment était venu de donner le commandement de la formation nationale à un Canadien. Sir Arthur Currie de Victoria, milicien né au Canada, l’obtint au bout d’une lutte avec des politiciens canadiens sectaires.
Currie avait déjà démontré qu’il était le meilleur commandant canadien au champ de bataille. Grand, maladroit même, le général dépassait les deux mètres et pesait plus de 110 kilogrammes. Il n’avait pas l’air d’un général britannique, mais il était vif d’esprit en ce qui concernait la guerre. Il avait vu des combats durs à la deuxième bataille d’Ypres, en avril 1915, et il avait été responsable d’une contrattaque canadienne réussie en juin 1916, à la bataille du mont Sorrel, au cours de laquelle les Allemands avaient été repoussés lors d’une opération méthodique où l’artillerie avait pilonné les lignes de l’ennemi avant l’avancée de l’infanterie. Byng avait aussi demandé à Currie d’étudier quantité de réformes des armées britanniques et françaises après la Somme. C’était le commandant idéal pour diriger les Canadiens après Vimy.
Ils avaient participé tout au long de l’été 1917 à plusieurs batailles rangées mineures, et ils avaient aussi mené plusieurs raids nocturnes contre les lignes allemandes. Au nord, Haig avait déclenché son offensive de Passchendaele à la fin juillet. Elle s’était enlisée rapidement, car la pluie et les bombardements avaient réduit le terrain ravagé en un paysage boueux parsemé de milliers de cadavres humains et équins.
Ainsi, le front à Passchendaele étant enlisé, les Canadiens reçurent l’ordre de capturer la ville minière de Lens, au sud, pour attirer l’attention des Allemands vers ce secteur-là. Lens, à quelques kilomètres au nord-est de la crête de Vimy, avait été fortifiée par les Allemands depuis le début de la guerre. Il y avait des tranchées et des abris profonds parmi les ruines des maisons et des usines. Une grande partie des défenses des Allemands n’étant pas à découvert dans les photographies aériennes, les Canadiens allaient attaquer à l’aveuglette. Malgré ces obstacles, le commandant de la 1re Armée, sir Henry Horne, ordonna à son commandant de corps le plus nouveau, Currie, d’attaquer la position de front.
Currie, expérimenté, blêmit à cette pensée. Les défenseurs allemands seraient bien protégés de ses canons et son infanterie serait décimée dans les combats urbains. Étudiant le champ de bataille et consultant ses subalternes, dont l’un d’entre eux, A.G.L. McNaughton, dit que le plan des Britanniques était « une fichue opération idiote », il rassembla tout son courage et dit à Horne qu’il avait un meilleur plan. Le général britannique fut renversé, car rares étaient les subalternes qui questionnaient ses ordres, mais Horne n’était pas un pitre et il trouva bonne la contreproposition du Canadien. Plutôt que d’attaquer Lens de front, disait Currie, ses forces attaqueraient la côte 70 au nord de la ville.
Horne avertit Currie que les Allemands ne le laisseraient pas garder la position, car les Canadiens y domineraient Lens. Currie avait pris cela en considération en dressant ses plans. La démarche intellectuelle du général canadien avait été de remplacer le combat mené en vue de prendre du terrain en combat mené pour détruire l’armée allemande. L’opération à Vimy s’était composée d’une « mainmise » et d’une « occupation »; à la côte 70, la campagne de Currie se composerait d’une « mainmise », d’une « occupation » et d’une « destruction ». Les Canadiens mettraient la main sur la côte 70 et occuperaient le nouveau terrain, ce qui obligerait l’ennemi à quitter la sécurité de ses tranchées et à les attaquer à découvert, où il serait détruit.
Ils suèrent sang et eau pour se préparer à la bataille prévue à la fin juillet. Les canonniers canadiens amortirent les positions de l’ennemi, l’infanterie s’entraina violemment, et des raids furent effectués contre la partie sud de Lens pour y attirer l’attention des Allemands et les y faire envoyer des renforts. L’opération fut retardée à cause d’une grosse pluie, mais, le 15 aout, 10 bataillons lançaient leur assaut. Une force de surveillance maintenait l’attention des Allemands devant Lens, mais le plus gros de l’attaque était dirigé vers la côte qui fut capturée à la suite de combats féroces.
