La Filière Française

Des jeunes assistent, en 1969, aux cérémonies réglées au cimetière militaire canadien de Bény-sur-Mer. [PHOTO : JOHN EVANS PHOTOGRAPHY LTD.]

Des jeunes assistent, en 1969, aux cérémonies réglées au cimetière militaire canadien de Bény-sur-Mer.
PHOTO : JOHN EVANS PHOTOGRAPHY LTD.

CIMETIÈRE MILITAIRE DU COMMONWEALTH, BAYEUX, NORMANDIE, 5 JUIN 1955 : Lise Enguerrand, dos courbé et frêle, était une villageoise pauvre d’un peu plus de 70 ans. Torontois, âgé de 21 ans, j’étudiais à Paris. Nous étions là tous les deux en l’honneur de Stuart Hogarth de Hampton (Ont.). Stu était un sergent canadien de 28 ans tué le 4 septembre 1944, trois mois après l’invasion de la Normandie par les alliés, le 6 juin. Sa mère, une cousine éloignée de la mienne, m’avait demandé de me rendre à ce majestueux jardin affligeant pour la représenter au bord de la tombe.

Madame Enguerrand était là, comme chaque semaine, pour épousseter la pierre tombale de Stu et y déposer des fleurs. Elle était là et elle viendrait encore pendant des années, en tant que « mère française » de Stu.

Sa mission hebdomadaire au cimetière était pour moi la première indication de comment nombre de Français se sentaient par rapport aux sacrifices du Canada aux deux guerres mondiales : 66 655 tués à la première; plus de 45 000 (tous les théâtres) à la seconde. Madame Enguerrand me dit qu’un « bon nombre » de ses amies avaient aussi “adopté” un des 181 Canadiens (parmi les 4 144 du Commonwealth) morts à la Seconde Guerre mondiale qui gisent à Bayeux.

Cette visite a fait du souvenir de la guerre un instrument qui a transformé ma façon de voir le Canada. Je me suis souvent demandé de quelle façon l’attitude des Français a évolué depuis ma visite à Bayeux.

Les facteurs clés sont l’âge et la géographie, et puis ensuite les attitudes officielles. Évidemment, les Français qui ont traversé les évènements de 1939 à 1945 ont des souvenirs impérissables de l’envergure de la guerre et de son importance. Les plages du débarquement rappellent constamment les sacrifices du Canada aux gens qui habitent près d’elles. Les monuments et les cimetières sont nombreux, qui renforcent leurs affinités pour les Canadiens. Une ou deux fois par année  les anciens combattants canadiens aux cheveux blancs, les fonctionnaires canadiens et les gardes d’honneur arrivent; même leur passage dans les hôtels et les restaurants servent à préserver les souvenirs. Nos anciens combattants sont reçus le mieux qui soit, y compris par les enfants qui agitent des drapeaux canadiens.

Les maires, les chambres de commerce, les bureaux de tourisme et les associations citoyennes commémoratrices de la guerre renforcent cet accueil par des évènements pour les visi­-teurs canadiens. Dieppe, quand on se souvient du raid catastrophique de 1942, devient pratiquement une ville cana­­dienne, chaque année, le 19 aout. Quand les passants français voient l’emplacement des mitrailleuses allemandes au-dessus des plages, ils comprennent que l’entreprise des Canadiens était vouée à l’échec. Mais ils apprennent que les sacrifices du Canada étaient une épreuve de l’énorme invasion du jour J qui a eu lieu moins de 22 mois plus tard.

Cette reconnaissance a été transmise aux générations suivantes et pas uniquement sur le territoire français. Philippe Martin, de Vimy, président des Amis du Mémorial canadien, se souvient des 10 062 victimes canadiennes de l’attaque de la crête, à la Grande Guerre. « La plupart de nos 150 membres sont ici par conviction, pour perpétuer la mémoire de ceux qui sont morts pour nous. Le Monument commémoratif du Canada à Vimy est essentiel à la vie de Vimy (4 675 habitants). Il nous inspire tous; qu’on se souvienne de notre passé. Nos enfants le visitent avec les parents et les enseignants. »

Discours fait lors des cérémonies de libération militaire. [PHOTO : ARMÉE CANADIENNE]

Discours fait lors des cérémonies de libération militaire.
PHOTO : ARMÉE CANADIENNE

La contribution des Canadiens à la Seconde Guerre mondiale est commémorée de maintes façons à Hong Kong, en Italie, en Belgique et aux Pays-Bas. Certains des moments les plus poignants sont communs aux écoliers qui commémorent d’après ce qu’on leur enseigne à l’école et chez eux.

Cependant, pendant des dizaines d’années après 1945, les politiques gaullistes ont atténué la contribution des alliés. La stratégie de de Gaulle était d’effacer l’humiliation qu’était la défaite de la France en 1940. Il voulait faire croire aux Français que la France avait joué un rôle déterminant lors de sa libération. Il mentionnait rarement les contributions des alliés et dissuadait l’assistance des personnalités françai­ses aux célébrations commémoratives alliées. Cela devint encore plus évident après qu’il a incité le Québec à se séparer, en 1967.

Il y eut une trêve du nationalisme gaulliste en 1988, quand le président François Mitterrand a ouvert le grandiose Mémorial de Caen : un musée de « l’histoire pour la paix » du 20e siècle, où la contribution des alliés et des Canadiens pendant la campagne de Normandie est fort bien représentée. Dirigé par la Ville de Caen, le mémorial est richement pris en charge par la population et les entrepri­ses. Ses 84 employés reçoivent quelque 400 000 visiteurs chaque année.