Les Allemands contrattaquèrent immédiatement malgré leur choc d’avoir perdu la côte 70. C’est ce que Currie avait prédit. Ils s’avancèrent à découvert dans une zone de massacre balayée par les mitrailleuses, la Lewis légère ainsi que la Vickers lourde, servies par plus de 250 équipes, et par les canons légers, moyens et lourds de l’artillerie dirigés par des observateurs avancés et des avions survolant le champ de bataille. Les Allemands envoyèrent leurs soldats à l’attaque du bastion canadien pendant les trois jours qui suivirent. Les assauts furent déchiquetés par la tempête d’acier et d’explosifs, mais quelques-uns des soldats ennemis atteignirent les avant-postes canadiens où eurent lieu de féroces combats au corps à corps. Les deux côtés employaient des armes chimiques, et défenseurs et assaillants n’y voyaient presque rien à travers leurs appareils respiratoires embués. Malgré leur bravoure et leur persistance, les Allemands furent repoussés chaque fois, et à la fin du 18, 21 contrattaques avaient échoué. Les Allemands déchiquetés sur le champ de bataille se comptaient par milliers, et même les guerriers endurcis étaient écœurés par le massacre.
Cette première étape de la bataille fut un grand succès pour les Canadiens et, malgré les obus qui pleuvaient sur la ville, les Allemands refusèrent d’abandonner Lens. Le 21 aout, Currie ordonna une attaque d’exploration qui, après de lourdes pertes, fut repoussée par les Allemands profondément retranchés. Cela aurait été le sort de l’opération si Currie n’avait pas eu le courage de se présenter devant Horne un mois auparavant pour le faire changer d’idée. La bataille cessa au cours des jours qui suivirent.
Sir Douglas Haig dit de la côte 70 que ce fut « une des meilleures petites opérations de la guerre ». D’après Currie, ce fut une des « batailles les plus dures » jamais menées par les Canadiens, mais un succès quand même. L’ennemi avait été saigné à blanc : on estimait qu’il avait perdu 25 000 hommes et que le Corps avait eu un peu plus de 10 000 morts et blessés, y compris les pertes causées par les raids et les obus avant la bataille. Il ne s’agissait pas d’un nombre de victimes insi-gnifiant pour le Corps canadien, mais l’opération avait révélé, pour une des premières fois au front de l’ouest, comment les attaquants pouvaient infliger plus de pertes aux défenseurs qu’ils n’en subissaient eux-mêmes. Témoignant de la férocité de la bataille, la Croix de Victoria, la plus haute récompense pour bravoure de l’Empire, fut décernée à six Canadiens.
La côte 70 avait été la première bataille importante de Currie, et elle avait révélé l’agilité de son esprit. Il comprenait que l’armée allemande ne pouvait pas être dépossédée de toutes ses positions au front de l’ouest. À la place, les forces de l’ennemi avaient été brisées physiquement par de lourdes pertes et, ce qui était le plus important, leur moral avait pris un rude coup. Ce coup ne fut pas oublié par les Allemands qui furent forcés d’amener des ressources considérables au front. Et la bataille avait été presque entièrement planifiée et menée par le Corps canadien. Les victoires à Passchendaele, la défense de la crête de Vimy lors des offensives des Allemands au début 1918 et pendant la campagne des cent jours consolidèrent la réputation du Corps canadien en tant que formation d’élite.
Les Canadiens glorifient toujours la victoire à Vimy, mais celle de la côte 70 demeure sans monument notable et elle est presque oubliée. Pourtant, en tant que bataille, elle a manœuvré l’art militaire jusqu’à un nouveau domaine. L’engagement bien organisé par Currie, planifié et appuyé de manière complexe, était basé sur la mainmise, l’occupation et la destruction de l’ennemi. La guerre d’usure brutale exigeait une méthode de combat qui fut nouvelle et dure.