Aujourd’hui, la France comprend que la commémoration militaire est une partie essentielle des relations France-Canada, surtout pour le Canada anglophone. L’ancien ambassadeur Daniel Jouanneau soulignait cela de manière systématique. L’ambassadeur actuel François Delattre aussi.

En commençant par Le Monument commémoratif du Canada à Vimy, la France a donné des terres au Canada pour des cimetières et des monuments. La France officielle est toujours bien représentée aux évènements canadiens. Le jour de la Normandie (6 juin) a commencé, grâce à l’encouragement de l’État, en 2004, à raviver et perpétuer les souvenirs des Français par rapport aux sacrifices militaires canadiens et alliés à la campagne qui a changé le cours de la guerre.

Nombre d’initiatives locales rappellent naturellement les Français qui ont péri : pour la France, la Première Guerre mondiale a été un holocauste générationnel. Mais Nathalie Worthington, directrice du Centre de la plage Juno, fait remarquer les innombrables faits des citoyens ordinaires en l’honneur des Canadiens. « Pendant plus de 60 ans, dit-elle, le Comité Juno Normandie-Canada a organisé des hommages aux Canadiens à travers la Normandie. En aout dernier, il a inauguré un monument à Falaise en l’honneur des aviateurs canadiens et, en juin, il va dévoiler un monument commémorant les marins canadiens. »

Exemples supplémentaires : la commune du Mesnil-Patry, où 114 membres des 1st Hussars et des Queen’s Own Rifles sont morts, a érigé, place des Canadiens, un monument au Canada. Le collège de Courseulles a construit un monument canadien magnifique. Et, ce qui est peut-être le plus émouvant, chaque année depuis 2004, le collège professionnel Victor-Lépine de Caen demande aux élèves de commémorer, au Coin Westlake, la mort de trois frères Canadiens de Westlake.

Claude Gérard, président de l’association de bénévoles Jubilee, est déçu des autorités de l’éducation nationale : « Ce que nos membres regrettent vraiment, disait-il à un journal en aout 2006, c’est le manque de visites des écoles de Dieppe (au musée du mémorial de Dieppe). Je ne comprends pas le manque d’intérêt du ministère de l’éducation pour une page si importante de notre histoire locale, nationale et internationale. »

Une histoire tout à fait différente nous vient de Marc Pottier, directeur de l’éducation et de la recherche du Mémorial de Caen. Il ne se plaint pas du gouvernement, car son institution attire les jeunes gens facilement. « Sur les 400 000 qui vien-nent chaque année, la moitié ont moins de 20 ans et un bon tiers viennent dans le cadre de visites organisées par leur école.

Pourquoi le musée a-t-il autant de succès? Nous ne faisons pas que présenter les expositions; nous les expliquons en utilisant tous les outils de la pédagogie moderne : les trousses, les films, les débats, les expositions interactives. Tout ce que nous faisons cible des groupes d’âge spécifique : primaire, secondaire et université. Nous aidons chaque enfant, chaque jeune, à faire ses propres découvertes, pour qu’il ait vraiment compris. Même que, chaque année, on forme 1 000 enseignants pour appuyer cette approche pédagogique, une approche qui ouvre l’esprit. »

Comme le démontre de manière imaginative le Mémorial de Caen, pour rejoindre les Français de tout âge, surtout les jeunes, il faut mettre la technologie au service de la pédagogie. Les objets « morts » — les armes, les uniformes, les casques — sont intéressants, mais seulement jusqu’à un certain point. Pourquoi ne pas avoir d’expositions interactives, avec des jeux vidéos et des effets spéciaux; pourquoi ne pas faire survoler les champs de bataille par Google Earth (satellites spatiaux).

Est-ce que la reconnaissance des Français envers les exploits militaires et les sacrifices canadiens va durer? « Tout à fait », nous assure le lieutenant-général grandement décoré, à la retraite, Charles Belzile, un des directeurs fondateurs de la Fondation canadienne des champs de bataille et grand président honoraire de la Légion royale canadienne. « L’intérêt que les Français témoignent au Canada est durable et encourageant. Nous sommes heureux surtout de l’appui des écoles : les enseignants et les élèves organisent des veillées à la chandelle au cimetière canadien de Bény-sur-Mer, entre autres, de leur propre initiative.

Worthington, du Centre de la plage Juno, est tout à fait d’accord. « Les Français ressentent une immense sympathie envers le Canada, et ça va durer. Pour les gens de la Normandie, le Canada est maintenant dans nos gènes, dans notre mémoire collective. Courseulles (où elle est née), Caen et Falaise appartiennent au Canada autant qu’à la Normandie. »

Yves Le Maner, directeur du « musée commémoratif et militaire » savant La Coupole, en France, est du même avis, que « les souvenirs durent naturellement plus longtemps près des champs de bataille. Et l’éducation des jeunes est cruciale. Car Hollywood — en plus des photos et des films libres que l’on peut obtenir facilement — pourrait faire croire que les Américains sont venus tout seuls. Mais nous faisons très attention au Canada, pour toujours. »

Tous ceux qui travaillent à la commémoration militaire savent que les souvenirs français des sacrifices des Canadiens sont fragiles comme les fleurs. Il faut les arroser, une génération après l’autre. Et il faut les interpréter sans cesse, d’après les valeurs, le voca-bulaire et les outils de chaque époque.

Madame Enguerrand, avec les bouquets de fleurs qu’elle a cueillies elle-même, exprimait la dévotion des Français de son temps envers le Canada. Le zèle pour un tel témoignage peut varier au fil du temps, et d’après la contigüité des champs de bataille. Mais de façons autres que celle de cette femme frêle et modeste de Bayeux — bien qu’avec autant de cœur — la plupart des Français et des Françaises font le vœu de ne jamais oublier ceci : le Canada a, deux fois, participé au rétablissement de la liberté et de la paix.

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